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29/01/2007

Entretien 3 - Yves Bonnefoy et Alain Freixe

 medium_bonnefoy.jpgCet entretien est paru dans le revue Friches, hiver 1995/1996, N°52. Jean-Pierre Thuillat est toujours aux commandes de cette revue qui file toujours verte vers son numéro cent ! (Friches, Le gravier de Glandon, 87500 Saint-Yrieix. Site : www.friches.org)
Je remercie Yves Bonnefoy d’avoir accepté que je reprenne cet entretien  de 1995 ici tel quel.

 
Alain FREIXE. — Cher Yves Bonnefoy, vous avez beaucoup enseigné, dans diverses facultés en France comme à l'étranger, enfin au Collège de France où vous occupiez la Chaire d'Etudes - Comparées de la Fonction Poétique. Vous avez. ren- contré de nombreux auteurs, de nombreuses œuvres d'hier comme d'aujourd'hui; vous les avez accompagnés et critiqués.
Cette activité critique fût-elle menée en sympathie sous la lampe allumée de Psyché, n'est-elle pas malgré tout contraire à l'activité poétique elle-même, laquelle n'est peut-être même pas tout à fait la même dans vos « Récits en rêve » et dans vos livres de poésie proprement dits ?

Yves BONNEFOY. — J'ai enseigné, — oui et non. Il est vrai que je me suis retrouvé souvent devant des étudiants, une situation que longtemps je n'avais ni imaginée ni recherchée, mais ce fut toujours comme un invité, qui a le privilège de pouvoir parler, pendant son bref passage, de ce qu'il a en esprit, et à sa façon, et sans respecter de normes. Et un jour ce fut le Collège de France, et cette fois de façon durable, mais le Collège est un lieu dont la seule règle est que l'on doit y enseigner ce que l'on est en train d'explorer soi-même, sans obligations pédagogiques, et avec droit aux tâtonnements, aux repentirs, aux changements brusques de direction. Voilà qui m'a donc permis de ne pas m'écarter de mes soucis propres, ce qu'un professeur ne peut guère faire. Et je dirai plus. Dans une situation de cette sorte, la parole des autres, quand elle vous est adressée — ce qui n'est jamais assez fréquent —, c'est la meilleure occasion que l'on ait jamais d'aller au-devant de soi-même : là où l'on se réveille de ce que l'on croyait savoir.
Quant à la critique, je ne crois pas (...)


(...) qu'elle soit contraire à l'activité poétique. Distincte de celle-ci, oui, bien sûr : comme tout acte peut l'être de la réflexion qu'il inspire. Mais plus la pensée de l'acte est claire, plus celui-ci a des chances de s'accomplir mieux, dans les limites qui sont les nôtres. De Baudelaire, de Rimbaud j'ai appris ce que la poésie n'est pas, ce qu'elle ne pourrait vouloir être sans se trahir. La critique peut découvrir et enseigner ce que doivent être les véritables exigences, celles qu'il faut avoir pour soi comme pour les autres. Et puis-je même parler de critique, dans mon cas : étant donné ce qu'on peut imaginer, et vouloir, de conséquent et d'hyperconscient dans le projet du critique ? J'ai surtout l'impression d'avoir, la plume en main, lu des œuvres, ce que je n’aurais pu faire, sinon, que de façon moins poussée. On ne peut comprendre les grands poètes qu'en revenant sans fin sur leurs textes. D'une part, parce que ceux-ci sont si denses et d'autre part parce que leurs auteurs s'y sont empiégés autant qu'ils ont pu y avancer. Et parce qu'aussi notre existence de lecteur change ; et que nous découvrons aujourd'hui, du fait d'expériences nouvelles, ce qu'on n'aurait su percevoir hier.
Je ne lis pas Rimbaud maintenant comme je le lisais quand j'avais à peu près son âge. Mais si j'avais cessé de le lire alors, ou si j'avais vécu par la suite sur mes souvenirs de cette lecture, je sais que j'aurais perdu beaucoup de sa parole, qu'il n'est pas trop d'une vie pour reconnaître.

