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29/10/2012

In Memoriam jacques Dupin - 1 -

"Je n'ai jamais avancé que dans l'ignorance de tout, ce que je sais, je le dilapide en marchant et je suis au bout du chemin"

Depuis le 27 octobre dernier, plus de chemin, Jacques Dupin ne tournera plus ses yeux vers le Roc de France depuis Ruinoguès - en terres catalanes - ni vers la laie et ses marcassins qui passaient chaque soir de fin d'été en bordure du mas mirou où il aimait se retirer.

J'irai demain en forêt. Je ne désespère pas de croiser un sanglier. Mon premier champignon sera pour lui.

Pour l'heure, face à la Croix du Sapet, je reprends mon article sur son dernier livre de poèmes Coudrier (POL) et l'entretien qu'il m'avait accordé pour le journal L'Humanité parus en octobre 2006. Je signale le M'introduire dans ton histoire (POL, 2007) dans lequel Valéry Hugotte reprend ses écrits sur la poésie et les poètes; le par quelques biais vers quelques bords (POL, 2009) dans lequel Emmanuel Laugier a réuni ses écrits sur l'art et les peintres; enfin, le récent N° de la revue Europe, dirigé par Jean-Claude Mathieu, de juin/juillet 20012 dans lequel figurent quelques poèmes inédits.

 

*

 

Le coup de bêche de Jacques Dupin

par Alain Freixe - © L’Humanité, oct 2006

Je terminai mon article sur Matière d’infini, paru l’an dernier aux Éditions Farrago, livre dans lequel Jacques Dupin reprend huit textes importants qu’il a consacrés à son ami Antoni Tapiès par ces mots : « Ainsi vont les oeuvres ouvertes », parcourues, pétries du vide qu’elles ont capté et qui les irrigue, les bouscule, les libère ». Ce sont des oeuvres vivantes et non fixées, mouvantes. » Ce sont des oeuvres-traits. Elles « ouvrent une brêche au regard ». Ce coup de bêche est celui de tous les sourciers. Je ne savais rien alors de ce Coudrier qui allait paraître et dont on sait qu’il est l’ancien nom du noisetier, arbre dans lequel l’homme des sources taille une baguette si l’on veut mais fourchue, bifide, langue de serpent qui interroge en silence la terre, ses entrailles, sa richesse, eaux et métaux mêlés, langue de poète, langue étrangère dans la langue commune, langue de Jacques Dupin sourcier-sorcier.

Sourcellerie-sorcellerie. Avant le coup de bêche, il y a ce travail de questionnement, cette écoute de ce qui remugle dans les fonds. Questionnement-écoute. À l’aveugle. À la diable : « J’ignore où je vais, qui se cache à la lisière de la peur. » De ci, de là, par terres arides. Ou de langue. D’un qui va déposséder de lui-même, vide qui marche.

Ici, c’est la main qui a le pouvoir. C’est elle qui tient le couteau et taille dans les brisées du coudre. Comme il faut. Comme plus tard, le poète sera « le couteau de lui-même ». C’est elle qui tiendra le « bâton du diable », comme le dit la tradition. C’est elle qui oriente : du haut vers le bas, c’est la voie. Non l’inverse. Et ce n’est pas le bois qui appelle. Lui n’est que caisse de résonance. Comme tel à entendre, à sentir. C’est elle qui saura se faire légère : « Peu nombreux sont ceux qui savent s’effacer pour écrire » afin de laisser passer les résonances dont vibrera le bois. Ou la langue.

Coudrier est un des plus beaux livres de Jacques Dupin.

Un des plus libres. Plus de ponctuation, de majuscules, de titres. Toutes béquilles rejetées, demeurent les blancs comme autant de portes d’air pour que passe le vent, sa relance toujours nouvelle. Ses rebonds après dévastation. Ses reprises de ce qui venant de loin sera frappé pour plus loin encore, de ce qui remonte du sous-sol en grondant. De cela dont tous « les os vibrent/Pour que l ’eau vive ». Cela qui va s’écrire au plus près de l’intensité des forces souterraines sous forme toujours nouvelle autour de l’absence de centre. Ici, on n’exprime plus de sens mais on en produit : « On écrit ce qu’on ignore/On renaît nus dans le savon noir. »

Au frais ! Cela suffit pour une joie ! Joie arrachée à la réalité morne et sordide sous la forme d’un processus de vie gagné sur la mort, le passé, l’amertume, l’angoisse : « écrire n’est pas une fin/tout au plus un cadavre à déplacer/loin du bord », où il nous arrive de nous tenir, face au vent, bouche ouverte. Renversés » Ce livre de Jacques Dupin prend place parmi ceux qui, selon les mots de Gilles Deleuze, font « la santé de demain ».


Portrait de Jacques Dupin en sourcier

Acteur essentiel de son siècle de poésie, chacun de ses livres est un événement : entretien avec un poète jeune de quatre-vingts ans. Ces propos font partie d’un long entretien dont la seconde partie sera publiée à l’occasion de l’année René Char. Il sera repris intégralement par la revue Faire Part au printemps 2007.

Un nouveau livre de Jacques Dupin, c’est un coup de vent - coup de tramontane qui vient par delà les montagnes du coeur. Coudrier est tel. Coup de vent sur ses livres antérieurs et leur écriture. Coup de vent sur nos repères de lecteur. Coup de vent dans les noisetiers, ces coudriers dont l’homme des sources sait reconnaître les brisées.

Jacques Dupin est un tel homme. Des brisées des coudres, il connaît la fourche propice. C’est un homme qui sait tenir — et c’est candeur instruite - la branchette du coudrier et la promener en pays sec, minéralisé pour la proposer aux eaux souterraines comme à celles de métaux précieux, à tout « ce qui gronde dans le sous-sol, sous la feuille déchirée, sous nos pas. Et voudrait s’élever. S’écrire », afin qu’elle se torde comme se tord la langue dans le poème pour laisser passer ce courant d’énergie puisé à même la nuit vivante du corps, Corps clairvoyant selon le titre donné à ses poèmes de 1963 à 1982, publié en 1999 dans la collection Poésie/Gallimard et qui reprend, l’Embrasure, Dehors et Une apparence de soupirail.

Né en 1927 à Privas en Ardèche, il publie son premier livre Cendrier du voyage — réédité aujourd’hui aux éditions Fissile - chez Guy Lévis Mano. Il sera parmi les fondateurs de la revue l’Éphémère chez Maeght avec Yves Bonnefoy, André Du bouchet, Gaëtan Picon et louis-René Des Forêts en 1966. Depuis 1986, Jacques Dupin publie chez POL - et ce sera Contumance (1986), Échancré (1991), Grésil (1996), Ecart (2000), De singes et de mouches précédé de les Mères (2001) et aujourd’hui Coudrier ; chez Fata Morgana et aux éditions Farrago, Alberto Giacometti en 1999 et Matière d’infini (Antoni Tàpies en 2005. Son activité de poète s’est toujours doublée de nombreuses interventions moins sur qu’à partir de la peinture. La plupart sont reprises dans l’Espace autrement dit (Galilée, 1982).

Bernard Noël écrira à son propos dans Strates, Cahier Jacques Dupin que dirigea Emmanuel Laugier chez Farrago en 2000, « Quoi ? Il y a vingt-cinq ans qu’a paru Dehors : fallait-il tout ce temps pour remarquer à quel point il décape radicalement la poésie » et François Bon dans une préface pour Rien encore, tout déjà paru chez Seghers en 2002 : « Jacques Dupin est de notre temps, et en avant de nous. Par l’âge notre aîné, mais par l’oeuvre, largement constituée, pourtant encore ouverte, en avant. »

Ne tardons pas !



l’entretien est paru en deux fois dans l'Humanité: le 5 octobre 2006 et le 8 mars 2007

 

Alain Freixe :

Coudrier, le mot dit l’arbre et son bois communément appelé noisetier. Mais il ne peut pas ne pas faire penser à la baguette du même nom. Baguette qui n’est pas bâtonnet mais branchette fourchue, bifide et que l’homme des sources, avec sa bêche à proximité, tient à deux mains en arpentant le sol à l’écoute de ce qui remugle dans les dessous : eaux et minéraux, liquides et solides, courants d’énergie pure, forces invisibles : à repérer, à aider à remonter les habillant de mots, à capter en quelques formes appropriées. Bien sûr, le mot renvoie aussi pour le lecteur au livre lui-même puisqu’il fait titre. Titre que je n’imagine pas indépendant du tout qui s’ensuit comme dans une certaine tradition surréaliste, mais au contraire comme tenant aux textes, non d’une manière ornementale mais comme faisant signe vers ce qui pourrait être le principe de leur ajustement ou comme figurant le fil invisible qui les tiendrait ensemble. Qu’en est-il de votre pratique en matière de titre ? Qu’en est-il de celui-ci ? Comment Coudrier s’est-il imposé ?

