Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

02/03/2011

Balise 63 -

"Tout n'est pas veille lorsqu'on a les yeux ouverts"

Macedonio Fernandez

Lu 59 - Patricia Castex-Menier - Quatre saisons en un jour, éditions de l'Amourier

Couv de castex-menier028.jpgVous voulez voyager ? Et que les mots vous portent ? Vers le nord ? L’Irlande ? Alors lisez Quatre saisons en un jour de Patricia Castex-Menier, vous embarquerez pour « un pays de légendes » où « l’épaule de Troll du vent » vous poussera vers quelque « cottage / si bas qu’on le dirait pour des lutins » . Là, « on / allume le feu de tourbe, qui / raconte plus qu’il ne chauffe ». Feu de tourbe, feu du poème de Patricia Castex-Menier !

Et que raconte-t-il ce feu ?

Il éclaire et donne à voir un pays, l’Irlande, dans toutes ses dimensions : sa géographie, intacte comme aux premiers temps du monde ; son histoire ; ses luttes de Cromwell à un certain Bloody Sunday ; ses légendes ; son sens du sacré. Et jusqu’à sa météo si particulière qu’elle a fini par faire titre.

En effet, ces Quatre saisons en un jour sont la reprise d’une expression irlandaise qui sert à définir le temps qu’il fait, soit sur l’île ce passage incessant du soleil à la pluie, du froid au chaud, du clair au sombre et inversement bien sûr. Ce temps changeant, ce temps mêlé est celui même du livre de Patricia Castex-Menier. Il définit bien son rythme et son ton fait de ruptures, ces routes qui bifurquent, tournent  et nous font passer du grave au léger, du tragique au comique, de l’archaïque à la modernité, du réel à l’imaginaire, de la légende à l’histoire et vice-versa : oui, « on en voit de toutes les couleurs » !

Ainsi va la saisie de ce territoire dans la dessaisie du temps comme il passe, inquiets de cette « lenteur bienvenue » qui « nous / polira la paix du cœur : comme / la pluie les pierres » car il pleut, ici. Terriblement. Une pluie qui semble toiser le temps, tricoter les visages et avec les chiens, garder les hommes de leur folie. Et si « les moutons sont chez eux » à déguster tranquillement « l’herbe de la tombe », les hommes eux sont souvent si seuls qu’ ils boivent fort et n’appareillent plus que sur les trottoirs où ils chantent fort, histoire de se donner « le pied marin / jusqu’au / caniveau / du bout du monde ». À  la beauté du monde que ses vers célèbrent, Patricia Castex-Menier mêle la dénonciation de la violence du monde, des malheurs qui, ici comme ailleurs, accablent les hommes.

Quatre saisons en un jour, quatre auteurs pour un livre, quatre irlandais,, quatre paroles pour structurer ce livre : l’une de Seamus Heaney, l’autre de Galway Kinnel, la troisième de Samuel Beckett et la dernière de W.B Yeats. Quatre hommages à ces hommes dont la lecture a nourri son regard. Patricia Castex-Menier développe dans ce livre une grande unité d’écriture faite d’attaques vives comme un musicien entame son morceau ou un marcheur sa randonnée !– un mot isolé au démarrage comme on appui sur l’accélérateur – de vers courts, de registres mêlés, de contrastes accusés.

La poésie est le meilleur des guides. Elle oriente le regard à travers la réalité vers ce qui peut venir la trouer, ces riens – C’est cela le réel ! - qui se laissent rencontrer toujours dans l’inattendu. Ce sont eux qui ouvrent des passages – maître mot de Patricia Castex-Menier ! – afin d’offrir à la réalité cette chance de vie. Oui, l’Irlande, dans ce livre de poésie, est vivante parce que les vers de Patricia Castex-Menier sont vivants !