A.F. — Vous avez toujours affirmé la primauté du fait d'être sur l'écrit et le droit du dehors sur ceux de notre langue trop close. À l'heure où nous vivons sous un véritable bombardement d'images — je pense surtout à celles qui nous viennent, de cette lucarne toujours plus ouverte qui, nous permettant de tout voir, nous fait croire que nous voyons tout alors que nous ne sommes saisis que par le leurre d'une immédiateté supposée enfin retrouvée et transis par l'absence du monde en sa chair même. — Comment retrouver le réel ? Comment être en présence ?

Y.B. — Comment être « en présence » ? Puisque vous faites allusion à la télévision, je suppose que vous posez la question de ce comment au plan de la société, et non à celui de la personne, dans son existence privée. Et je ne puis donc que vous répondre par l'aveu d'une inquiétude que j'éprouve toujours plus grande. Car notre présente civilisation — si c'est là le mot qui convient encore — semble n'avoir pour dessein, ou en tout cas pour effet, que de la détruire, cette expérience fondamentale que vous nommez le « réel ». J'ai de longue date pensé que la présence était difficile à éprouver, improbable même dans nos façons d'être les plus apparemment poétiques : et cela parce qu'entre la plénitude du monde et nous le langage s'interpose, qui en bâtit une représentation abstraite, laquelle soit satisfait, ce qui est grave, soit nous porte à chercher ailleurs, mais dans de la conceptualisation
encore : dérive sans fin ni issue. Mais là n'est pas le plus dangereux. Car nous nous enfermons dans cette sorte de représentation globale du monde par le truchement d'images qui à la fois la subissent et tout de même aussi nous expriment - ce sont les œuvres de l'art, de la littérature -, ce qui maintient en éveil la profondeur d'être que nous sommes, profondeur plus originelle, plus vaste que nos concepts, et préserve notre désir, même notre désir d'absolu, lesquels peuvent se retourner contre les mots qui les leurrent, et c'est alors l'expérience poétique. Les images sont à la fois le mal et le bien. Il faut s'en méfier, les critiquer durement, mais aussi les aimer, c'est notre vie même. Tout autre est la situation depuis un certain grand événement, dont on n'a pas fini de mesurer les conséquences néfastes.
Je pense à l'invention de la photographier. Car à ce moment-là ont commencé de se substituer aux images produites par la personne, aliénée par ses propres mots et pourtant consciente - et désirante, et capable en somme de percevoir sa condition de par l'intérieur d'elle-même -, cette mécanique qui prend le monde par le dehors de toute intériorité, et nous place, de ce fait, en vis-à-vis de surfaces qui nous sont étrangères, mais de par cette étrangeté même nous font oublier nos plus hauts vouloirs, et nous fascinent, comme la matière, la mort peuvent fasciner. La photographie est un éventrememt du réel, par lequel l'être s'écoule. Des photographes de qualité, parfois grands esprits, les Atget, les Walker Evans, les Cartier-Bresson, et même d'ailleurs nombre d'autres, ici ou là, essayent d'arrêter la déperdition, se font les artificiers qui tentent de désamorcer une bombe, en obligeant l'appareil de photographie à se fixer sur des traces de l'existence intérieure - mais, en revanche, que d'autres, et certes les plus nombreux, pour exploiter les facultés d'anéantissement de cette technique aveugle, aveugle de n'être que pure vue : faisant sauter un à un tous les interdits visuels qui assuraient quelque dignité à l'existence sociale ! Notre époque est la première sur terre à laisser circuler à nu, sans vêture de sens, sans imprégnation de valeurs, les aspects bruts de la violence, de la cruauté, par exemple. Et comme les images de la télévision passent vite, ceux qui voient sur son écran redoutable cet abandon des tabous n'ont plus même le temps d'y réfléchir. Et il y a là, en fin de compte, de l'immédiat, mais ce n'est plus que celui de la matière. Quand les poètes parlent de l'immédiat, c'est de tout autre chose qu'il s'agit, c'est du lieu de leur existence, c'est un indéfait qui garde ses composantes visibles, sources, chemins, réponses aux besoins d'une vie qui pourrait pousser comme une plante, et fleurir : c'est l'immédiateté d'un grand horizon, d'un paysage, non celui de la blessure béante. Disons cela d'un mot : nous voici entrant à nouveau dans ce champ d'absence qui précéda la parole. Où il n'y avait pas de mémoire, pas d'avenir.
A.F. — Vous avez écrit dans « Début et fin de la neige » un poème que vous avez intitulé « Le tout le rien », vous revenez, sur cette question dans « Remarques sur le dessin ». Diriez- vous, aujourd'hui encore, avec Hölderlin, qu'il n'existe au monde qu'un seul litige, celui de savoir si c'est le tout ou le particulier qui domine ?