 

Jacques Dupin :

Le titre d'un livre n'est pas une annonce, un programme, un couvercle. Il n'est ni un condensé ni une émanation du texte. À peine un signal, un repère, pour la commodité du lecteur et du libraire. Il doit à la fin rejoindre le poème, mais il vient d'ailleurs, d'une autre case de l'imaginaire. Il n'est

pas une clé, plutôt un trou de serrure laissant le regard pénétrer. Je ne l'écris jamais avant de commencer l'écriture d'un poème. Ni forcément à la fin. Le plus souvent, il apparaît et s'impose en cours de route. Comme si le travail de la langue l'avait suscité, l'avait mis en lumière entre les lignes. Il surgit, mais il n'est pas seul, il faudra n'en garder qu'un, le plus adéquat ou le moins mauvais.

Ainsi le mot « coudrier », je l'avais noté il y a 20 ans, et gardé au frais. Un mot, et non un titre. Et puis il est revenu voltiger et bourdonner au dessus des poèmes que j'écrivais, ceux de mon dernier livre. Il avait un concurrent que je n'ai pas retenu « Le soleil vu de dos », trop intentionnel et trop ludique. Coudrier m'était apparu comme une ouverture vers une autre forme de poésie dont je ne distinguais pas les contours mais qui m'habitait.

Pour le livre de poésie, le titre est un visiteur, le signe d'une métamorphose. Une griffe sortie de la nuit pour émouvoir le tissu verbal, ou encore la greffe nourricière de la constellation de mots qu'elle surplombe. Ce peu, cette graine ou ce caillou, actif au haut de la page.

 

 

Alain Freixe :

Le mot « crime » revient souvent dans votre livre. Il apparaît  comme jouant le rôle d’un double principe. D’une part, comme principe esthétique : « l’entame serait de poésie mauvaise / comme on chasse l’ours et la bécasse / en mélangeant les cartouches », faisant écho à « la haine de la poésie » de Georges Bataille ou à « cet haineusement mon amour la poésie » d’André Frénaud. D’autre part, comme principe éthique, principe d’existence : « je n’existe pas sans le crime ». Ce meurtre qui fait césure concerne « les signes et les lettres », la langue et soi avec comme pris en elle depuis toujours. Ecrire c’est quand « le couteau qui dicte / perce le blanc ». Ecrire pour délivrer, désentraver, ouvrir une voie, « percer un isthme » disait Maurice Blanchard. Dévaster ce langage de communication qui nous prive toujours plus de sens, pour rebondir, retrouver le vif, la surface et les intensités qui la parcourent. Conquérir une respiration de vivant…

 

Jacques Dupin :

Le crime est l’acte fondateur par excellence, dans mon imaginaire. Il est l'origine de l'humain et de l'humanité. Depuis l'accouchement d'un enfant jusqu'au dernier souffle du vieillard. Les passions, les découvertes, les fondations de villes, les conquêtes de territoires procèdent de lui. La

lumière de la tragédie et du sang versé accompagne la naissance de l'écriture poétique. Le crime est un acte de violence et encore l'ouverture d'une béance, le creusement d'un gouffre où la force de destruction-création prend son élan. C'est du moins ce que je ressens dans mon corps quand la nécessité d'écrire me saisit. Et tout ce qui suit, les mots, les phrases, les poèmes est ravivé par la clarté de la lame inaugurale. Le gouffre est un creuset, le crime est un ferment. Le meurtre du père et du dieu ouvre le tracé des signes.

En particulier la « haine de la poésie » selon Bataille, et que je partage, signifie destruction salubre d'une encombre de scories et de rosiers attendrissants qui font obstacle à la vue et entravent le pas en chemin vers l'inconnu.Ce que Bataille appelle « l'équivoque poétique », « Ce que je veux, écrit-il à Michel Leiris, c'est un au-delà de la poésie,tout à fait contraire à la dénigration »

Faire le vide, appeler le crime, le laisser habiter la langue pour qu'elle affronte nue, et dangereusement, le plaisir, pour qu'elle fraye le chemin.

 

Alain Freixe :

Ce que l’œil voit entre en nous, glisse le long des nerfs jusqu’à heurter os et charpente, avant que l’écriture, procédant par extraction après descente au fond du trou de l’intime, arrache aux veines fertiles des fragments de soi, des bribes d’images, des miettes de vu. Parmi ces séquences autobiographiques – on se souvient de celle fondatrice de ce que votre œil a vu aux théâtre du Vieux-Colombier ce soir où Antonin Artaud « (exposa) son corps à la foudre » - ici, dans Coudrier, on croisera pierre Reverdy et son Gant de crin, la boiterie d’Alberto Giacometti…mais aussi ces traits par lesquels « le sauvage » surgit dans notre monde – et c’est ce « renard je l’ai vu » ou « le sanglier / les trois marcassins du soir » ou ces « guêpiers » dont « les couleurs et les cris (…) / font halte dans mes arbres à lma fin de l’été » -. Ainsi « le sauvage », ses traits – flèches et plaies – raye-t-il monde et poème. Diriez-vous qu’ils les ouvrent et les éclairent comme autant de coups de vent ?

 

Jacques Dupin :

Cette question met enjeu le rôle que tient la réalité dans l'écriture du poème. Vous relevez dans mes livres « des séquences autobiographiques » qui apparaissent très clairement parce qu'elles citent nommément un écrivain ou un animal. Mais tous les textes sont tissés d'instants vécus, de

lieux traversés, de rencontres et de sensations qui sont actifs dans la mémoire et constituent le matériau profond de l'écriture. Ce qui est perçu de la réalité, se dépose et s'affine comme en un gisement, comme en un recueil, avant d'émerger au jour et de nourrir les mots visités. En ce sens le moindre chose évoquée est autobiographique. Mais si elle est suffisamment armée, devenue la langue d'un seul, elle peut s'adresser à chacun, à tous, à personne. Et cet autre doit y retrouver son bien car écrire suppose un partage même s'il est clandestin ou récusé. La poésie en détruisant édifie, en se refusant se donne. Elle ne peut s'ouvrir à la fin qu'à l'altérité.De l'intime à l'extrême, du coin de table où j'écris, à l'invisible des lointains.

 

Alain Freixe :

Coudrier est un livre surprenant. À mon sens le plus beau peut-être parce que le plus libre. Désencombré de toute ponctuation, de tout titre. Livre sans commencement ni fin. Livre comme une ligne vivante qui se plierait, se déplierait, se replierait. Serpent qui déroule ses anneaux. Livre-monstre qui livre passage à une langue vive, frémissante comme la branchette fourchue en bois de coudrier. Livre qui confie au lecteur le soin de tenir la torche et d’éclairer le fil invisible qui tient ses poèmes, d’écouter leur tempo. Comment en êtes-vous arrivé à un tel dépouillement ?

 

Jacques Dupin :

Après une longue période, plusieurs années, sans écrire, sans pouvoir écrire. Cela m'est arrivé déjà. Cette fois, avec le frein de la vieillesse, j'estimais que l'arrêt était définitif. J'en étais allégé, j'avais pris le parti d'en rire. Sans rien qui le laisse prévoir, l'été de l'an 2004, les mots ont afflué, m'ont saisi. Les mots d'un poème interminable sans origine et sans fin. Il s'est déroulé dans l'ébahissement et la frivolité. Mais je tenais la barre, je consultais les instruments de bord, je surveillais les écarts et les ruptures. Tout en écrivant, je l'avais titré « Le soleil vu de dos » comme si c'était moi qui tournait le dos. À la dernière page, le trouvant trop imagé, je lui ai substitué « coudrier ».

Ce livre de la survie, ce mouvement de retour au tressaillement de la langue à l'approche de ma mort, même lancé et perdu, est un tourbillon d'allégresse, le hoquet du monstre attendu.