 

 

 

10/02/2011

In memoriam Andrée Chédid

"L'hiver compte ses heures / la gorge transpercée / par le seul cri du vent"

chédid andrée,poésie,mort

Andrée Chédid est morte le 06 février dernier à Paris dans sa quatre-vingt dixième année. Elle disait : ""Je suis née au Caire, en Egypte. J'habite Paris par choix, parce que j'aime cette ville depuis l'enfance. J'écris depuis l'âge de dix-huit ans, pour essayer de dire des choses vivantes qui bouillonnent au fond de chacun". Elle est l'auteur d'une oeuvre consacrée à nommer les relations multiples, contradictoires parfois, qui lient les êtres humains entre eux et avec le monde. Théâtre, romans, nouvelles, elle chercha toujours à se mettre à la portée du plus grand nombre sans jamais abandonner son identité de poète. elle disait: "Du roman au poème, la démarche est autre. Là on suit ses propres pas; ici, on les devance."

Dans un numéro que la revue Sud lui avait consacré en 1991, Jean Tardieu écrivait : "C'est ici le moment de remercier Andée Chédid d'être poète, par des chants qui sonnent toujours juste et vrai, accordés à ce qu'il y a de plus sincère et, en même temps, de plus imprévu et de plus secret, c'est à dire de plus admirable, dans l'art d'écrire."

"Les poètes ont visage de vivant

ils assument leur siècle"

Ce visage qu'elle chantait nous restera!

28/01/2011

Lu 58 - Michel Baglin - L'alcool des vents, éditions Rhubarbe

Couv Baglin665 - copie.jpgMichel Baglin n’est pas seulement l’infatigable passeur de poèmes que l’on connaît. Celui qui après avoir animé la revue Texture en sa version papier, vient de la ressusciter sur le net, http://baglinmichel.over-blog.com. Michel Baglin est poète. Un poète attaché à « faire redescendre sur terre la poésie ».

Sur terre, mais quelle ? Pas celle « puritaine et frigide » des réalistes qui ne voient la réalité qu’au travers de sa représentation, mots et images qui l’éloignent et tiennent à distance cela seul qui importe, le réel, soit éveillée, la présence.

Cet Alcool des vents, que les éditions Rhubarbe ont la bonne idée de rééditer – il était paru… - sait libérer la part des anges de sa bonne nouvelle : le vent, figurant de ce qui par déchirure donnera accès à ce réel, soit le présent et son « bruit de source » dont parlait Georges Braque.

Ce livre de Michel Baglin est le chant d’Actions de grâces d’un incroyant. C’est un hymne à la vie, à toutes les ivresses qui la rendent toujours vive et toujours jaillissante. Rendre grâce, remercier, célébrer mais en restant l ‘œil aux aguets, lucide et prompt à se défaire de cette molle tendresse qui fait entrer le cœur en narcose.

Rendre grâce, mais « à des riens » : fragments, éclats de souvenirs, événements, désirs, éclairs qui par instants et hasard toujours heureux viennent trouer, déchirer le cours du monde comme il va. Rendre grâce ainsi, c’est rendre grâce « aux coups de vent, de chance et de tabac ».

Au réel, le vent met une majuscule ! Il est principe d’ivresse. C’est lui qui vous jette hors de vous-même, obligé à tenir si ce n’est le pas gagné du moins est-ce le pas de côté. C’est lui qui vous jette dans « le vertige pour relancer la marche » vers « des lendemains moins froids »<. Toujours en avant de nous, le vent, en ses retours, souvent imprévisibles, coupe, interrompt, appelle à la traversée, à garder un contact puissant avec la vie.

95 poèmes dans ce livre, 4 chapitres, 4 coups de vent, 4 coups de cœur, 4 coups à boire en hommage à la vie, la toujours nouvelle. Si ivresse il y a à lire Michel Baglin, c’est celle qui ouvre sur la fraternité, celle qui nous fait trinquer «  à tous les vertiges qui font l’homme incertain », qui nous permet de « nous agrandir de l’autre ».

Avec Michel Baglin, comme le voulait René Char, le poète sait se faire « le conservateur des infinis visages du vivant » !

 

 

Turbulence 46 - Indignez-vous!

On s'en posait des questions tous ces temps où nous avons pu prendre la rue: manifester peut-il déboucher sur un mouvement collectif de plus grande ampleur, une levée en masse du peuple? La réponse vient de Tunisie. Mais il fallut payer le prix du sang et des larmes!

