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07/08/2014

Turbulence 66 - Martina Kramer à propos des horreurs quotidiennes à Gaza, le 28 juillet 2014 - Regardez ailleurs!

( Il y a quelques jours , Bernard Noël me faisait parvenir ce texte de Martina Kramer*. Avec son accord , je décidais de le porter dans mes "turbulences". Tsahal se serait retiré. Certes, c'est factuel. pour revenir quand et sous quelles conditions? Demeurent les destructions, les morts, le malheur.)

 

Regardez ailleurs !


Nous sommes nombreux à être choqués, mais hélas pas encore assez nombreux, de la manière dont les médias en Europe traitent le plus grand Crime contre l'humanité de notre époque, dont est victime le peuple palestinien.
Pourquoi ce Crime est-il encore plus odieux que les destructions récentes en Syrie, en Irak, ou dans plusieurs pays d'Afrique, où la population civile connaît également les traitements d'une infinie violence et les suppressions organisées et massives des vies ?
Parce que ce Crime est le plus long et le plus constant de tous ceux de notre époque, de tous après la Seconde Guerre Mondiale, et qu'il est soutenu par les pays occidentaux : y compris par nos pays européens où la vie humaine a tout un autre statut. Quiconque a suivi pendant quelque temps les développements de la situation en Palestine occupée, ne peut que constater qu'un seul et même projet se réalise inexorablement : faire de tout le territoire de la Palestine historique un Israël tout-puissant dont les seuls citoyens qui auraient pleinement les droits citoyens doivent être Juifs. Et pour que ce soit possible, il faut réduire la présence palestinienne au minimum, sinon l'éradiquer complètement.
Tous les faits, toutes les cartes, toute la réalité sur le terrain depuis des longues décennies témoignent de cette réalisation progressive et systématique, en dépit de son illégalité internationale. Mais dès qu'une nouvelle série des destructions massives intensifiées et spectaculaires contre les palestiniens voit le jour, les médias principaux en Europe font comme si personne n'avait encore rien remarqué de ce dessein israélien, pourtant évident et déjà très avancé, et s'évertuent à renvoyer dos à dos l'occupant et l'occupé. Le résultat de cette approche vertueuse qui prétend être impartiale selon les règles du bon journalisme : l’opinion est amenée à douter, à soupeser les arguments des uns et des autres qui apparaissent à l'écran, à relativiser, et pour finir à hausser les épaules devant
encore une de ces horreurs dans le monde, contre laquelle on ne peut rien.
Du coup un rideau de débats, d'intérêts, de propagandes et de vieilles querelles occulte complètement ce qui se passe réellement au grand jour : un génocide. Comment appeler cela autrement, alors que la comptabilité quotidienne de morts commence à devenir dérisoire : en effet, quelle différence aux yeux des téléspectateurs anesthésiés que ce chiffre soit de 800 ou de 8000, quelques zéros de plus ou de moins? De toute façon, toutes les vies des Gazaouis sont déjà détruites d'une manière ou d'une autre ; quand ils ne sont pas assassinés, ils sont estropiés ou blessés à vie. Quand ils ne sont pas blessés, ce sont les membres de leurs familles ou leurs amis qui sont touchés – assassinés, estropiés, défigurés. Quand ni leur famille ni leurs voisins ne sont encore par miracle touchés, ce sont leurs maisons, leurs écoles, leurs hôpitaux et toute leur infrastructure vitale qui est détruite. On n'ose même pas se demander qu'est ce qu'ils nmangent, comment ils survivent sans eau, sans électricité, au milieu des décombres et des cadavres.
Et même pour ceux qui survivront à ce le massacre à grande échelle, comment ne pas devenir fou et marqué à vie d'avoir vécu ça, et d'avoir su que le monde des droits de l'homme a laissé faire....
Et que montrent les médias ? Ils débattent, ils polémiquent, ils font bien attention de surtout ne pas utiliser les mots forts, donnent la parole quotidiennement au criminel de guerre en chef : et chacun est hypnotisé par son langage où le sens est savamment inversé : L'agression est appelée la défense, le bombardement la protection, les soldats qui exercent cette agression sont les principales victimes, et les humains liquidés sont
coupables de leur propre suppression, en fait c'est eux-mêmes qui se tuent. La méconnaissance et les clichés sur les Arabes et les musulmans feront le reste – en effet, ça ne peut être que de leur faute.
Et pendant ce temps, la liquidation continue de plus belle. Comme quand les premiers messagers au début des années quarante ont apporté, à Londres, la nouvelle de l’existence des chambres à gaz et que les membres de la Résistance ne le croyaient pas d'abord car c'était trop inimaginable, trop inouï, aujourd'hui un spectateur normal à du mal à croire qu'une extermination se produit avec soutien de nos gouvernements, et donc,
ne le croit pas, car c'est inimaginable !
C'est ainsi que le traitement obstinément symétrique et stérilisé des médias rejoint la tactique bien rodée de l'agresseur : ne regardez pas l'inimaginable et l'injustifiable, regardez ailleurs !