 

Alain Freixe :

À l’heure où les éditions Fissile reprenne en fac-similé Cendrier du voyage paru en 1950 chez guy Levis Mano et vu que cette édition comportait un frontispice d’André Masson et un avant-propos de René Char, en marge et comme en avant-première de ce qui s’annonce pour courant 2007, pourriez-vous évoquer ce compagnonnage avec René Char, ces coups d’épaule – ou de bêche – cela que l’on appelle ordinairement « influence ». Qu’en est-il de René Char aujourd’hui, selon vous ?`

 

Jacques Dupin :

René Char, placé si haut et si injustement décrié aujourd'hui, est le premier poète que j'ai rencontré. J'avais 20 ans il en avait 40. Il sortait des années de maquis et de Résistance. Il venait de publier Seuls demeurent  et  Feuillets d'Hypnos . Je lui ai adressé une poignée de poèmes, il m'a répondu aussitôt. Nous sommes devenus amis dès la première rencontre, nous sommes restés amis pendant 30 ans. Il m'a encouragé, ouvert la voie, soutenu sur tous les plans, et de manière fraternelle. Grâce à lui j'ai été édité chez G.L.M. et chez Gallimard. Il m'a présenté à Christian Zervos dont je devins l'assistant à la revue « Cahiers d'Art », m'initiant au métier d'éditeur, travaillant avec les plus grands artistes. Ma vie était tracée dès ma rencontre avec Char. Ma dette envers lui est à la mesure de son amitié chaleureuse et de sa générosité extrême. J'ai presque tout appris de lui, dans récriture et la conduite de la vie. Sa poésie exigeante et rebelle, à l'écart d'un surréalisme obsolète et des frimas de la poésie engagée, était le vrai chemin. Elle demandait à chacun de trouver sa voix. De préserver après lui le faisceau de sensations personnelles qui nourrissent le poème. Il m'a donné à voir le plus pur travail de la langue.

Les circonstances de la vie, des désaccords accidentels, peut-être une vraie divergence en sous-œuvre, ont distendu le lien de l'amitié, jusqu'à la rupture, sans violence ni éclat, un effacement partagé.

 

Alain Freixe :

Et puisqu’il est question de compagnonnage, d’ »alliés substantiels », comment ne pas évoquer votre relation avec les artistes, peintres ou sculpteurs, alors que les éditions Farrago viennent de publier d ‘une part l’essentiel de vos écrits sur Giacometti , et d’autre part ceux sur Tàpies , et que l’on trouve encore dans L’espace autrement dit chez Galilée vos textes pour accompagner Braque, Bacon, Miro, Riopelle, Chillida…« écrits sur la même table et avec le même désir », répondiez-vous à Valéry Hugotte qui vous interrogez dans la revue Prétexte sur la parenté entre ces textes et vos poèmes. À fréquenter ainsi artistes et ateliers, ces lieux de tous les bruits (esquisses, couleurs répandues, chiffons, poussières, odeurs, matières diverses, outils…) où l’œuvre finit par imposer son silence, qu’avez-vous appris ? En quoi votre façon de voir et d’écrire en a-t-elle été modifiée ?

 

 

 

Jacques Dupin :

Cinquante cinq années de ma vie, j'ai fréquenté peintres et sculpteurs, j'ai passé le plus clair de mon temps, en tout cas le meilleur, dans leurs ateliers. J'ai travaillé pour eux et avec eux, et ils m'ont gratifié d'un bagage intellectuel et sensible dont je ne mesure pas la portée. Je suis fasciné, dans l'amitié et la confiance qu'ils me donnent, par l'alliance, dans la création, de l'artiste et du manuel. J'envie au peintre ses outils, la verrière de l'atelier,l'entassement de toiles, de feuilles, de pinceaux, de tubes, de pots, de chiffons, et les meubles à son usage. J'envie surtout les temps de préparation, de finition. Quand je suis, moi, livré abruptement au vide de la feuille ou de l'écran. Je suis jaloux des matières et des couleurs. Le monde et la pratique du peintre et du sculpteur m'ont fortement imprégné, et j'écris en les regardant. Peut-être comme s'ils me regardaient écrire.

À travers les artistes et pour eux j'ai fréquenté les ateliers des artisans du livre et de l'image.J'étais le familier du typographe, du lithographe, du taille-doucier, du sérigraphe. Ou encore du fondeur, du verrier, du relieur et de l'encadreur. Un autre monde, pour moi essentiel. Ils ont aiguisé mes sens, ils m'ont appris à voir, à maîtriser l'instrument. À scander l'espace. Je

pense qu'ils ont considérablement influencé ma pratique de l'écriture.

Grâce à eux, peut-être, les mots seraient devenus des matières, des couleurs, des substances vivantes à ma disposition. Du moins cette illusion m'a-t-elle fortifié. J'allais oublier l'exercice de l'installation d'une exposition et de Raccrochage. Une expérience décisive qui rejoint la mise

en place des mots dans la ligne et sur la page.

 

Alain Freixe :

Tout de go, cher Jacques Dupin, que peut la poésie quand sur le monde s’abat la tempête de la mort violente sous toutes ses formes, quand c’est le non-sens de la marchandise et les « valeurs » de l’argent qui règnent ? Remonter le langage jusqu’en ses sources les plus reculées, rendre en ses traverses le Corps toujours plus clairvoyant, sera-ce cela résister ?

 

Jacques Dupin :

La poésie, mais comme chaque homme informé et conscient, prend en compte le monde tel qu'il est. Ses guerres, ses tueries, ses injustices révoltantes. Il me semble qu'en étant ce qu'elle est, assoiffée du réel, elle témoigne. Elle s'insurge. Sans qu'il soit nécessaire qu'elle s'enrôle dans une ligue de vertu, qu'elle s'engage dans la dénonciation des tyrans et des bourreaux. Sa voix, à fleur de terre ou sortant du puits, désigne le chemin de la vérité et de la vie. Elle est imprégnée d'enfance et de la révolte de ses aînés. Mais surtout, et c'est l'essentiel...surtout elle porte la langue. La langue la tient et se transforme par les anneaux de ses enchevêtrements ambigus et de ses élans imprévisibles. La poésie n'est pas le conservatoire de la langue mais tout au contraire le creuset de son renouvellement infini.

La civilisation chancelle, conspire à sa perte, se précipite lentement à l'abîme qui va l'engloutir. Seule résiste encore au désastre le réel de la langue, et son devenir qu'incorpore la poésie. La servir est pour moi aujourd'hui l'ultime degré de la résistance.

 

 

27/06/2007

Salah Stétié - Lampe du sens sur le sentier obscur

( Cet entretien que j'ai mené en février 2004 avec Salah Stétié est paru au printemps de la même année dans le N° 86 de la revue Friches, Cahiers de poésie verte, Le gravier de Glandon, 87500 Saint-Yrieix, que dirige mon ami Jean-Pierre Thuillat. Daniel Aranjo avait participé à la mise sur pied  de ce dossier. )

Alain FREIXE. - Vous me pardonnerez, mais je ne puis commencer cet entretien sans vous poser la même question que celle que vous posait, en 1995, Daniel Leuwers, dans la revue Europe: « Salah Stétié, comment vivez-vous cette "question arabe" dans ses développements récents les plus tragiques ? ».4d88038a17ff69c7dfe282375cbf9f5d.gif

Salah STÉTIÉ. -Question pour moi douloureuse –plus douloureuse encore qu'elle ne se posait en 1995. Jamais le monde arabe, sous l'apparence calme qu'en donnent certains Etats, sous celle, ô combien tumultueuse, qu'en fournissent d'autres, n'a été aussi fragile, aussi peu maître de son destin, aussi réduit à l'impuissance, aussi livré à l'autodestruction et aux macérations amères qui en découlent. J'avais, aux divers postes de responsabilité où je m'étais trouvé par la force des choses (Ambassadeur à l'UNESCO, aux Pays-Bas, au Maroc, Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères à Beyrouth), très mal vécu sur plus de quinze ans la guerre « civile » libanaise. On appelle « civile » la guerre la plus incivile qui soit, c'est là l'une des dérisions du sens dont je n'ai pas fini d'épuiser le non-sens. Il est vrai que la guerre libanaise, à part quelque soixante mille hommes recrutés et armés par des puissances extérieures, n'avait de libanais que le fait d'avoir pour théâtre le territoire qui lui servait de scène au quotidien: meurtres, violences de toute nature, attentats, assassinats, bombardements aveugles, tout ce que le monde devait voir par la suite se reproduire dans l'ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Iraq, et, par-ci, par-là, sur le inode mineur, dans d'autres régions du monde. Mon pays avait pourtant le privilège d'avoir derrière lui une longue, très longue histoire, et il a de ce fait réussi, au bout de quinze ans de délires et d'exactions de toute sorte qui lui ont été imposées, à retrouver sa sagesse millénaire et, dans la mesure du possible, se reprendre en main et réorganiser son système politique qui doit gérer, dans l'équilibre, le destin commun de dix-huit communautés différentes sur le plan religieux et, jusqu'à un certain point, culturel. Pour le reste, à savoir la question arabe en général, j'ai - tout en me félicitant de l'élimination de l'affreux Saddam Hussein - le plus grand mal à accepter l'occupation, par la coalition créée autour des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, d'un pays de vieille civilisation comme l'Iraq. J'attends aussi avec impatience et colère, oui: colère, la fin de ce qui se passe actuellement en Palestine: il faut que ces  deux peuples, le palestinien et l'israélien, trouvent enfin le chemin du dialogue, du respect mutuel, du droit international, que justice soit rendue au dépossédé et que le bon voisinage remplace la méfiance et la haine réciproques: « Si tu veux la paix, prépare la paix », dit Platon.AF - « Satah Stétié, poète arabe », c'est là le titre du livre que Daniel Aranjo vous a consacré aux éditions Autres Temps (l septembre 2001). Le substantif dit un droit, droit à l'exil de tout homme qui, parce qu'il parle, perd le monde et tente obstinément d'y reprendre pied, souffle et sens; I'épithète un fait, difficile à cerner. Existe-t-il un « pays arabe », une patrie linguistique et culturelle arabe ?SS - Il existe une langue arabe, une culture arabe, une civilisation arabe, complexe, qui a produit, à travers et au-delà du fait religieux, une littérature, une philosophie, une architecture, une poésie, une musique, un art de vivre, que sais-je, et c'est tout cela qui alimente la conscience et l'inconscient collectifs. Je suis le fils de cet héritage-là comme je suis le fils de ma culture française. J'ai la chance-je l'ai souvent écrit d'être un métis intellectuel et spirituel, un homme à cheval sur deux mondes. C'est cela que Daniel Aranjo a compris et c'est cela qu'il met en évidence dans son livre aussi renseigné qu'intuitif.