Pierre Maubé -

( Pierre Maubé est né en 1962 à St-Gaudens (Haute-Garonne), vit en région parisienne Pierre - copie.JPGdepuis 1983. Bibliothécaire en université. Sept recueils de poèmes publiés, parmi lesquels : Sel du temps (Fer de Chances, 2002, réédition chez Mazette éditions, 2010), Nulle part (Friches – Cahiers de Poésie Verte, 2006, Prix Troubadours-Trobadors), Psaume des mousses (Éclats d’encre, 2008) et Le dernier loup(Bérénice, 2010).

Publication de deux anthologies de poésie contemporaine : Ce que disent les mots : trente poètes des éditions du Dé Bleu (Éclats d’encre, 2004) et L’Année poétique 2009 (Seghers, 2009, en collaboration avec Patrice Delbourg et Jean-Luc Maxence).

Trois livres d’artiste aux éditions bdb.

Poèmes, nouvelles, pièces de théâtre et articles publiés dans quelques dizaines de revues, parmi lesquelles : Arc-en-Seine, Décharge, Diérèse, Encres vagabondes, Encres vives, Friches, Froissart, Linea, Le Matin déboutonné, Multiples, Parterre verbal, Poésie-sur-Seine, Polyphonies, La Sape, Sapriphage, Thauma, Vues d’enfance, …

Membre des comités de rédaction des revues ARPA et Place de la Sorbonne.

Textes traduits en anglais, espagnol, russe et italien. Traductions en cours : grec, hongrois et roumain.)

*

 

Le souvenir que j’ai de toi va son chemin sous le vent froid qui ébouriffe ses cheveux, froisse sa jupe et fait monter aux yeux des larmes inutiles.

 

 

Le souvenir que j’ai de toi creuse son nid dans la chaleur des draps, se love dans le temps avec la lenteur douce de la mer, le sel fragile de l’attente.

 

 

Le souvenir que j’ai de toi brille dans ma mémoire enténébrée comme brillent dans la nuit le ventre des lucioles et les yeux des chats.

 

 

Le souvenir que j’ai de toi est souriant et silencieux, il meurt lorsque je te revois et ressuscite à chaque fois que tu me quittes.

 

 (extrait du Dernier loup, éditions Bérénice, octobre 2010)

 

*

 

Maintenant ne nous retient pas,

on regarde le ciel, le soleil éblouit, on cligne des paupières,

la cendre coule des doigts posés sur le front.

Nulle demeure en ce monde

autre que l’exil,

nul abri en ce monde ou dans l’autre,

pas de nid,

pas de bauge,

pas d’utérus,

pas même

le poème,

pas même la peau,

la peau aimante désirante,

la peau qui brûle sous le soleil

de la rencontre impossible,

la peau mendiante,

la peau habit de pauvreté,

nudité assoiffée calcinée,

la peau pitoyable vulnérable désirante,

la peau cette demeure

qui ne nous retiendra pas.

 

 (inédit)

 

 

 

 

 

 

Lu 57 - Capharnaüm / Douze stations avant Judas, L'Amourier, collection Poésie

489 - copie.jpgDécapole nous offrait un trajet, un parcours vers le sens au travers de dix villes et quelques comptoirs, itinéraire qui s’est poursuivi Par les ratures du corps. Nous traversons aujourd’hui Capharnaüm, Nice, lit-on au détour d’une page, la ville/monde aussi bien, ce lieu de tous les excès, de toutes les filouteries, hypocrisies et misères. Un lieu violent. Un certain Judas – personnage de langue qui n’est pas sans rapport avec l’Iscariote – y erre « comme un homme possible (…) le corps balançant entre la ligne des voix et celle des horizons ». Ce dernier affronte moins les visages que prend la mort qui y rôde qu’à travers eux le fond d’où ils proviennent, comme des masques par les trous desquels la vie nous regarderait. Ce fond est une réserve de sens, un espace aux strates plissées : la Bible et ses Evangiles bien sûr – Jésus n’enseigna-t-il pas à Capharnaüm ? – la littérature avec Kerouac, Pavese, Camus… sur lequel se détache le récit d’une expérience, traversée risquée du monde. Si le récit est mené en caractères romains, le monologue intérieur où le « je » trace sa route, rencontre la figure du Christ – ce « il » majuscule de la troisième station de Marie-Magdelaine, de Marie de Béthanie mais aussi celle de la morte à venir dans les yeux de la compagne, l’est en italiques.

