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02/11/2012

In Memoriam Jacques Dupin - 3 -

Jacques Dupin

Par quelque biais vers quelque bord

P.O.L, mai 2009

L’espace autrement dit publié aux éditions Galilée en 1981 «était épuisé. Les textes de Jacques Dupin sur Miro, Giacometti, Tapiès sortaient à part. restait à reprendre les autres textes, à leur adjoindre ceux parus entre temps, à conserver le beau texte de Jean-Michel Reynard - Placé en fin de volume, il partage avec la foudre son tracé de nuit. Touchant terre, ici ou là, en tel ou tel texte, sur tel ou tel peintre, ses propos remontent en lumière – confier à Emmanuel Laugier, à qui l’on doit Strates, ensemble d’études sur l’œuvre de jacques Dupin, paru chez Farrago en 2000, le soin d’ouvrir ce volume par une préface, don d’air, prise de souffle avant de se lancer dans la lecture de ces 47 textes, le plus souvent de commande, écrits entre les années 1953 (texte sur Max Ernst, paru aux Cahiers d’Art) et 2006 ( texte sur Jean Capdeville, paru dans le catalogue Un peintre et des poètes, Centre Joë Bousquet et son temps, Carcassonne)

Ah ! Les indéfinis du titre Par quelque biais vers quelque bord ! C’est que nous voilà perdu en pays de peinture : 5 chapitres, 47 textes, 35 artistes dont 5 sculpteurs . De Kandinsky à Capdeville en passant par Braque, Sima, Pollock, Kolar, De Staël, Michaux, Adami, Saura, Bacon, Riopelle, Rebeyrolle, Alechinsky…on ne saurait tous les citer.

Perdus comme il convient quand c’est dans l’inconnu qu’on avance.

C’est entendu Jacques Dupin n’est ni historien, ni critique. Jacques Dupin est poète. Il est le poète de l’écart, quelqu’un qui partage avec les artiste cet « œil de rapace » fixé sur cet « au-delà de la peinture qui pourrait bien n’être que l’avenir de la peinture » comme il le dit dans ce texte inaugural sur Max Ernst en 1953. Voilà que nous ne reconnaissons plus rien de ce que l’on connaissait ou plutôt croyait connaître. Alors il nous faut bien avancer, pousser quelques pas et pour cela emprunter « quelque biais » moins pour arriver quelque part que pour se diriger vers ce qui pourrait faire bordure. Du coup, lire ces textes comme des marins tirent des bords quand la mer est toute au vent et que s’est imposé le tourmentin. Quand « chaque pas naît de la nuit », que « chaque geste naît du chaos » se trouve alors instauré un ordre, celui de la forme qui déploie l’espace. Ordre « aussitôt contesté et ruiné au hasard, à l’attente du prochain élan ». Ainsi les œuvres restent-elles ouvertes, toujours en route vers elles-mêmes, hors conclusion, du côté de l’oiseau de Braque, « oiseau terrestre » qui incarne « l’impossibilité de conclure (…) le perpétuel contre l’éternel » rappelle Jacques Dupin, le perpétuel et son bruit de source.

« Un air vif souffle sur la forme ouverte et les couleurs soulevées », il passe sur ce livre en de brusques à coups, c’est dire si l’on respire dans ces pages où tout se renonce, se reprend sans fin comme dans ces œuvres d’Henri Michaux où les signes « (captent) l’énergie par (leur) indétermination même. La (captent) et la (relancent) aussitôt à d’autres signes et à leur unanime agitation. Toutes les communications sont ouvertes par ce pouvoir de liaison et de rupture du signe avec le plus prochain et le plus lointain. Et dans cet incessant rebond… » Voilà, on y est !

Nous voilà au plus près de ce que Jacques Dupin nomme un « nerf actif  et plus éveillé que tout être vivant », « énergie universelle, qui de la partie au tout, de proche en proche, fait poindre et surgir l’espace », force qui travaille les œuvres, ces territoires du corps à corps. « Surcroît d’énergie » libéré par « un affrontement où la violence, l’érotique, la lucidité, le jeu et le défi de peindre se (relayent) et (fusionnent) pour transgresser le constat et faire surgir la vie et son inconnu de la destruction des apparences ». Cette force qui « soulève et irrigue l’espace pictural » est le produit « d’ un acte plus que d’une pratique » écrit Jacques Dupin à propos d’Antonio Saura. Un acte où il s’agit d’  « être / le premier venu » - Je ne saurais oublier que ce sont là les deux vers d’un poème de René Char intitulé « Amour » !