AF- Je ne me souviens plus dans lequel de vos articles consacrés à la poésie vous rappeliez ce mot de Flaubert: « la civilisation est une histoire contre la poésie ». Cette guerre, de quoi est-elle fondatrice à vos yeux ?


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02/04/2007

Entretien avec Jacques Dupin, « sourcier de l’ordinaire éclat »


Coudrier vient de paraître chez POL.

Un nouveau livre de Jacques Dupin, c’est un coup de vent – coup de tramontane qui vient par delà les montagnes du cœur. Coudrier est tel. Coup de vent sur ses livres antérieurs et leur écriture. Coup de vent sur nos repères de lecteur. Coup de vent dans les noisetiers, ces coudriers dont l’homme des sources sait reconnaître les brisées.Jacques Dupin est un tel homme. Des brisées des coudres, il connaît la fourche propice. C’est un homme qui sait tenir – et c’est candeur instruite – la branchette du coudrier  et la promener en pays sec, minéralisé pour la proposer aux eaux souterraines comme à celles de métaux précieux, à tout « ce qui gronde dans le sous-sol, sous la feuille déchirée, sous nos pas. Et voudrait s’élever. S’écrire », afin qu’elle se torde comme se tord la langue dans le poème pour laisser passer ce courant d’énergie puisé à même la nuit vivante du corps, Corps clairvoyant selon le titre donné à ses poèmes de 1963 à 1982, publié en 1999 dans la collection Poésie/Gallimard et qui reprend, L’embrasure, Dehors et Une apparence de soupirail.Né en 1927 à Privas en Ardèche, il publie son premier livre Cendrier du voyage – réédité aujourd’hui aux éditions Fissile – chez Guy Lévis Mano. Il sera parmi les fondateurs de la revue L’éphémère chez Maeght avec Yves Bonnefoy, André Du bouchet, Gaëtan Picon et louis-René Des Forêts en 1966. Depuis 1986, Jacques Dupin publie chez POL – et ce sera Contumance (1986), Echancré (1991), Grésil (1996), Ecart (2000), De singes et de mouches précédé de Les Mères (2001) et aujourd’hui Coudrier ; chez Fata Morgana et aux éditions Farrago, Alberto Giacometti en 1999 et Matière d’infini (Antoni Tàpies en 2005. Son activité de poète s’est toujours doublée de nombreuses interventions moins sur qu’à partir de la peinture. La plupart sont reprises dans L’espace autrement dit (Galilée, 1982).Bernard Noël écrira à son propos dans Strates, Cahier Jacques Dupin que dirigea Emmanuel Laugier chez Farrago en 2000, « Quoi ? Il y a 25 ans qu’a paru Dehors : fallait-il tout ce temps pour remarquer à quel point il décape radicalement la poésie. » et François Bon dans une préface pour Rien encore, tout déjà paru chez Seghers en 2002 : « Jacques Dupin est de notre temps, et en avant de nous. Par l’âge notre aîné, mais par l’œuvre, largement constituée, pourtant encore ouverte, en avant. »
Ne tardons pas !

 

Entretien Alain Freixe et Jacques Dupinmedium_IMG_9700.2.JPG
 


(Cet entretien est paru en deux fois dans les colonnes du journal L’Humanité des 5 octobre 2006 et 8 mars 2007. Il a été repris dans la revue Faire Part, N°20/21, Matière d’origine , numéro d’hommage à Jacques Dupin pour fêter ses quatre-vingts ans.
Jacques Dupin est ici en compagnie du peintre Jean Capdeville)


Alain Freixe :
Coudrier, le mot dit l’arbre et son bois communément appelé noisetier. Mais il ne peut pas ne pas faire penser à la baguette du même nom. Baguette qui n’est pas bâtonnet mais branchette fourchue, bifide et que l’homme des sources, avec sa bêche à proximité, tient à deux mains en arpentant le sol à l’écoute de ce qui remugle dans les dessous : eaux et minéraux, liquides et solides, courants d’énergie pure, forces invisibles : à repérer, à aider à remonter les habillant de mots, à capter en quelques formes appropriées. Bien sûr, le mot renvoie aussi pour le lecteur au livre lui-même puisqu’il fait titre. Titre que je n’imagine pas indépendant du tout qui s’ensuit comme dans une certaine tradition surréaliste, mais au contraire comme tenant aux textes, non d’une manière ornementale mais comme faisant signe vers ce qui pourrait être le principe de leur ajustement ou comme figurant le fil invisible qui les tiendrait ensemble. Qu’en est-il de votre pratique en matière de titre ? Qu’en est-il de celui-ci ? Comment Coudrier s’est-il imposé ?

Jacques Dupin :
Le titre d'un livre n'est pas une annonce, un programme, un couvercle. Il n'est ni un condensé ni une émanation du texte. À peine un signal, un repère, pour la commodité du lecteur et du libraire. Il doit à la fin rejoindre le poème, mais il vient d'ailleurs, d'une autre case de l'imaginaire. Il n'est
pas une clé, plutôt un trou de serrure laissant le regard pénétrer. Je ne l'écris jamais avant de commencer l'écriture d'un poème. Ni forcément à la fin. Le plus souvent, il apparaît et s'impose en cours de route. Comme si le travail de la langue l'avait suscité, l'avait mis en lumière entre les lignes. Il surgit, mais il n'est pas seul, il faudra n'en garder qu'un, le plus adéquat ou le moins mauvais.
Ainsi le mot « coudrier », je l'avais noté il y a 20 ans, et gardé au frais. Un mot, et non un titre. Et puis il est revenu voltiger et bourdonner au dessus des poèmes que j'écrivais, ceux de mon dernier livre. Il avait un concurrent que je n'ai pas retenu « Le soleil vu de dos », trop intentionnel et trop ludique. Coudrier m'était apparu comme une ouverture vers une autre forme de poésie dont je ne distinguais pas les contours mais qui m'habitait.
Pour le livre de poésie, le titre est un visiteur, le signe d'une métamorphose. Une griffe sortie de la nuit pour émouvoir le tissu verbal, ou encore la greffe nourricière de la constellation de mots qu'elle surplombe. Ce peu, cette graine ou ce caillou, actif au haut de la page.


Alain Freixe :
Le mot « crime » revient souvent dans votre livre. Il apparaît  comme jouant le rôle d’un double principe. D’une part, comme principe esthétique : « l’entame serait de poésie mauvaise / comme on chasse l’ours et la bécasse / en mélangeant les cartouches », faisant écho à « la haine de la poésie » de Georges Bataille ou à « cet haineusement mon amour la poésie » d’André Frénaud. D’autre part, comme principe éthique, principe d’existence : « je n’existe pas sans le crime ». Ce meurtre qui fait césure concerne « les signes et les lettres », la langue et soi avec comme pris en elle depuis toujours. Ecrire c’est quand « le couteau qui dicte / perce le blanc ». Ecrire pour délivrer, désentraver, ouvrir une voie, « percer un isthme » disait Maurice Blanchard. Dévaster ce langage de communication qui nous prive toujours plus de sens, pour rebondir, retrouver le vif, la surface et les intensités qui la parcourent. Conquérir une respiration de vivant…


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29/01/2007

Entretien 3 - Yves Bonnefoy et Alain Freixe

 medium_bonnefoy.jpgCet entretien est paru dans le revue Friches, hiver 1995/1996, N°52. Jean-Pierre Thuillat est toujours aux commandes de cette revue qui file toujours verte vers son numéro cent ! (Friches, Le gravier de Glandon, 87500 Saint-Yrieix. Site : www.friches.org)
Je remercie Yves Bonnefoy d’avoir accepté que je reprenne cet entretien  de 1995 ici tel quel.