Je rangerais volontiers ce dernier livre d’Yves Ughes dans le terrain vague de la littérature – Près des villes où campent les nomades entre deux départs, deux marches, deux errances – où le poème se fait narratif et où la narration prend le tranchant et la tension du vers.

Rien ne nous méduse ici, tout nous questionne. L’écriture d’Yves Ughes est un geste d’intervention de soi, de traversée d’histoires et de territoires, de déplacement des forces. Il ne s’agit de rien d’autre que de « tenir là / dans la carcasse du temps ».

Le « Judas » d’Yves Ughes a ceci de commun avec celui de la tradition qu’il est bien un traître. Mais attention pas celui dont nous avons hérité depuis Saint-Jean Chrysostome qui a ouvert la voie à cette longue histoire de l’antijudaïsme et pour « les fidèles », cet antisémitisme chrétien qui a fait tant de ravages ; pas celui non plus proposé par Kazantzakis dans La dernière tentation du Christ où la trahison n’est que la figure d’une entente entre Jésus et Judas pour que ce dernier accepte de prendre sur lui toute l’ignominie d’un geste nécessaire à l’économie du salut. Le « Judas » d’Yves Ughes a trop souffert d’avoir eu à porter une demande d’amour excédant ses capacités propres d’homme en prise avec le monde comme il va. S’il trahit au terme de onze stations, c’est la scène du théâtre mortifère où l’on passe sa vie à la perdre dans les marécages du malheur. S’il trahit, c’est ce monde de mort. Le « Judas » d’Yves Ughes est un livreur qui en livrant se délivre. C’est sa manière à lui de porter la mort dans la mort. Ainsi, par contre coup, est-il rendu à la vie. Ainsi a-t-il la possibilité de renouer ce lien mortel à la terre qui nous voue à la distance, fondatrice d’humanité.

Comme s’ouvre dans le mur noir de la vie, une fenêtre. Dehors, le jour éclaire un paysage méditerranéen : oui, c’est bien la mer allée avec le soleil qui est retrouvée ! C’est bien l’éternité enfin « amoureuse des ouvrages du temps » selon William Blake qui vient transfigurer celui-ci et les choses visibles avec lui. Alors l’horizon se courbe, « le soleil flambe dans la réconciliation des oliviers ». Là, on peut « (se) refaire sans haine », lavé, nettoyé, dans « le salut du lieu ».

Bonne nouvelle, « Judas » est ressuscité !

 

Balise 62 -

"Seule la parole nous met en contact avec les choses muettes. La nature et les animaux sont toujours déjà prisonniers d'une langue, ils ne cessent de parler et de répondre à des signes, même en se taisant ; l'homme seul parvient à interrompre, dans la parole, la langue infinie de la nature et à se poser pour un instant face aux choses muettes. La rosée informulée, l'idée de la rosée n'existe que pour l'homme."

Giorgio Agamben          

 

 

21:40 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : agamben, la parole

04/01/2011

Albertine Benedetto -

( Albertine Benedetto, vit et travaille à Hyères depuis 1992, renouant avec ses origines DSC00041.JPGméditerranéennes  après des études de Lettres à Paris et une vie professionnelle commencée en région parisienne et dans le Pas de Calais.

 Ses poèmes ont été publiés en revues (Friches, Aujourd’hui Poèmes, Rehauts, Autre Sud, Décharge, Poésie sur Seine). Un premier recueil, Lustratio, sous le pseudonyme d’Albertine Héraut, a été publié en 2001 (Prix de l’Edition poétique des Poètes de l’amitié, Beaune).

Son recueil Je sors a été publié aux Editions des Cahiers de l’Egaré, en mars 2008.

 Certains de ses textes ont fait l’objet de mise en musique.)