Y.B. — Poétiquement, il n'y a pas de litige, car on ne peut rencontrer le tout que dans le particulier, comme vous dites, obligé à ces mots de peu d'enracinement dans notre parole, alors que tant d'autres ont force et beauté, et qui sont donc comme tels la preuve que la langue veut se fermer à certaines évidences. Entre cette pierre que je ramasse, ou cette main que je prends et le ciel étoile qui enveloppe les mondes, il ne tient qu'à moi de reconnaître qu'il n'y a pas de différence, que l'infiniment limité est la même chose que ce qui n'a pas de limite, parce que tout ce que par quoi la différence se marquerait
- ainsi la dimension spatiale, ou le temps, celui des horloges -, n'est que le fait de ce recul hors de l'être que veut de nous la pensée.

A.F. — Quelles brumes pèsent donc sur la poésie pour qu'elle soit immanquablement obscure, vous le dites souvent, et qu'en même temps elle soit comme une lumière filtrant quand même derrière ces inévitables nuées, la seule façon de dire qui se porte au plus près de l'autre, celle qui {'appelle le
plus intensément au partage, au point que vous faites d'elle « la propédeutique à la démocratie », ce qui en nos temps où se pressent toujours plus violemment les ombres résonne comme une mise en garde mais aussi comme ['expression d'une irréductible confiance ?

Y.B. —Une confiance, oui, et malgré ce que je viens de dire, et qui peut vous avoir paru bien pessimiste. Une confiance, parce que je ne puis me persuader que ce grand effort qui s'est poursuivi à  travers les siècles, ce soit en définitive pour rien. II y a quelque chose de noir dans la condition humaine» on voit bien que la pulsion vitale la plus primaire, celle qui jette le serpent sur la proie, y est toujours intacte, et active, et qu'il suffit d'un rien de dérèglement dans l'étonnant engrenage des sublimations pour qu'elle se déchaîne, à nouveau aveugle. Mais iî J a eu en retour un projet si constant, si résolu et parfois si héroïque, pour trouver du sens à la vie, pour la clarifier, pour en reconnaître la beauté : laquelle est d'ailleurs mystérieuse, on dirait un signe, je le ressens ainsi, en tout cas, bien qu'aucune foi ne me soit donnée. Alors, et tout simplement, je ne puis me résigner à croire au pire, je me dis que la vérité détournée ici, bloquée dans son cours par de grandes masses sinistres, fait son chemin ailleurs, ou à d'autres niveaux s'infiltre : qu'elle va, cherche une issue, et la trouvera, peut-être au-delà de grands désastres. Et à ceux qui vont continuer de vouloir le bien, à travers ce demain si sombre, il faut bien adresser de là où nous sommes une pensée, ne croyez-vous pas et qu'est-ce que celle-ci pourrait être, sinon de reconnaître et de dire qu'il y a plus de vérité à espérer qu'à désespérer ? Et qu'espérer a d'ailleurs déjà une efficacité, puisque c'est accorder à ce qui est espéré présence plus que figure ? L'idée au moins d'un lieu se reforme. L'espoir est la mémoire la plus profonde, celle qui permettra de ne pas tomber au milieu du gué, dans la nuit.