 
Alain FREIXE. — Cher Yves Bonnefoy, vous avez beaucoup enseigné, dans diverses facultés en France comme à l'étranger, enfin au Collège de France où vous occupiez la Chaire d'Etudes - Comparées de la Fonction Poétique. Vous avez. ren- contré de nombreux auteurs, de nombreuses œuvres d'hier comme d'aujourd'hui; vous les avez accompagnés et critiqués.
Cette activité critique fût-elle menée en sympathie sous la lampe allumée de Psyché, n'est-elle pas malgré tout contraire à l'activité poétique elle-même, laquelle n'est peut-être même pas tout à fait la même dans vos « Récits en rêve » et dans vos livres de poésie proprement dits ?

Yves BONNEFOY. — J'ai enseigné, — oui et non. Il est vrai que je me suis retrouvé souvent devant des étudiants, une situation que longtemps je n'avais ni imaginée ni recherchée, mais ce fut toujours comme un invité, qui a le privilège de pouvoir parler, pendant son bref passage, de ce qu'il a en esprit, et à sa façon, et sans respecter de normes. Et un jour ce fut le Collège de France, et cette fois de façon durable, mais le Collège est un lieu dont la seule règle est que l'on doit y enseigner ce que l'on est en train d'explorer soi-même, sans obligations pédagogiques, et avec droit aux tâtonnements, aux repentirs, aux changements brusques de direction. Voilà qui m'a donc permis de ne pas m'écarter de mes soucis propres, ce qu'un professeur ne peut guère faire. Et je dirai plus. Dans une situation de cette sorte, la parole des autres, quand elle vous est adressée — ce qui n'est jamais assez fréquent —, c'est la meilleure occasion que l'on ait jamais d'aller au-devant de soi-même : là où l'on se réveille de ce que l'on croyait savoir.
Quant à la critique, je ne crois pas (...)

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12/09/2006

Entretien 2 - Voir, entendre les couleurs du silence avec Michel Butor

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J'ai souhaité après avoir donné en avant-première un premier entretien avec Lorand Gaspar qui ne doit paraître dans la revue Friches qu'en automne/hiver 2007, reprendre un entretien avec Michel Butor paru en 2000 d'abord pour lui souhaiter un bon anniversaire pour ses 80 ans et ensuite pour rappeler combien l'existence des revues de poésie est éphémère puisque la revue La Sape dans laquelle il était paru en 2000 a disparu aujourd'hui.



Alain Freixe : En 1962, avec le peintre chilien Enrique Zanartu vous publiez votre premier livre d’artiste à la galerie du Dragon. Vous l’intitulez Rencontre. Pouvait-on rêver mieux pour un commencement que ce mot ? Pour moi, il dit le heurt qui fera bouger non seulement le peintre et l’écrivain mais également l’espace où trouvera à se matérialiser la rencontre. Quelle idée vous faisiez-vous, cher Michel Butor, en 1962, du livre d’artiste ? Cette conception a-t-elle évoluée au fil des ans et des artistes rencontrés ?

Michel Butor : Je viens d’apprendre la mort d’Enrique Zanartu. Il n’était pourtant pas beaucoup plus âgé que moi. Je l’avais rencontré galerie du dragon, fondée par Nina Dausset, qui avait hébergé le groupe surréaliste d’alors. J’habitais chez mes parents rue de Sèvres et je passais presque tous les jours par la rue du dragon pour aller à Saint-germain-des-près. Le nom de cette rue vient de l’ancienne cour du dragon qui a donné son nom à l’une des journées de la Semaine de bonté de Max Ernst. Elle était déjà fort délabrée dans ma jeunesse. Elle donnait de l’autre côté sur la rue de Rennes par un magnifique porche rococo orné d’un dragon, qui a été détruit deux ans après avoir été classé pour faire un monoprix. La galerie est au coin de la rue Bernard Palissy où s’étaient installés les jeunes éditions de Minuit. Comme il devait y avoir une exposition Zanartu, en 56 ou 57, le nouveau responsable de la galerie, max Clarac-Sérou, m’avait demandé une préface pour le catalogue. Quelques années plus tard, Enrique ayant réalisé cinq grandes eaux-fortes en couleurs, max Clarac réussit à intéresser un commanditaire suédois pour réaliser ce livre. On y voit se produire une rencontre, mais naturellement le titre évoque aussi la nôtre. Presque tous les livres que j’ai réalisés depuis avec des artistes auraient pu avoir un tel titre. La dernière fois que j’ai vu Enrique Zanartu, c’était à l’occasion d ‘une visite chez Antonio Saura, encore pour un projet de livre. J’arrive chez celui-ci qui me dit en m’accueillant : avant de vous faire entrer, je voudrais vous mener chez un ami qui aura beaucoup de plaisir à vous rencontrer. Ils habitaient sur le même palier. Quand à la conception du livre d’artiste alors elle venait de la cohabitation, l’intimité que j’avais tant admirée entre peintres et écrivains dans le groupe surréaliste, et d’un certain nombre de grands classiques, en particulier ceux réalisés par Ambroise Vollard. Cela impliquait grand format et grand luxe. Au fil des années et des collaborations j’ai exploré bien d’autres formats, bien d’autres techniques et si j’ose dire d’autres économies, en particulier ce qu’on peut appeler le luxe pauvre. C’est ainsi que pour nous libérer le plus possible des problèmes de prix de revient que j’ai multiplié les livres manuscrits.

AF : Vous opposez «grand luxe » et « luxe pauvre ». Qu’entendez-vous par cette dernière expression ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette autre économie du livre d’artiste ?

MB : J’aime le papier sous toutes ses formes ; les plus somptueuses qui peuvent coûter très cher, mais aussi les plus simples : le papier journal, le papier kraft, le papier machine sur lequel je vous écris. Je suis donc heureux de le célébrer par des livres qui en montrent les beautés. Et l’on pourrait développer cela pour tous les aspects de la fabrication. Il y a un grand luxe qui revient très cher, qu’il faudra donc vendre très cher, qui sera réservé aux gens riches. Il a ses vertus. Mais il y a aussi un luxe pauvre dont les matériaux ne coûtent presque rien, et qui est fabriqué seulement par le travail de ses auteurs. C’est alors seule la rareté qui peut lui donner une valeur marchande, et peu à peu. C’est par excellence l’objet à donner.

AF : Diriez-vous qu’avec ce mot – Rencontre - pour premier titre de votre collaboration avec les artistes ce fut comme un véritable coup de vent – « salubre », disait Rimbaud, fiable ont toujours pensé les poètes de Reverdy à Dupin en passant par Char – quelque chose qui se serait révélé être comme le garant de cette ouverture par où pouvait passer l’air dont vous aviez besoin, air qui se raréfiait pour finir par manquer totalement du côté de l’écriture romanesque ? Pourriez-vous revenir sur ce moment de rupture, de battement entre deux portes ?

MB : La rupture avec le roman habituel, même « nouveau » était déjà consommée sans que je ne m’en rendisse compte, avec l’écriture de Mobile qui a paru en cette même année 1962. Rencontre avec son côté poëme en prose a été en effet une bouffée d’oxygène. C’est à partir de ce moment que j’ai osé me remettre à écrire des textes que l’on pourrait qualifier de poëmes. Sans l’intense confrontation avec les peintres et leur intense encouragement je n’aurai jamais osé franchir ce pas. Je leur en garde à cet égard une reconnaissance éperdue (hélas ils meurent les uns après les autres ; d’autres plus jeunes les relaient heureusement). J’étais déjà connu comme auteur de romans et d’essais, ils m’ont libérés dans ce domaine qui a envahi peu à peu tout le reste. Cela a été et reste un bain de jouvence. Je me sens un vieux romancier bientôt du siècle passé, mais un jeune poëte tout prêt à entrer dans le siècle nouveau.

AF : Vous parlez, cher Michel Butor, d’une part de « l’intense encouragement des peintres » à propos de la reprise de votre écriture poétique et, d’autre part, d’une’ « intense confrontation » avec eux. Pourriez-vous éclairer davantage ce face à face ? Quels en furent les temps forts ? Les aigus ? Les points d’achoppement ? Les remises en question ? Dessiner comme un parcours ?.