 

*

 

ARIZONA DREAM

 

 poignées de terre qui sont des nuages

il suffit de regarder au travers

ou d’écarter les doigts

 

cette liquidité du monde

 

du printemps à l’hiver au printemps

planté dans un peu d’eau

que le vent disperse à tout moment

dans des coulées d’oiseaux

 

de pétales épars sur le sol de la chambre

cailloux qui sont des chemins

fleuves vers la mémoire submergée

quand le lit devient radeau

 

13 février 2010 

 

*

 

Finir sans les avanies de la fin

le grand lâcher

des humeurs

des odeurs

des pleurs

 

en matière de désagrégation

préférer le sec

la mue en toute discrétion

 

pour se dissoudre en paysage

nervures

brindilles

filaments

 

comme une esquisse chuchotée

sous le trait des paupières baissées

 

 17 février 2010

 

*

 

 

 

 

 

 

02/01/2011

Lu 56 - Henri Michaux, Poteaux d'angle, Poésie/Gallimard, N°400, 2004

Je connaissais le Poteau d’angle paru en 1971 aux éditions de l’Herne – je revois le mince volume à couverture rouge – j’avais raté les ajouts parus en 1978 chez Fata Morgana et négligé les nouveaux Poteaux – Deux grandes balises et un poème final de « retour à l’effacement / à l’indétermination », paru en 1981 chez Gallimard.

Couv Michaux666.jpgPourquoi ai-je emmené avec moi, dans mes montagnes, ce livre republié en 2004 dans la collection Poésie/Gallimard, 400ème volume de la collection ? Sûrement à cause de son titre – ce trou qui permet au regard de pénétrer comme à l’avance - et parce que feuilleté j’y ai reconnu ce style lapidaire dont les éclats sont toujours des événements pour le corps, enfin parce que je connaissais Henri Michaux, la fascinante singularité  nos regards et cadastre nos chemins dans le paysage poétique du XXème siècle de ce désorienteur,  qui à nomadiser en ses propriétés, nous jette toujours à côté, dans la question et l’énigme. Je sais maintenant qu’il répondait à une attente, attente que la parole qui brûle dans ce mince ouvrage ne saurait combler mais aguiserait au contraire : « non, non, pas acquérir, écrit Henri Michaux. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin. » L’étrange leçon ! Si contraire à tout ce qui grillage: « toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences » et si tonique pour traverser nos temps incertains où garder une posture humaine, rester ouvert à de l’humain en formation, est la question, le « grand combat » et l’insoumission, toujours le chemin vers une « paix dans les brisements ».

Il y a un côté « manuel » dans ce livre, un côté « pensées », un stoïcisme travaillé par le Tao d’où cet ensemble de sentences écrites par un « barbare » qui serait passé par l’Asie. La tenue d’Henri Michaux y est toujours originale. C’est celle d’un aventurier de l’intérieur : « tu veux apprendre ce qu’est ton rôle ? Décroche. Retire-toi en ton dedans. Tu apprendras tout seul ce qui est capital pour toi car il n’est pas de gourou pour ce savoir ».

Ces Poteaux d’angle sont comme autant de bornes qui ne bornent pas, ils ne cadrent que l’écart, l’affût, la préparation au bond, au saut de côté. De ce côté-là sont nos lointains, inatteignables bien sûr, nous vouant à une marche interminable au point que « la mort cueillera un fruit encore vert ».

Ces Poteaux d’angle servent tout au plus à délimiter des champs jonchés de cailloux, de rocs. Ce sont des vergers de pierres car selon la leçon de Lao-Tseu, ces injonctions sont des fruits. À peler !

Allez ramasser ces pierres, cueillir ces fruits. Ils se goûtent sur la langue. Saveur et savoir mêlés. Laissez-vous prendre, chaque pierre est une surprise. Et celle-ci est saxifrage – Ah ! l’énergie disloquante de la parole de poésie ! – elle casse, disloque, ouvre en deux, réveille car s’adressant à lui-même, c’est nous, lecteurs, qu’il atteint.