A.F. — Vous qui savez, l'ici et le maintenant du monde, vous qui savez, le dire en des poèmes où « ['écriture ... se dissipe la tâche faite », donnant chance par là même à une présence attestée malgré tout dans leurs mots, vous êtes aussi celui que l'ailleurs toujours taraude, celui que le moindre dôme d'église étincelant dans la brume, le moindre nuage rouge qui se déchire au couchant, le moindre flocon fugace sur une écharpe, jette sur l'autre route où brille la promesse, celui qui « avançant toujours » semble voué à cette Vie errante qui le voit aller de lieux en lieux, réels, rêvés ou les deux à la fois, inquiet toujours du vrai lieu. Yves Bonnefoy, que pouvez-vous espérer découvrir de plus que vous n'ayez rencontré déjà ? Et puis, cette question, votre question de 1958 : «qu'aurez-vous eu, en vérité, si vous n'atteignez. pas le vrai lieu ? ».

Y.B. — Le « vrai lieu », j'ai bien fini par comprendre que ce n'était que le mythe de cet être en nous que je me plais à appeler le gnostique - sur l'exemple de ces sectes alexandrines qui dépréciaient ce monde-ci, où nous sommes, parce qu'elles en imaginaient un autre, à leurs yeux parfait. Il n'y a pas de vrai lieu, il n'y a de lieux qu'ordinaires, et la vraie recherche est de découvrir en quoi ceux-ci peuvent être pourtant occasions de vérité, par un approfondissement de leurs évidences qui serait la poésie au travail. Mais dire cela ne signifie nullement que le rêve de l'ailleurs absolu m'ait vraiment quitté. Et comme précisément c'est un rêve, et qu'on'a le droit de rêver pour autant que l'on n'ignore pas que c'est
cela que l'on fait ; et comme même il faut, dirais-je, rêver parce que le rêve que l'on perçoit et dirige est moins dangereux que ce qui sinon en prendrait la place, le rêve des bas-fonds du langage, non sublimé, le rêve qui se fait idéologie, - eh bien, je ne vois pas que j'aurais grand tort à visiter quelques archipels qui se situent, sinon dans l'arrière-pays, l'impénétrable, du moins à ses confins, avertis de lui.
D'autant que je sais pour ma part où les situer, ces contrées, dans ma géographie intérieure. Les îles auxquelles je pense, en effet, ce sont des œuvres^ Ce sont les grands efforts cohérents que des poètes ont faits pour se remémorer l'absolu, mais non sans céder à la nostalgie d'une terre de notre monde harmonieusement rebâtie, gouvernée, peuplée de belles fabriques, par leur pensée qui savait si bien ce qui était beau, ce qui était juste ; et qui ont étendu autour d'eux, dans l'espace imaginal, ce qu'on peut dire une civilisation, hélas, inappropriée à la condition humaine, mais ouverte au visiteur qui y
aborde au plus fort de la nuit de son rêve propre. Oui, ce que je veux parcourir, c'est cette Inde, cette Atlantide à la fois noyée et intacte, l'empire de Poussin qui n'est pas moins fabuleux que celui d'Alexandre. Je veux pousser son tableau, me glisser derrière, entrer dans cet univers de sagesse et de
démesure. Et j'imagine, voyez-vous, que le plus naturellement ce peut être par quelque chose comme un chemin de montagne. On aura voyagé de nuit, sans trop voir devant soi sur le sentier décidé instant par instant par simplement deux pas de la lumière des torches. Mais le jour se levant, il y aura devant nous cette terre où deux hommes passent sans fin, portant la grappe fabuleusement immense par quoi Poussin, dans L'Automne, nous invite. Je ne me sens plus à mon aise dans ces espaces de pays en pays dont s'est emparé le tourisme, cette forme extériorisée de l'oubli de l'Etre. Mais je crois qu'une certaine critique, aussi subjective que les départs d'autrefois, aussi aimante et respectueuse que pouvaient l'être les arrivées d'alors en lumière d'Egypte ou d'Inde, c'est ce qui peut permettre d'aller encore. La critique peut être legrand avenir du voyage.