MB : J’ai toujours vécu dans une atmosphère de peinture. Mon père, employé dans l’administration de la SNCF pour pouvoir subvenir aux besoins de sa nombreuse famille (8 enfants, dont une fille morte avant la naissance), aurait bien voulu être peintre. Il a fait de l’aquarelle toute sa vie (paysages et images pieuses) et de la gravure sur bois. Je suis allé apprendre à dessiner chez l’un de ses amis. Quand j’ai commencé à faire des livres avec des artistes, j’ai eu l’occasion de retrouver l’atelier Féquet et Baudier où je l’avais accompagné enfant lorsqu’il voulait de beaux tirages de ses gravures. Certains des artistes avec qui j’ai commencé à travailler sont devenus des amis intimes (Hérold, Bryen, etc.). Chaque dialogue a été différent. Quelquefois les choses n’ont pas marché. Je me souviens d’un éditeur qui avait voulu me faire faire un livre avec des encres de Soulages, peintre que j’admire beaucoup. J’ai écrit mon texte que vous pourrez trouver dans Illustrations III sous le titre Méditation explosée. Je me suis heurté à un refus catégorique, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir de bons rapports avec lui par la suite. Je ne sais , je devais révéler quelque chose qu’il ne voulait pas laisser voir. Je pense qu’aujourd’hui les choses se passeraient différemment. Quant au parcours, eh bien, mon premier livre d’artiste à proprement parler a été Rencontre en 1962. Puis j’ai eu une période où j’ai travaillé exclusivement dans le grand luxe. Je ne me prive pas d’y travailler encore quand l’occasion se présente. Tout était alors imprimé. Puis il y a eu l’invention du luxe pauvre. Je me souviens qu’Hérold avait décidé de faire recouvrir certains étuis du magnifique Dialogue des Règnes avec de la toile à serpillière. C’était splendide, et comme c’est un tissu fait spécialement pour absorber liquides et salissures, il faut le manipuler avec de grandes précautions. Il y a eu aussi Ania Starotsky, artiste russe amie d’Iliazd, avec qui nous avons fait entre autres choses, un ouvrage en photocopie, technique alors dans son enfance. C’est à partir de là que ce sont multipliés les livres manuscrits permettant une réduction considérable des coûts, mais interdisant de réaliser plus de quelques exemplaires. La consultation du catalogue de l’Ecart montre ainsi l’explosion progressive de ma production qui est en même temps devenue secrète.

AF : Comment expliquez-vous cette contradiction, d’une part votre production s’accroît considérablement - plus de 300 artistes – et d’autre part, elle devient plus secrète. Explosion, secret ce sont les termes que vous utilisez. Une explosion silencieuse comme se recouvrant peu à peu elle-même, et finissant par se dérober aux regards, par se cacher.

MB : Ce qui s’accroît, c’est le nombre des objets-livres, mais leur texte est souvent assez court, et surtout le tirage est restreint, surtout quand il s’agit de livres-manuscrits ; il faudrait alors parler de quantité de copies. Cette production n’est d’ailleurs pas médiatisée comme celle qui passe par les grands éditeurs. C’est le circuit des galeries et surtout le bouche à oreille. Explosion douce par conséquent, qui ne m’empêche nullement de vivre à l’écart.

AF : Michel Butor, qu’est-ce qui vous préoccupe, quel est votre souci premier, fondamental – peut-être votre querelle, votre belle querelle ! – lorsque vous entrez dans une relation de travail, d’écriture avec un artiste ?

MB : Je me mets à travailler avec un artiste lorsque je sens une demande. Parfois, c’est effectivement lui qui me propose un projet, mais ce n’est pas indispensable. Ce qui l’est c’est que je sente une sorte d’injustice. Dans ce qu’il fait, il y a quelque chose de précieux pour moi, qui devrait l’être pour d’autres à qui il convient de passer le mot. Donc l’œuvre met en branle en moi un nouveau discours et je lui en suis reconnaissant ; je me sens une obligation. Donc la demande peut très bien venir d’un peintre mort, illustre ou non, qui en quelque sorte se ranime en moi.

AF : Qui lira cet entretien sera certainement touché par le bel hommage que vous rendez à vos amis peintres. C’est donc leurs œuvres, lits de couleurs, couches de matières qui a été, pour vous, occasion d’expérience, cette traversée toujours risquée. Puis-je vous demander selon vous pourquoi ? Ce coup de bêche venu des peintres en vos terres, comment expliquez-vous qu’il visa juste, là où l’eau des poëmes affleurait déjà ? La peinture pour remuer l’écriture, l’irriguer de quelles nouvelles espérances ?

MB : J’avais écrit beaucoup de poëmes étant étudiant. Certains ont été repris dans Travaux d’approche et La banlieue de l’aube à l’aurore. C’était l’époque où je me demandais encore si je n’allais pas me consacrer à la peinture – mais de moins en moins. Retour d’Egypte, travaillant sérieusement à mon premier roman Passage de Milan, j’avais décidé de renoncer aussi bien à la poësie de style habituel, qu’à la peinture. Je me suis mis alors un peu à la photographie, pour quelques années. Mais il s’agissait pour moi de tout faire passer dans le roman. Je n’y ai pas réussi à cause de la production d’essais qui s’est multipliée, laquelle s’accordait à mon gagne-pain, l’enseignement, et aussi à cause du retour du jeune poëte assassiné ou abandonné, en réponse à la curiosité de certains amis. La demande des peintres a rouvert une vanne, mais il faut dire que la liqueur avait considérablement évolué, qu’elle évoluera considérablement encore. Non seulement les peintres m’ont donné une autorisation qui me manquait, ils ont brisé en moi un Tabou, mais ils m’ont enseigné par leurs ouvrages et aussi leur comportement toutes sortes de stratégies de détail. Chacun m’a ouvert une sorte de purgatoire différent ; et il s’en est toujours trouvé un pour me sauver du désespoir ou de l’ennui.

AF : Cette relation entre poëtes et peintres semble sans cesse réactivée, au moins depuis Baudelaire – ah ! la couleur chez Delacroix ! -, au point qu’elle semble sinon spécifique du moins « très » française, non ?
Certes, la renaissance avait su faire un sort à l’adage d’Horace ut pictura poesis, liant arts du langage et art des formes à partir du moment où la Nature – ce Cosmos – leur était modèle commun. Depuis, ce modèle a volé en éclats. Toutefois, n’a-t-on pas toujours quelque mal à échapper à la hiérarchisation qui voit la littérature tenter d’occuper la plus haute marche. Je pense à André Breton affirmant encore dans Position politique du surréalisme que la poésie était le seul « véritable art de l’esprit », qu’elle était capable de pénétrer les autres arts…
L’ut pictura poesis, Michel Butor, comment l’entendez-vous aujourd’hui ?

MB : Dans les grandes religions monothéistes, Israël, Islam, Chrétienté, tout tourne autour d’un livre essentiel : torah, coran, bible. L’écriture est donc première ; elle est même souvent considérée comme antérieure au monde. Au début de l’évangile de Saint Jean, c’est le logos ou le verbe. Aussi l’écrit est considéré comme fondamentalement antérieur à l’image qui ne peut être que son illustration, qui peut être dangereuse si elle s’émancipe, ramener à l’idolâtrie. Cette antériorité de l’écrit est la règle dans presque tous les livres européens jusqu’au XXème siècle. Il faur remarquer qu’Horace, en bon païen, dit : ut pictura poesis, c’est-à-dire : la poésie est comme une peinture, imite la peinture qui, elle, imite la nature. A la Renaissance, c’est plutôt l’inverse : ut poesis pictura, la peinture est comme un poëme, c’est-à-dire qu’elle doit chercher l’inscription profonde qui se trouve au-delà des apparences. Le XXème siècle a assisté à une extraordinaire invasion des images qui prétendaient nous donner une réalité toute crue, antérieure à tout texte, avec la photographie et le cinéma. Nous savons bien maintenant que cette prétendue crudité est un mythe. Mais l’écriture aujourd’hui a besoin de revendiquer sa place tout autrement qu’auparavant. J’aime la peinture qui est comme un poëme (Raphaël, Bellini, Titien) ou comme un commentaire au texte sacré (Giotto), mais j’aime tout autant la poésie qui est comme une peinture, et qui donc va faire surgir à nos yeux des formes et des couleurs qui retrouvent parfois celles de la réalité en nous les découvrant. Je dis ici plutôt réalité que nature, car la photographie et le cinéma ont dès l’origine trouvé leur terrain d’élection dans l’urbain (ce qui n’empêche pas des parties de campagne). A partir de l’urbain l’impressionnisme redonne une nature perdue, en procédant de proche en proche : jardins publics, promenades, villégiatures, etc. Pour répondre à Breton, je pense que la poésie est peut-être le plus grand art de l’esprit, mais qu’elle n’est certainement pas le seul capable de pénétrer les autres arts, elle doit aussi s’en pénétrer.

AF : Pour vous, Michel Butor, le poème, le texte d’accompagnement, le texte mis en route, en chantier serait est-il simple équivalent verbal de l’œuvre plastique ? N’y-a-t-il pas toujours le risque – C’est Daniel Lançon qui cite ce passage de Jean Roudaut dans Une ombre au tableau, texte paru aux éditions Ubacs où votre correspondance avec votre ami Georges Perros a aussi été éditée – d’une appropriation possible dans cette mise en mots, mise en histoire, en fable d’un tableau ? Doute, suspicion…René Char parlait des « lèvres incorrigibles » des poètes lorsqu’ils abordaient l’œuvre d’art. Y aurait-il silence de ce côté-là ?

