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07/10/2025

Lu 121- Serge Pey, Mathématique générale de l'infini

41IqhedDI9L._SX195_.jpgPerdona’m aquesta paraula en la nostra llengua : Hola Serge amic ! Oui, pardonnez-moi ce salut à Serge Pey dans « la langue des chiens », cette langue si longtemps réprimée et que l’on parle des deux côtés des Pyrénées, langue dont on emprisonne aujourd’hui ceux qui avec elle entendent démocratiquement instaurer une république catalane.

Cette « langue des chiens », je l’entends dans bien des titres de livres publiés chez ceux que l’on nomme « petits éditeurs » dont le travail admirable porte la poésie d’aujourd’hui dans toute sa diversité et que Serge Pey a réuni dans ce fort volume de la collection Poésie / Gallimard qu’André Velter dans sa préface présente comme un « exercice d’incantations martelées, une pratique du dévoilement, de la déchirure, de la blessure vocalisée qui accroît infiniment le champ du réel tout en le forçant à trembler sur ses bases », Mathématique générale de l’infini. Je l’entends aussi dans bien des noms croisés au hasard des poèmes dans ces quelques 37 titres comportant plus de 150 bâtons, figures même de la poésie-action de Serge Pey : sardane et ses flabiols i tambouris, Argelès, Sant Cebrià, Pedro Soler, Tautavel, Canigou, la Têt, la Santa Espina…

            Mathématique générale de l’infini, ceux qui s’étonneront de ce titre, c’est qu’ils ne savent pas danser la sardane, qu’ils n’ont aucune idée des pas courts, des pas longs, de leur nombre, des pas glissés, pointés ou sautés : « deux fois nos pas courts / et deux fois nos pas longs / pour allonger l’infini / d’un pas plus grand que lui ». Le poète est un danseur. Un danseur mathématicien. Il compte avec ses pieds, tourne sur place, lève les bras au ciel, convoque et révoque l’infini, le rapproche et l’éloigne, l’accueille et le renvoie. « La sardane des chiens puisque tel est notre nom/ dans les camps / de l’autre côté », comme les poèmes de Serge Pey, sont des pièges à infini. Poète, il sait tordre la langue et l’arracher à tous les conformismes qui la menacent, l’avachissent et finissent par la pétrifier. Il sait l’espacer, l’étirer, la distendre, la douer de lointain, l’aérer et donner prise au silence, cette mise d’air, et c’est ouverte qu’elle résonne sans jamais se fermer sur elle-même. On peut entrer dans la ronde, le cercle de la sardane s’ouvre et se ferme alors comme on peut entrer dans le poème et que lire devient respirer du coeur. Fraternité de la danse, fraternité du poème.

            Serge Pey est ce mathématicien qui dans son dialogue avec le peintre Jean Capdeville a appris de Simone Weil qu’il fallait « veiller au niveau où l’on met l’infini » et surtout ne pas le mettre où le fini convient seul. Cela se mesure, il y faut un œil qui ne se regarde pas dans un miroir mais qui traversant le miroir le brise et c’est dans ses tessons épars répandus sur la page que l’on fait image de soi. Comme l’âme, elle ne s’éveille que brisée.

            « Donner des yeux au langage », comme le voulait Octavio Paz, la main le peut quand les pieds, leur martellement, est remuement du sens, appropriement du sol et de l’espace, ouverture de la bouche, cette « oreille qui voit » écrit Serge Pey, et qu’une autre langue naît dans la langue. Oui, c’est bien cela que l’on entend, une échappée de langue hors de la langue, une voix qui devient bâton pour assurer la marche du poème dans un monde devenu toujours plus dangereux où règnent la solitude des nantis comme des malheureux qui poussent leur pas sans bâton autre que celui qui, invisible, s’enfonce douloureusement dans leurs reins les jetant dans une en-avant éperdu, dans un monde où l’on détruit comme hier au Bourdigou, entre mer et étang, en Roussillon, aujourd’hui à Notre-Dame des Landes, ces lieux « où l’on pensait faire des choses en commun / pour qu’elles ne soient pas communes ».

            On connaît l’aventure de Serge Pey enfant concernant la porte devenue table quand le père la dégonda pour accueillir et faire asseoir autour de cette nouvelle table ces amis inattendus poussés là par quelque nécessité. J’aime à croire que lui donner la volte vaille aussi. Alors c’est la table dont le plateau deviendrait porte si avec des amis on le verticalisait et le dressait ouverte sur les jours à venir et battante. Ce livre est table et porte, porte et table. Entrez / sortez, partagez repas et prenez ce chemin dont on sait bien qu’il se fera « al andar », pas après pas, comme le voulait Antonio Machado, grenade qu’on ouvre et que maintient ouverte un incessant éclair.

(publié dans la revue Europe)

 

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