À lire ces textes on sent bien que les artistes ici accompagnés travaillent non avec ce qu’ils ont, ce dont ils disposent, mais avec ce qu’ils n’ont pas. On comprend qu’ils puisent leur force dans le vide qu’ils ouvrent et auquel ils osent confier leur désir d’arracher à l’inconnu quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore. Leur force est de se mettre en danger, de se démunir de tout et de se lancer dans la pente si le terrain est à la descente ou d’attaquer la paroi si les pieds ont besoin des mains pour se hisser ! C’est alors que s’ouvre, pour eux, l’espace, à partir d’un trait, d’une couleur, d’une forme risquée. Marche en avant qui toujours désaccorde le paysage, nerfs et rage le ravageant comme le grand vent tient ensemble sans les unifier les éléments contraires sous grand soleil décapant.

Chacun des textes ici repris est une coulée de lave, de celles qui vont lentes au long des pentes portant la musique tue des explosions ou qui, parfois, sautent, brusques, comme font les eaux au dévalé d’un torrent. Ces textes de Jacques Dupin sont tous écrits « avec le souffle qui (les) traverse, comme il l’écrit dans Echancré – paru chez P.O.L, livre aujourd’hui repris avec Contumace et Grésil dans Ballast dans la collection Poésie/Gallimard – l’inutile et le nécessaire « qui vient d’ailleurs, et qui va plus loin ». Quelque chose de « fatal ». « Fatal », premier mot du premier texte – il est consacré à Malevitch -  et que l’on retrouve dans un texte sur Braque. Fatal, ce qui « (rompt) l’amarre entre le peintre et son tableau et le jette sur les routes. Fatal comme source inépuisable d’action et seule manière de se découvrir soi-même tendu vers l’autre, vers l’insaisissable autre. Fatal que ressent Jacques Dupin au contact des œuvres. Fatal comme « violence et jouissance confondues (…), écrit-il, la vérité de toute la peinture, l’immédiateté de sa rencontre et l’approfondissement de la commotion ».

Sur la scène de la création, ces textes de Jacques Dupin sont répliques aux pointes des artistes. Tous disent, oui, vos œuvres sont vivantes. Et je vis d’elles ! Là où personne ne s’attend à me trouver. Dans ma forêt. Entre hure de sanglier, sabot de cerf et violettes des fourrés ! Et nous vivons de ces textes !

 

In Memoriam Jacques Dupin - 2 -

Jacques Dupin

M’introduire dans ton histoire

P.O.L, 22 euros

Jacques Dupin critique ? Oui, et Valéry Hugotte qui signe ici un beau texte d’éclaireur, juste et retenu, a raison de rappeler l’affirmation de Baudelaire dans son Richard Wagner : « tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct, je les crois incomplets. ». Critique parce que poète et poète avant tout parce qu’il sait entendre dans cette « insurrection de la langue contre la langue » marcher la poésie ; parce qu’il sait la voir, ici ou là, disparaître, irréconciliée et fiévreuse,  au tournant du poème « dans sa traversée aveugle de la langue et du monde ».

Cependant, qu’on ne s’y méprenne pas ! On ne trouvera dans ce livre ni le panthéon poétique de Jacques Dupin ni toutes ses lectures aimées! La lecture de ces « venins bénéfiques et envahissants », il arrive qu’elles trouvent leur place directement au détour du mot d’un poème – Ainsi d’Artaud, Leiris, Michaux… - ou qu’elles demeurent, les ravissantes, aux cachots de son histoire, à lui. Ici, nous ne connaîtrons que celles « demandées » pour une préface, un hommage, un recueil critique…Et certes les deux peuvent aller l’amble, comme on le verra à propos du poème de Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau. Mais quoi, il y a lire et lire en vue d’écrire : deux actes, deux lumières !

Ce livre nous donne à parcourir les textes que Jacques Dupin écrivit pour/sur ses amis poètes entre 1953 et 2006. Ainsi va-t-on de Pierre Reverdy à René Char en passant par Francis Ponge et le encore trop peu connu Jean Tortel sans oublier Philippe Jaccotet et, proche d’entre les proches, « compagnon dans le jardin » : André du Bouchet. Mais aussi Paul Celan, Maurice Blanchot, Georges Schéhadé, Guy Levis Mano, Charles Racine, Octavio Paz,, Edmond Jabès, Jacques Prévert, Paul Auster, Claude Royet-Journoud, Adonis, Vadim Kozovoï, Faraj Bayrakdar, Pierre Chappuis  et des plus jeunes tels que Nicolas Pesquès, philippe Rhamy et Jean-Michel Reynouard  auteur de cette eau des fleurs, inclassable.