MB : Un de mes livres s’appelait Chantier (les textes en ont été repris dans A la frontière à La Différence). Pour moi le texte qui accompagne l’image n’est pas un équivalent, mais un complément.Il réalise avec le tableau, la gravure, etc un nouvel objet plus riche. Il est donc difficile de l’en détacher. Pourtant, j’ai l’impression qu’il ne joue vraiment son rôle que s’il est capable d’une vie indépendante, serait-ce au prix des transformations. C’est ce qui explique qu’un texte écrit pour le peintre A, puisse être utilisé par le peintre B pour un nouveau mixte. Il y a des écrivains qui sont tellement imbus de la prééminence du texte, qu’ils voudraient en effet y traduire tout, faire des textes qui puissent à la limite remplacer les objets, les œuvres. Je cherche tout autre chose ; je veux que mon texte ouvre les yeux (ou les oreilles), qu’il rende l’œuvre nécessaire. Cette œuvre-là, peut-être une autre aussi, une troisième, bientôt toute une galerie de musée.
Le tableau nous dit que l’on n’a pas su parler, notamment de lui, mais qu’il faut parler. Son silence est un appel. Cet appel continue tout au long de nos textes qui ne peuvent être définitifs. Après le dernier mot, le silence revient, l’attente. Mais il n’y a pas que les tableaux qui nous disent cela ; tous les grands textes nous le disent aussi. Ils appellent nos lectures fraîches. Nous pouvons entretenir la source, mais à la fin il nous faudra toujours laisser la parole au suivant.

AF : Ecrire avec les peintres, vous l’avez fait. Ecrire à partir des peintres aussi. Sur les peintres, n’en parlons pas. Ecrire en peintre puisque vous me disiez que certains poëmes sont comme des peintures – tout tient dans le « comme », je suppose – cela ouvre les portes de la réalité sur un au-delà du langage ? Chercher dans les mots à aller vers ce qui les dépasse, à faire signe vers un dehors…Ce serait cela la poésie, selon vous ?
De sorte qu’il y aurait à voir le poème comme on voit un tableau, dans sa brusque apparition ? Cette expérience-là est-elle envisageable ?

MB : Le langage n’est langage que dans la mesure où il désigne autre chose, où il donne sur la réalité et nous la donne. C’est pour avoir oublié cette évidence, cette expérience fondamentale, que toute une partie du structuralisme, les yeux brouillés par de vieux préjugés, s’est mise à tourner en rond. Ecrire comme les peintres, cela peut vouloir dire :Ecrire comme les peintres écrivent, car cela leur arrive souvent, et si certains sont un peu bavards, d’autres sont d’excellents écrivains ;
Ecrire comme les peintres peignent, donc regarder avec eux, les regarder peindre, tirer des leçons de leur travail.
En ce qui concerne le résultat, le texte rivalise avec une peinture dans la mesure où il évoque avec force des images, des couleurs, appelant souvent à son secours l’œuvre du peintre qui les fournit. Dans la mesure aussi où il fonctionne comme une peinture. Certes celle-ci, pourvu qu’elle soit de petit format, peut être appréhendée d’un seul coup, alors que nous épelons d’abord le texte lettre à lettre, puis l’ânonnons mot par mot, puis prenons notre envol sur la page, mais les différentes parties de celle-ci subsistent pendant cette opération. Il y a des régions réservées : pagination, titre courant, titres de chapitres, annotations, dans lesquels nous puisons comme pour reprendre haleine avant de reprendre le fil (ou les fils). Il est facile de voir que le fonctionnement du poëme est plus proche de celui de la peinture que celui de la prose. Le poëme nion ponctué est plus visuel que celui qui est ponctué. Les signes ayant été inventés pour faciliter la lecture à haute voix, puis à voix de plus en plus basse, de plus en plus intérieure. Les nombreux « tableaux » synoptiques qui illustrent nos manuels nous éclairent à ce sujet. Le poëme s’en rapproche plus ou moins notamment quand il utilise la forme essentielle de la liste : litanies, catalogue des vaisseaux dans l’Iliade, etc.
Il arrive qu’il y ait ainsi brusque apparition d’un tableau. Je me souviens par exemple de mon étonnement lors de mon premier voyage à Florence, lorsque j’ai découvert le tryptique Portuari de Hugo Van den Goes. D’abord, je ne savais pas qu’il y eût des primitifs flamands à Florence. D’autre part je n’imaginais pas dans cette école un tableau si grand. Cela a été comme un coup de foudre. Mais après ce premier moment, comme je me suis promené de détail en détail, de panneau en panneau, des deux côtés des panneaux extérieurs. La nouveauté produit ainsi une sorte de déflagration. Mais pour le peintre en général que de temps avant d’arriver à ce résultat, avec dessins préparatoires, esquisses, repentirs. Souvent des semaines, parfois des années.
De même la première lecture d’un poème peut apporter un tel coup de foudre. Je pense aux Illuminations si bien nommées. J’étais adolescent. Je n’imaginais pas qu’on puisse faire des choses pareilles avec des mots. Comme je les ai relues depuis, et quels trajets j’y ai parcourus !
Lors de sa première rétrospective au Museum of Art, un critique incompréhensif demanda à Mark Rothko combien de temps il lui fallait pour faire une de ces œuvres, imaginant qu’il répondrait quelque chose comme une grosse demi-heure. Mais il lui dit : 65 ans, l’âge qu’il avait.

AF : Cette question pour clore notre entretien. Elle porterait sur cette citation de Paul Klee que vous rappelez dans votre entretien sur Michaux, publié dans le Magazine Littéraire d’avril 98 : « Ecrire et dessiner sont semblables en leur fond ». Le croyez-vous ? N’est-ce pas là encore – et en quel sens alors ? – la question de la trace qui se pose ? Et puis dessiner, peut-être, mais peindre, et qu’avec la couleur cèdent les contours ?

MB : Oui, la trace, toujours. Sur une surface plus ou moins unie, blanche en général, mais pas forcément, le dessinateur aussi bien que l’écriveur, dispose des traits noirs en général, mais pas forcément. Les bâtons de l’écolier évoluent en un sens vers des lettres, dans un autre des représentations visuelles, entre les deux l’ idéogramme. L’écriveur obéit dans la disposition de ses traits à des règles extrêmement strictes impliquant un passage au moins possible par l’oral. Le dessinateur d’autrefois, dans sa recherche d’une ressemblance, obéissait à des contraintes aussi serrées. Les changements dans la relation au modèle ont libéré le dessinateur. L’enchaînement des signes-lettres chez l’écriveur se fait fondamentalement au long d’une ligne idéale dont les sections s’entassent en pages, les pages en volumes quelle que soit la forme de ceux-ci. Mais le manuscrit avec ses ratures, ajouts, renvois peut rivaliser de liberté plastique avec les produits du dessinateur. Quant à l’imprimé, il nous suffit d’ouvrir un peu nos volets pour découvrir la richesse des titres, sous-titres, tableaux, titres-courants, notes, etc., sans parler même de la relation avec des illustrations sur la page, le texte pouvant devenir lui-même une illustration (photographie d’une page de telle édition particulièrement belle ou intéressante). Les lettres peuvent retrouver leur figuration enfouie ; les dessinateurs peuvent leur en inventer de nouvelles : alphabets figuraux, lettrines, etc.
En ce qui concerne la couleur, notre tradition scripturaire (prééminence du texte, du livre, sur son illustration ou décoration) nous a menés à opposer, comme Mondrian pendant toute une partie de sa vie des non-couleurs : blanc, noir et tous les gris, à des couleurs : celles du spectre solaire et leurs combinaisons. Mais Mondrian lui-même n’a pu maintenir cette opposition dans ses dernières œuvres où il découvre avec émerveillement que le noir aussi est une couleur.
Ainsi notre écriture, c’est en général des signes noirs sur un fond blanc, mais toutes les autres couleurs sont possibles, à condition bien sûr de conserver un contraste suffisant. C’est un bouleversement complet de nos habitudes, et surtout de celles des éditeurs. Ainsi Cendrars imprime en couleurs la Prose du Transsibérien, moi Boomerang.
Le dessin était, dans l’enseignement traditionnel des beaux-arts, conçu comme contour cernant une couleur qui le remplissait, comme un liquide dans une bouteille. On voit la filiation avec l’art du vitrailler ou de l’émailleur. La couleur peut s’épanouir beaucoup plus librement, le dessin devenir lui-même une matière de points, cils, boucles, etc qui remplit une forme en l’animant. L’écriture aussi. Pensons seulement à la bouteille de Rabelais.
Lorsque j’écris à la main dans l’œuvre d’un artiste : dessin, gravure, gouache ou collage, j’éprouve à chaque mouvement de ma plume l’énorme influence de mes dessins-mots sur les dessins-images qui les entourent, ceci naturellement déjà antérieurement à la lecture en mots et phrases qui fait intervenir des océans de références, de formes et couleurs remémorées, imaginées. La peinture nous force au silence pour nous rendre capable d’entendre sa rumeur. La poésie propose sa rumeur pour nous rendre sensibles aux couleurs du silence.