A.F. — Yves Bonnefoy, si vous le permettez, j'aimerais terminer cet entretien en vous posant trois questions d'ordre plus général, questions qui portent sur la situation de la poésie française contemporaine ainsi que sur deux de ses modes de transmission : les lectures publiques et les revues.
Depuis une quinzaine d'années, les lectures publiques se multiplient, il semble que nous assistions à un retour de la voix. L'auteur doit-il se tenir en retrait, à l'abri, derrière la voix d'un comédien professionnel ou doit-il, selon vous, se risquer à mettre en voix son poème ?

Y.B. — Laisser parler le comédien, s'il ne sait que son art de comédien, qui est noble et peut être grand - nous lui devons Shakespeare -, ce sera mettre un terme à la poésie plus sûrement que si on brûlait les poèmes. Car plus ce que l'acteur dira sera fort et même beau, et moins ce sera de la
poésie : étant devenu du théâtre.
Il y a un passage entre poésie et théâtre, et je serais même tout prêt à croire que la poésie qui accomplit son travail de maturation peut devenir naturellement un théâtre, avec de la diversité dans les voix, puisque la poésie, c'est apprendre à parler la langue de l'autre. Mais c'est au poète lui-même qu'il revient d'accomplir, dans son travail d'écriture, ce passage, débouchant sur des paroles, de poésie toujours, qui seront théâtre à leur façon propre ; et le comédien ne doit pas brûler ces étapes en théâtralisant de simples poèmes. Toutefois, loin de moi le désir d'incriminer les acteurs !
En fait, ils ont raison de vouloir lire, voire déclamer, des poèmes, parce que trop souvent c'est la création poétique dans notre époque, qui trahit son plus grand possible en renonçant d'emblée à se faire voix. La poésie après Apollinaire, après Claudel ou Artaud a été trop timide, elle n'a pas compris que c'était à elle qu'il incombait de se porter au devant du théâtre, pour lui parler, pour en renouveler la
vision.

A.F. — Dans les années 50, c'est en revue que vous commencer à publier : « La Révolution », « la Nuit », le « Mercure de France », « Les Lettres nouvelles », les « Cahiers GLM »... En 1966 vous fondez avec Gaétan Picon et André du Bouchet la revue « L'Ephémère » que publieront les éditions
de la fondation Maeght jusqu'en 1972. Quelle importance attachez-vous à cette forme d’expression ? Notre temps est-il encore un temps à revues ?