« Voûtés d’un grand silence », c’est ainsi que nous sortons de la lecture de ces Poteaux d’angle, comme leur auteur alors qu’il sortait d’une exposition de Paul Klee.

Silence, fruit de l’action poétique !

 

Lu 55 - Alexandre Romanès, Sur l'épaule de l'ange, Gallimard, collection blanche

Entre l’assaut contre la frontière par lequel Kafka définissait la littérature et la reconduite aux frontières, entre la littérature avec ses loups qui filent ras entre deux silences et les chiens de garde qui aboient, rassurés par la longe qui les retient prisonniers, peu de choses en vérité. Juste cette honte comme un sac à porter, lourd d’obscurités et de haine voilée. Inutile de les énumérer, elles sont connues de tous.

Le mot « rom » en est la figure. Tuant les singularités qu’il est censé désigner, ce mot découpe la figure du bouc émissaire. La parole d’état tient les ciseaux, ses commis les chiens. On interdit, on déloge, on expulse. Avec ces campements détruits, ces familles renvoyées sans ménagement vers nulle part, c’est aussi notre imaginaire que l’on piétine. Nous sommes certainement quelques uns à avoir lu Apollinaire et ses saltimbanques ; Lorca et ses gitans, ceux du Cante Jondo et du duende qui visite et anime le corps des danseurs, les doigts des guitaristes et la voix des chanteurs ; à avoir rêvé de cette plaine où s’en vont les baladins et leurs caravanes. Ah ! Les routes !

Elles ont toujours inquiété les gens d’ordre – Ah ! cette lettre de Flaubert à George Sand qui ne cesse de circuler sur la toile ! - comme les inquiètent toujours les poètes, les artistes, ceux qui échappent aux codes et prennent les routes intérieures, celles de l’intensité. Car il y a voyage et voyage, nomade et nomade !

alexandre-romanes,55655.jpgS'il en est un qui le sait, c’est bien Alexandre Romanès ! Cet équilibriste et dresseur, issu de la famille Bouglione, fondera son propre cirque après la rencontre avec Délia, sa femme gitane. Ses amitiés, Yehudi Menuhin, Jean Genet, Christian Bobin, le mèneront jusqu’au poème. Sur l’épaule de l’ange est paru en avril, aux éditions Gallimard, avant les grands feux sécuritaires de l’été. Ce livre n’ira pas se perdre dans le grand espace des livres, ces sables mouvants quand c’est des livres qu’ils viennent, mais venu de la vie, il y retournera en témoin d’un peuple de plus en plus menacé ! Il y a quelque chose de sauvagement doux dans ces courts poèmes qui rarement dépassent la dizaine de vers. Quelque chose de désencombré du discours comme du silence. Quelque chose comme « une douceur sans mélange » écrit Christian Bobin dans sa préface : une impression de lumière, celle d’un bleu qui sait rendre le monde à ses ombres, à ses mensonges.

Lire Alexandre Romanès, c’est arracher les mots à ce commerce abusif auquel ils sont asservis par tous les présents du monde quand le présent n’est que l’écume irisée de l’actuel. C’est ouvrir et libérer la vie d’où ils viennent. C’est décoller l’âme et laisser passer l’ange – ailes aux pieds, ce vagabond ! – et sur son épaule prendre appui , se jucher pour passer les jours quand leur corde est trop lâche qu’ils ne tiennent plus qu’à un fil quand les heures sont si lourdes qu’elles nous roulent au sol. On ne se repose pas sur l’épaule de l’ange, on y entend juste le vent qui venu du plus ancien, de l’oublié, des paroles perdues, déchire certes, mais aussi rassemble.

Dans ce livre d’Alexandre Romanès, il y a de la légèreté – celle d’un non-savoir revendiqué comme tel – et de la gravité, celle de la présence dont les coups d’aile nous touchent. Dans la distance. Par effleurement.

À tous les sans-regard qui collaborent aujourd’hui, dans le respect des hiérarchies, à tant de forfaits, drapés dans le suaire de la légalité, on aimerait juste leur donner à entendre ces mots d’Alexandre Romanès : « le ciel, donner et Dieu / dans la langue tzigane / c’est le même mot. » Si l’âme est la patrie du beau temps, ils en sont les apatrides, voués à un terrible hiver. Qu’ils y gèlent !