 

* voir son site www;martinakramer.net

Balise 91- à propos d'un amour de la poésie

"Cet amour de la poésie passait naturellement par les livres, mais c'était comme le regard passe par une lucarne pour découvrir le ciel, la mer, les coros vivants"-..."

Henri Thomas

Lu 104 - Amelia Rosselli, Variations de guerre et La libellule, Ypsilon éditeur

Amelia Roselli, Marie Fabre, La libellule, variations de guerre, YpsilonIl y a des livres comme ça qui restent là à attendre*. On les prend, les reprend. On attend Amelia Roselli, Marie Fabre, La libellule, variations de guerre, Ypsilonaussi d’engager la lecture, un peu interdits sur ce qui en eux faiseuil : Ici, dans ces Variations de guerre d’Amelia Rosselli, ce « croisement de fièvre et de rigueur » dont parle Jean-Baptiste Para dans sa préface.  On sait parce qu’on les a feuilletés qu’ils sont importants, terriblement importants.

 Le temps passe. Sans vraiment passer. C’est dans ses calmes que vient de paraître La libellule, ce texte de 1958, toujours aux éditions Ypsilon. Texte fondateur d’une poétique dont le mouvement de rotation de cette « tournoyeuse langue », avec ses arrêts et ses brusques démarrages, est mouvement de libération.

 On sait qu’écrits de l’autre côté du désespoir, à mains fatiguées de tourner et retourner la langue comme terre gaste, stérilisée à force de mots trompeurs, dégradés, trahis, ces textes en portent la marque, flamme vivante au-dessus des cendres qui ne saurait manquer de nous requérir. Affaire de jour !

 Il y a dans les poèmes de ces Variations de guerre, comme dans cette Libellule,  cette force qui tient les écrits, qui « défamiliarise  la langue » selon la juste expression de Marie Fabre, la tord tout en la gardant dans des formes contre lesquelles elle vient résonner. Et c’est poésie cela ! Il y a là un ton que j’aimerais donner à voir à travers les mots mêmes d’Amelia Rosselli comme celui de « la rixe hivernale de vent, grêle et souffle de printemps mitigé» qui en « radieuses terrasses », bandes passantes, « (labourent) le sol de leurs rayures féroces ». c’est lui qui tient les  poèmes en un tout organique, présence intermittente du sujet qui se fait dans le langage et par lui. Ce ton est celui de la guerre quand la guerre est ce « combat spirituel » dont parlait Arthur Rimbaud, cette « volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est » selon les mots de Georges Bataille, celle de ne pas se dérober – « contre tout le mal : voir et savoir » -, de s’efforcer de voir ce que l’on nous invite à ne pas voir, de faire face à son temps,  temps corrompu de part en part  où « amitié et fidélité » apparaissent comme « choses impossibles » à désirer. Ce ton est celui d’un « esprit vigoureux » secoué par cette mélancolie active qui échoit en partage à l’éternel retour des défaites où l’on voit « sous son pied s’arrêter la lumière » et bégayer l ‘histoire. Défaites, abandons, trahisons, enfer pour l’ « âme rebelle » d’Amelia Rosselli.

Dans cet espace, parfois je vois l’écriture d’Amelia Rosselli se glisser de si en si, de si…alors en si …alors, de contre en contre, entre mots, images et phrases comme entre cailloux et mottes de terre coulent et fuient les serpents ; d’autres fois, je la vois comme une manière de se tenir et de se hisser, de prise en prise,  jusqu’aux mots suivants, aux souffles suivants, aux reprises suivantes. Ecrire en enfer, enfer dont on tient battante la porte tant qu’on a la force de jeter le pied contre le chambranle pour qu’elle ne puisse se fermer ce qui rendrait tout possible, toute bifurcation, tout poème impossible.

Viendra un jour de février 1996 où la révolte sera trop grande pour elle, un jour où elle rejoindra les vaincus, ceux qui jusque dans la mort affirment cette part d’inaliénable et irréductible liberté, ce non majeur, ce refus des portes closes, ce principe de résistance « en attente de l’espérance ».