Y.B. — Je serais prêt à nouveau à l'aventure d'une revue si celle-ci réunissait les conditions qui me paraissent nécessaires, avec d'abord le désir d'être le lieu commun à quelques personnes s'attachant à la poésie par la philosophie autant que par l'écriture - celle-ci, évidemment, bien comprise ! - et donnant à l'examen historique des œuvres de l'art et des expériences religieuses des temps passés la même importance qu'à leur souci du présent : car le présent étouffe à se priver de ses sources.
Mais encore faudrait-il que les collaborateurs de cette revue soient vraiment assez proches les uns des autres pour que l'échange, ou l'expérimentation commune, se fassent de façon suffisamment intense et suivie. Et il arrive un moment dans la vie où l'on est distrait de cette suite d'engagements par son propre travail, qui s'est fait peu à peu de trop longue baleine pour s'inscrire aisément dans les rendez-vous mensuels ou trimestriels. Dans ce cas-là, mieux vaut ne pas assumer de responsabilités qu'on ne pourrait vivre qu'à moitié, passés les premiers temps plus facilement motivés, ceux du premier dialogue avec ces quelques autres personnes, que l'on apprend à mieux connaître et comprendre. Telle fut, je suppose, la raison de l'interruption de « L'Ephémère ». Toute revue sérieuse ne peut d'ailleurs qu'être cela, éphémère. Encore que le sens que pour ma part je donnais au titre, c'était plutôt, en filigrane, l'intermittent, le contact qui ne s'établit qu'en cessant déjà, qui avait été improbable et (pour
jouer sur ce mot) se retire aussitôt des preuves. Comme il en va de la poésie. L'intermittence est la vérité de l'écriture qui se veut poème. En rabattre le fait sur la durée d'existence, et cela pourrait donner lieu à une revue qui disparaîtrait puis reparaîtrait, puis cesserait à nouveau... Mais il faudrait pour cela que ses collaborateurs du premier jour soient restés ensemble, ce que la vie ne semble guère permettre. Ce qu'en tout cas je juge bien dangereux, ce sont les « revues de poésie » : celles où on ne trouve que des poèmes, ou l'appréciation de livres de poésies. Car ce choix semble faire du poème un texte, alors qu'il n'est au mieux qu'une question posée aux autres façons d'être au monde, et tenue de se
risquer à leurs points de vue, d'en subir la critique, nécessairement vivifiante. Il faut que ceux qui pensent encore à la poésie de façon sérieuse acceptent de sortir de leur Kantchatka, et ce vouloir peut se signifier dès trente-deux pages de mauvais papier, et avec de la mauvaise encre : belle métaphore, en puissance, de la connivence possible entre l'essentiel et le pauvre, entre l'éternel et le fugace.

A.F. — Quelle est, selon vous, la situation de la poésie française contemporaine ?
 Qu'est-ce qu'être « absolument moderne » aujourd'hui ? Est-ce toujours rester fidèle à cette tendance née dans les années cinquante avec André Frénaud, son parti pris « pour la terre », sa volonté de répondre aux « paroles de la terre », .son attention au terrestre à partir desaléas de nos rencontres ?