 

Alain Péglion dit Alan Pelhon -

  pelhon.jpg( Né à Coaraze en 1946 et disparu encore jeune en 1994 des suites d’un cancer du cerveau, Alain Péglion, dit Alan Pelhon compte parmi les voix les plus significatives de la création occitane contemporaine. Élevé par sa grand-mère Sandrine qui fait office de figure maternelle et qui lui apprend le dialecte nissard dans lequel il s’exprimera toute sa vie, Pelhon reste très attaché à son village d’origine, mais rêve du continent africain, où il vécut un temps, durant son service en tant que coopérant, à Madagascar. Il se marie en 1970 à Joëlle Doménec qui donne naissance en 1978 à une petite Aurélie. Aux côtés de son épouse et de son compagnon de toujours, le chanteur Mauris, Pelhon s’implique dans la vie associative et culturelle occitane ; malgré son isolement d’un point de vue pan-occitan, il restera toute sa vie un homme de groupe. Son existence est marquée par des deuils successifs (en particulier la mort de son premier enfant, Aude Bérangère qui ne survit que quelques jours, et le suicide de son frère cadet Guy en 1985) ainsi que par la maladie qui influenceront fortement son écriture. Comme pour nombre d’auteurs occitans, l’écriture se double chez Pelhon d’une performance orale : la déclamation de ses poésies dans la rue ou sur les places de villages étant presque systématiquement accompagnée de concerts. Instituteur, poète, conteur, acteur, militant, Alan Pelhon a su mêler volontarisme structurel de l’écriture et authenticité, poésie populaire et cultivée, toujours avec beaucoup de force, de convictions et d’humanisme.)

 Bibliographie :

I. Canti per tu, Centre Niçois d’Études Occitanes - Païs Niçart Terra d’Oc, collection « Esper », Nice, 1973.

 

II. Jorns sensa testa, Centre Niçois d’Études Occitanes - « L’Estrassa » collection bilingue « Esper », Nice, 1976.

III. Poesia d’aqui, Lo Cepon Vence,1981.

IV. Toponymie de Coaraze et de sa commune, « Mémoire de Mestre Sobran de Lenga d’oc sous la direction de Monsieur Paul Castela », Faculté de lettres et de Sciences Humaines, Nice, 1986.

V. Coma una musica, Z’éditions, Nice, 1989.

VI. L’enfant du Paillon, Derez, Alan Pelhon, Jean Princivalle, L’Amourier, Coaraze, 1995.

VII. Vi devi parlar, La Dralha, Nice, 2004.

 

*

 

Es pas gran cava

Tres còp ren

Un rire que giscla dins la nuèch

Quauques plors

Sus aquò un molon de sudor

Mas putan de dieu es la mieu vida

E li voli ben

D’amics de vin per cantar alentorn de la taula

Lo soleh que s’enauça

Bessai un pauc sassi

L’esper que sus lo camin ensèm

Podrem caminar un momenton

De flors per li jorns de pluèia

E lei nuèchs que m’aclapan d’espavent

De mans qu’ajudan

De mòts per s’enauçar quora l’esper s’en va

Un saqueton per li mieu pantais

Es pas gran cava

Trescòps ren

Mas es la mieu vida

E li vòli ben

img025.jpg

Ce n’est pas grand-chose

Trois fois rien

Un rire qui gicle dans la nuit

Quelques pleurs

Sur tout cela beaucoup de sueur

Mais putain de dieu

C’est ma vie, et je l’aime

Des amis, du vin pour chanter autour de  la table

Le soleil qui se lève

Peut être un peu fatigué

L’espoir que sur le chemin ensemble nous pourrons marcher un tout petit moment

Des fleurs pour les jours de pluie

Et les nuits qui m’écrasent d’épouvante

Des mains qui aident

Des mots pour se lever, quand l’espoir s’en va

Un petit sac pour mes rêves

Ce n’est pas grand-chose

Trois fois rien

Mais c’est ma vie

Et je l’aime