* La photographie de Michel Butor a été prise par Marc Bénita à Mouans-Sartoux en octobre 2005.
© Alain Freixe

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02/07/2006

Entretien 1 - Lorand Gaspard ou l’art de semer des questions

medium_gaspar.jpg Cet entretien a été réalisé via internet durant le printemps 2006. Il est à paraître prochainement dans la revue Friches, Le gravier de Glandon, 87500, Saint-Yrieix.


Alain Freixe : J’irais pour commencer, si vous le permettez, cher Lorand Gaspar, au plus simple, même si je sais qu’on a dû souvent vous poser cette question : comment êtes-vous arrivé à concilier votre pratique de chirurgien et les exigences de l’écriture poétique ? Comment voyez-vous plus généralement les relations qu’entretiennent ou devraient entretenir science et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique » (allocution au banquet Nobel, 10 décembre 1960) ?

Lorand Gaspar : Depuis l’âge de 12-13 ans je savais intimement et le disais clairement à mon père que je désirais mener parallèlement une activité dans les domaines scientifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me concernait), être une activité qui m’aidait à vivre, à mieux me connaître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sciences (centré sur les sciences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout particulièrement sur ce que peuvent nous apprendre nos connaissances actuelles de notre cerveau concernant notre développement personnel et la vie avec les autres), me semblait être tout aussi fondamental et je ne comprenais guère pour quelle raison la plupart des adultes autour de moi y voyaient une contradiction. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neurosciences et participant modestement au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nouvelle approche de notre psychologie grâce à nos connaissances actuelles du cerveau humain et de son fonctionnement que je peux constater que la créativité dans les domaines que nous appelons artistiques et scientifiques, se déroule dans la même structure cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neuroscientifique américain d’origine russe Elkhonon Goldberg (élève, à Moscou, d’un des fondateurs des approches neuroscientifiques de notre psychologie, Alexandr Romanovich Luria) a publié en 2001 un livre dont le titre est « The executive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civilized Mind ». Bref, je crois pouvoir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déclaration de Saint John Perse, autorisé par les connaissances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créativités artistique et scientifique prennent leur source dans le fonctionnement des mêmes structures cérébrales.

Alain Freixe : Tous vos livres sont livres d’expérience, donc de voyages, de traversées risquées que ce soit à propos du désert ou de la mer avec ses îles – Passer y est toujours difficile ! – ou de la mort affrontée au plus près dans les hôpitaux…ou de l’amour. Le monde cela se traverse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le désespoir. Pourtant toujours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effacer. Faire passer cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?

Lorand Gaspar : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minuscule j’aime m’y déplacer, découvrir des paysages, des sociétés, des cultures différentes Oui, cette vie en général - issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croyait naguère - , celle des êtres unicellulaires aussi bien que celle des corps-cerveaux singuliers complexes de l’homo sapiens sapiens – me passionne, mais le chemin que je pense avoir parcouru et continue encore à parcourir (tant que me le permettront les lois éternelles de la Nature, comme dirait Spinoza), n’est pas seulement celui de la nature sans bornes connues et des cultures de notre globe, mais aussi celui de l’expérience de l’individu humain singulier (à ne pas confondre « individualisme » et « individualité ») que je crois être, mais aussi celui de la réflexion et de nos connaissances humaines relatives, biens sûr, à nos sens et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce cheminement s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure connaissance de moi-même et d’un travail de développement personnel en vue d’une plus grande ouverture d’esprit, d’une fluidité, d’une souplesse faites d’une capacité d’adaptation à ce que je ne peux pas changer, d’une perception de la complexité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la perception du fait que ma connaissance de la Réalité restera toujours relative à mes sens et à mon cerveau ; d’un désir de distinguer les causes des effets et de les comprendre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon propre destin, même s’il est lié biologiquement et sociologiquement à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma culture, de l’Europe…et de l’humanité sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expérience : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes rencontres de ce qui échappe aux investigations de ma raison, de ce qui la déborde….Y entrent pourtant aussi mes connaissances, mes rencontres, mon travail, mon expérience de la vie.

Alain Freixe : Cette rencontre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la rendre au moyen de photographies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mouvementé de mots et de couleurs, publié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accompagne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?

Lorand Gaspar : Je conçois la photographie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-photographe perçoit un mouvement, une lumière, une construction instantanée que je cherche à capter sur un support, dont je propose un « tirage » qui me parle à la manière d’un poème… Parlera-t-elle à d’autres ? C’est la même question que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à propos d’un poème que je viens d’écrire…Proposera-t-elle à d’autres une ouverture ? Une occasion de se poser des questions ? De mieux s’explorer, de se connaître, d’aller à la recherche de…

Alain Freixe : Poursuivons si vous le voulez bien sur ce thème. « La photo voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un souvenir, sans doute qu’on finira par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la photographie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?

Lorand Gaspar : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « comprendre », l’image, la vision que propose ma photo, ne veut surtout rien « garder », seulement proposer un sentiment de découverte, d’approfondissement soudain, de perception de ce que j’appelle ouverture, de clarté qu’on pourrait dire intuitive.

Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des vestiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous confiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes prises à la diable sur des carnets. À quelle occasion les revisitez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des carnets, feuilles volantes, bouts de papier.. ? Qu’est-ce qui vous y pousse ?

Lorand Gaspar : Oui, poème du côté des vestiges, des traces et des traces des traces, comme vous le suggérez si bien. Précieuses sont pour moi ces notes prises, un peu comme des photos instantanées, prises sur le vif…Dans la photo instantanée, souvent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une photo que je peux proposer à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de toucher juste (juste par rapport à ma singularité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue singulier, plus ou moins partageable).

Alain Freixe : Comment passez-vous des notes au poème ? Comment l’ordre s’impose-t-il au désordre initial ? Comment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Comment finit-elle par s’imposer ?

Lorand Gaspar : Comment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui contient les informations sur la structure, la biologie intime d’une plante se met à pousser quand les circonstances deviennent propices à son déploiement….Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papier ne représentent pas un désordre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (parfois d’une pensée), qui bénéficiera ou pas des conditions nécessaires à son déploiement.

Alain Freixe : Dans les entretiens que j’ai eu l’occasion de mener dans cette revue avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vincent Verdonnet ou Salah Stétié, j’ai pris pour habitude d’en terminer avec des questions tournant autour des mêmes préoccupations. La première concerne l’ appréciation que vous porteriez sur la poésie française de ce temps, sa situation générale dans le champ littéraire, ses débats, ses modes de diffusion…La seconde, la manière dont vous envisagez les lectures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des interventions des poètes dans les établissements scolaires et, plus généralement, des rapports entre la poésie et l’école.

Lorand Gaspar : La poésie française contemporaine me semble bien vivante, autant qu’il me soit permis d’en avoir une opinion d’après les textes que je connais des poètes de ma génération et de celle qui la suit. J’avoue trop peu connaître la production de ceux qui ont 25-30 ans aujourd’hui pour en former une opinion.
Quant aux lectures publiques, je les trouve intéressantes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….
Enfin, j’ai personnellement une expérience très encourageante concernant mes propres lectures en milieu scolaire. J’ai eu même l’occasion de communiquer, établir un dialogue autour de la poésie dans les deux premières classes primaires…J’ai également rencontyré avec plaisir des collégiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a-t-il chez vous la nostalgie d’un langage des choses. Mieux peut-être d’une écriture . Ainsi des martinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan ». Ailleurs, vous parlez d’une « pensée lisible un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dissiper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas viser un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Lorand Gaspar : Pour moi, biologiste et intéressé depuis mon adolescence à la physique et à toutes les sciences de la nature, il est clair qu’il y a dans la composition de la matière et bien plus dans celle d’une cellule vivante sans parler des organismes vivants – au niveau cellulaire, au niveau des tissus, de la fibre musculaire au structures neuronales -, des « langages », dans la mesure où il y a « communication entre cellules, tissus, organes…J’ai pas mal réfléchi scientifiquement comme poétiquement sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gallimard en 2004, couplé avec une réédition d’Appentissage, publié auparavant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens toujours au même mouvement extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explorer activement, aller, faire, accueillir, cueillir, participer, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

( Cet entretien a été réalisé via internet durant le printemps 2006. Il est à paraître prochainement dans la revue Friches, Le gravier de Glandon, 87500, Saint-Yrieix )

© Alain Freixe

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