* Amelia Rosselli, Variations de guerre, Traduction et postface de Marie Fabre, Ypsilon.éditeur, 2012 et La libellule, Traduction Marie Fabre Ypsilon éditeur , 2014

 

 

 

Lu 103 - Philippe Jaccottet en Pléiade!

 Etonnante Pléiade* pour les lecteurs de l’œuvre de Philippe Jaccottet! Etonnante, tant ils étaient habitués à certains regroupements éditoriaux. Ici, tous ses livres sont rendus à leur stricte chronologie. C’est son écriture de « création », poèmes, proses et notes de carnets – Ah ! ces « semaisons » que complètent pour l’occasion des « observations » ! - qui ont été regroupés dans ce volume par José-Flore Tappy avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, sous l’œil bienveillant et coopératif de Philippe Jaccottet lui-même qui rejoint du coup le club très fermé des auteurs publiés de leur vivant dans la prestigieuse collection – parmi les poètes citons Claudel, Perse et Char.

C’est une belle action que de publier ce beau volume N°594 dans la Bibliothèque de La Pléiade. Je me risque à dire beau parce qu’à le lire on se redresse, on remonte les épaules, la tête quitte le sol vers le haut, marcher à nouveau, marcher encore est à nouveau possible. Beau parce qu’il nous allège au lieu de nous alourdir et qu’il dénoue en nous les langues de la vie. Beau parce qu’une parole de Simone Weil me revient toujours lorsque je pense à la poésie de Philippe Jaccottet : « est beau, écrivait-elle, le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’interprétation inexprimable en tant qu’inexprimable ». Beau enfin comme un chant quand il n’est rien d’autre « qu’une sorte de regard », chant qui fait passer cette joie antérieure au poème, « d’un autre ordre que littéraire, dieu merci » s’exclame Philippe Jaccottet, dont cela « qui ne peut se voir » reste la source toujours vive et que fait affleurer la baguette de coudrier de nos étonnements.

De son premier livre, L’effraie et autres poèmes (1953) à cette Couleur de terre, inédite, venant juste après Ce peu de bruit (2008) qui accompagnait son anthologie L’encre serait de l’ombre, Philippe Jaccottet est resté fidèle à son injonction : « c’est la lumière qu’il faut à tout prix maintenir ». La lumière, mais quelle ? Celle venue des mots, justement. Cette troisième lumière dont il parlait dans « A la lumière d’hiver » qui après celle du monde, après celle qui du monde passe en nous, est celle  « dont ma main trace l’ombre sur la page ». C’est celle-la que l’encre de l’écriture de Philippe Jaccottet porte et diffuse quand sa main croise le visible et le mental. Telle est alors l’évidence de ses images dont il n’y a pas à se méfier, réservant cet œil-là à ce qui dans d’autres images pourrait relever du forçage à vocation stupéfiante.

C’est là que l’écriture de Philippe Jaccottet trouve son ton – J’appelle ton, cette mise en variation de la langue, cette modulation et cette tension de tout le langage - dans cette manière qu’il a de la transmettre « comme une étincelle ou une chaleur ». C’est toujours dans les basses, dans le peu mais endurant, le murmure. C’est quelque chose toujours proche de la limite où sombrer dans le silence est le risque : « limite heureuse qui n’enferme pas ». On dirait que passent alors et se déposent des « buées musicales ». Ce ton est celui qui mêle en un défi le bruit que fait la rouille des feuilles à ce chant que libèrent les roses, et c’est comme un éclat qui se vaporise haut dans l’air contre tous les froids et tous les malheurs du monde.

Je voudrais redire combien sont belles ces quelques 1600 pages, je les vois comme un de ces cols que nous aurions décidés de gravir, garant de continuité, de passage, douant d’ouverture nos montagnes sur cette lumière qui s’élève depuis l’autre versant, remonte les pentes inconnues et dont les premiers souffles, en passant, nous rafraîchissent et affermissent nos pas de marcheurs voutés par trop de doutes, comme le dit souvent Philippe Jaccottet.