Y.B. — Un vœu, pour la poésie française de demain. Qu'elle n'ait pas honte de penser que, les façons dont les écrivains mènent réellement leurs vies, dans la suite des jours, avec des affections et des engagements qui restent ceux de la plupart de nos contemporains, eh bien, c'est à tout le moins une bonne part de la vérité, qu'il ne faut donc pas écarter du champ de l'écriture.
Quand je souligne l'écart que le discours conceptuel établit entre le sujet parlant et le monde, on me dit parfois qu'il n'y a là qu'une raison de plus pour aimer le langage et s'y confier, car, dans le fait des mots, aux marges du conceptuel, il reste la possibilité - qui serait l'écriture même - d'associations libres où se prendrait ce que la pensée comme telle ne sait pas dire. Je ne doute pas de cet en plus. Mais je sais qu'on ne peut s'y porter de façon riche de sens que si d'abord ou en tout cas simultanément on descend très bas en soi-même. Car à quoi bon remuer des phrases qui vont inquiéter les lectures en place, voire même l'autorité des analyses conceptuelles, si cela ne doit avoir pour effet — faute d'une
lucidité active, au plan très intérieur de nos grands besoins, qui sont simples — que d'inciter la figure du monde, abandonnée à l'énigme, à se rétracter sur soi, à se faire du clos, de l'impénétré : ce que l'on peut appeler de la « mauvaise » présence ? Il faut accompagner ces expérimentations sur la langue comme elle existe d'au moins une intuition des schèmes du rapport de l'être humain et du monde, qui ont comme des avenues à eux, aujourd'hui perdues, c'est vrai, recouvertes d'herbes, dans cette région de l'esprit qui s'étend entre concept et symbole, entre symbole et réalité : et c'est là qu'on rencontre, remarquons-le par exemple, la force de vérité de la tradition pastorale.
Le pastoral ! Je ne doute absolument pas que ses bellesimages ne dessinent (ne peignent) qu'une chimère. Mais celle-ci vaut de signifier un état-limite, celui de notre condition si le désir qui l'anime était satisfait de son objet autant que d'autrui, avec simplement à souffrir de ces chagrins (Amaryllis
n'aime pas Tityre, qui l'aime) qui sont le lieu dans l'esprit où le hasard inhérent à la finitude que nous sommes peut se maintenir avec le minimum pour nous de risques d'aliénation : le minimum de ces frustrations qui font que la mort ne confirmera que des manques, des occasions perdues, et sera vécue
avec amertume. Et peut-on vivre, peut-on envisager de le faire, peut-on donner confiance à un enfant, sans avoir devant soi l'idée — je ne dis pas l'illusion — de cet état-limite que chiffrait la tradition pastorale ? La plénitude est un droit, et le droit a besoin d'une figure.
Et remarquons le piège dans lequel la pensée dédaigneuse du pastoral — la présente pensée du soupçon, du décryptage de l'illusoire — ne peut que tomber, tout hyperlucide qu'elle se veuille. Le pastoral a valeur parce qu'il postule un rapport de l'existence et du monde - du monde naturel - qui serait facteur d'harmonie, de sérénité. Mais cette visée ne signifie pas qu'il faut garder l'humanité parmi les bœufs et les chèvres, l'empêcher d'avoir une histoire, et d'abord des arts, une architecture : Poussin a compris cela, dont le projet de peintre fut peut-être surtout d'étudier cette jonction désirable du pastoral et de l'histoire, du naturel et du nécessairement différencié de la condition parlante, de l'intemporel et du moderne et qui pour ce faire a articulé au profond de ses paysages les
formes d'une architecture éprouvée, parfois inventée, et celles des chemins, de la végétation, de l'horizon, - de la terre. Et avec Poussin, ou Nerval encore, il faut bien comprendre et, quand on écrit - poétiquement - rappeler, que l'identification constamment faite, comme si elle allait de soi, du pastoral à un état qui serait voué à se perpétuer sans changer, en deçà d'un temps historique, eh bien, c'est cela, en vérité le vrai mythe, une façon de refouler par une manipulation de l'objet de pensée - par son absolutisation, mais pour le mettre à distance - ce dont la pensée moderne n'a pas voulu, pour des raisons qui ne sont ni bonnes, ni, peut-on espérer, fondées.
La poésie, c'est faire l'hypothèse, tout au contraire, qu'à partir des états anciens de notre rapport au monde, qui furent toujours mal vécus, dans la brutalité et l'injustice, un avenir aurait pu se déployer, non vers le pastoral, au sens d'emblée folklorique que celui-ci ne pourrait qu'avoir si l'on prenait Virgile au pied de la lettre, mais vers une modernité qui, des Bucoliques, ou de Poussin, comprendrait l'intuition, la méditerait. Le pastoral dévoile ce que serait notre « santé essentielle » — comme dit Rimbaud, si proche de ce souci, pensez au poème des Illuminations sur la terre qui aurait pu être fertile, c'est là son mot, en artistes -, il y a donc intérêt à y réfléchir, dans la pénurie actuelle, comme cette fois dit Hölderlin : et à cela nul danger ! Car il n'est un leurre que pour autant que, l'aimant, on ne l'avoue pas comme tel. Mais qu'on le sache en son irréalité essentielle, n'en gardant que son espérance : et le lieu terrestre se rouvrira, dont le seuil n'est jamais que celui-ci. Tandis qu'à le mépriser, nous ne pourrons que nous précipiter, tête baissée, dans les remous les plus aveugles de la matière.
Vous citiez Frénaud, je pense qu'il n'aurait pas été en grand désaccord avec mes remarques. Vous citez Rimbaud. Ce que je viens d'essayer de dire, c'est ce que j'ai appris de
lui aussi, et quoi qu'ait pu être, à d'autres moments, sa désespérance.

(printemps 1995)

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