* Philippe Jaccottet, Œuvres, Bibliothèque de La Pléiade, NRF, Gallimard

Michel Ménaché a lu "Lieu païen" de Mohammed bennis publié aux éditions de l'Amourier

Mohammed Bennis* revendique aussi bien l’héritage de la poésie arabe conjuguant  l’amour à la mystique que le renouveau de la langue arabe classique, « acte de naissance dans l’exil » qu’il refuse d’abandonner aux fondamentalistes : « La voix de la poésie arabe ancienne m’accompagne et me libère de toute sorte de soumission », confie-t-il à Alain Freixe dans un entretien que publie Basilic, gazette de l’association des amis de l’Amourier. Les cinq longs poèmes qui composent le Livre païen correspondent aux cinq espaces d’une quête qui s’ouvre sur le mausolée d’un mystique face à l’océan, Canicule de la mer, suivi de Rocher de fièvre ; l’auteur confronte dans Hiéroglyphes sa mort inéluctable à celle des morts de l’ancienne Egypte, cherche son chemin ou le perd entre sable et musique dans Désert au bord de la lumière puis achève, ou plutôt laisse en suspens sa quête, avec Un nuage traversant le silence.

 Cette poésie associant le mythe et le chant prend la forme de l’éternel retour, « l’écriture d’un corps en face de sa mort », la parole poétique étant vouée à la solitude absolue. Ecriture de la fragmentation qui crée un effet de chœur mystique des voix multiples du poème : « le secret de la voix / est un de mes secrets. » Si les éclats métaphoriques ne construisent pas un sens immédiatement déchiffrable, ils tendent à l’extrême de la parole : « que celui qui dort sous les images change comme il veut et quand il veut la solitude du soleil. » La quiétude retrouvée face aux vagues qui « répètent l’image des peuples », soulève l’âme du poète et libère sa contemplation métaphysique : « Qui es-tu en ton exil / qui t’a mis visage face au portail de la mer / pour examiner le silence […] Ô illuminés sortez de vos cellules / réveillez-vous en palmiers / environnés par les espaces / du pays de la plénitude. »

 Dans le second poème, Rocher de fièvre, la méditation oscille entre l’intime et l’infime, entre l’ici et l’infini : « Soudain une chose s’est effritée / tes mains reviennent d’une profondeur / qui touche le génie des ancêtres / Comment le désastre ne croit-il pas en lui. » L’obsession de la mort récurrente dans tout le recueil fulgure : « Que mes pieds aillent entre cri et douleur / Ceci est le lit du silence / Chronique pour corbillard. »

 Hiéroglyphes s’ouvre sur « Tout un horizon d’argile / Et l’éternité qui pend comme une grappe… » Le chemin de soi se faufile dans le labyrinthe des effrois et des spectres : « Le sang obéit / à qui le fait couler / Nuage ou poussière / ou lueurs subtiles / ont tatoué sur mon épaule / des rides de rage. » Décrypter les frises « au seuil du silence » confère aux morts le pouvoir d’habiter le présent. La mémoire d’un passé perdu brûle : « « Des destin vêtus de leur durée / lisent le sens qui déborde des cicatrices / Cortège de solitaires / Les voies lentes se préparent / à recevoir les passagers glorieux / Elles élargissent leurs méandres. »

 Désert au bord de la lumière est dédié à Adonis. Mohammed Bennis joue sur la force du symbole paradoxal : « Au commencement le sable est un pont / les pas mènent au sang de la fin / Mais point de fin pour qui élargit / la source de la soif. » Si « aucun horizon ne dure », le poète doute, se convainc de la vanité de toute chose, multiplie les renversements de sens mais affirme avec force : « J’ai soif de l’étranger. » Une typographie triangulaire figure une strophe en toupie s’amenuisant jusqu’à la pointe : « Le sable est plein de blessures, comme si,  / avec une rapidité d’expert, un / sabre apposait des signes. / Comme si le pied d’une / danseuse, un anneau / à la cheville, ta / touait son / immen / sité. » A force de solitude, le poète prétend chercher l’amour où il se perd et défie avec cran le destin qu’il s’est choisi : « je proclame ma résidence dans sa poussière. »

 Un nuage traversant le silence, dernier mouvement, est composé en quatre parties. Le poète dit à la fois l’ambition et les limites de sa quête existentielle : « Ma main s’est détournée de moi » ou encore : « j’essaie un sens qui paralyse les doigts. » Le poète a le sentiment d’une épreuve dont les limites sont sans cesse perdues, repoussées : « Mais toi tu explores une étendue coupée en morceaux et recousue Chaque fois tu te retrouves derrière des variations dont tu examines la force […] Mes souffles sont dispersés et j’ai la fièvre du chemin. »

 A l’appel de la poésie, Mohammed Bennis  en éveil, avec la pluralité des voix qui peuplent sa solitude fait résister, face à ceux qui la dévoient, la langue des maîtres de la poésie arabe.

*Mohammed BENNIS : Livre païen, traduit de l’arabe par l’auteur avec Bernard Noël, éd. L’Amourier 16 €