M’introduire dans ton histoire, ce premier vers d’un sonnet sans titre de Mallarmé de 1886 vise moins à introduire le moi que l’autre qu’il porte et qui souvent le déporte ! Lire, c’est s’appauvrir notamment de ce moi imaginaire qui nous sert à croire que nous existons. Si Jacques Dupin sait qu’avec lui ils sont peu nombreux ceux qui s’effacent pour écrire, dans ce livre, il nous montre combien il sait aussi s’effacer pour lire. Et selon les mots mêmes de Mallarmé, c’est en « héros effarouché » d’avoir « du talon nu touché quelque gazon de territoire » qu’il s’introduit dans ces « histoires ». Jacques Dupin sait rendre les armes. Il sait qu’écrire sur la poésie exige de faire taire en nous cet orgueil qui croit comprendre ce qui lui échappe et écouter au contraire cet insaisissable, aimer le voir s’accroître, s’élancer haut dans le jour et passer toujours plus impénétrable dans le coup de vent qui polit nos yeux avant de les fermer. Définitivement. Car saccager. Et passer est sa vérité.

Ces intrusions sont l’occasion d’un dialogue de l’amitié qui se confond avec la poésie même quand elle est la Dérangeante, celle qui s’entremet et bouscule tout ce qu’il y a de figé dans les différentes strates de la réalité du monde et du langage.

 

29/10/2012

In Memoriam jacques Dupin - 1 -

"Je n'ai jamais avancé que dans l'ignorance de tout, ce que je sais, je le dilapide en marchant et je suis au bout du chemin"

Depuis le 27 octobre dernier, plus de chemin, Jacques Dupin ne tournera plus ses yeux vers le Roc de France depuis Ruinoguès - en terres catalanes - ni vers la laie et ses marcassins qui passaient chaque soir de fin d'été en bordure du mas mirou où il aimait se retirer.

J'irai demain en forêt. Je ne désespère pas de croiser un sanglier. Mon premier champignon sera pour lui.

Pour l'heure, face à la Croix du Sapet, je reprends mon article sur son dernier livre de poèmes Coudrier (POL) et l'entretien qu'il m'avait accordé pour le journal L'Humanité parus en octobre 2006. Je signale le M'introduire dans ton histoire (POL, 2007) dans lequel Valéry Hugotte reprend ses écrits sur la poésie et les poètes; le par quelques biais vers quelques bords (POL, 2009) dans lequel Emmanuel Laugier a réuni ses écrits sur l'art et les peintres; enfin, le récent N° de la revue Europe, dirigé par Jean-Claude Mathieu, de juin/juillet 20012 dans lequel figurent quelques poèmes inédits.

 

*

 

Le coup de bêche de Jacques Dupin

par Alain Freixe - © L’Humanité, oct 2006

Je terminai mon article sur Matière d’infini, paru l’an dernier aux Éditions Farrago, livre dans lequel Jacques Dupin reprend huit textes importants qu’il a consacrés à son ami Antoni Tapiès par ces mots : « Ainsi vont les oeuvres ouvertes », parcourues, pétries du vide qu’elles ont capté et qui les irrigue, les bouscule, les libère ». Ce sont des oeuvres vivantes et non fixées, mouvantes. » Ce sont des oeuvres-traits. Elles « ouvrent une brêche au regard ». Ce coup de bêche est celui de tous les sourciers. Je ne savais rien alors de ce Coudrier qui allait paraître et dont on sait qu’il est l’ancien nom du noisetier, arbre dans lequel l’homme des sources taille une baguette si l’on veut mais fourchue, bifide, langue de serpent qui interroge en silence la terre, ses entrailles, sa richesse, eaux et métaux mêlés, langue de poète, langue étrangère dans la langue commune, langue de Jacques Dupin sourcier-sorcier.

Sourcellerie-sorcellerie. Avant le coup de bêche, il y a ce travail de questionnement, cette écoute de ce qui remugle dans les fonds. Questionnement-écoute. À l’aveugle. À la diable : « J’ignore où je vais, qui se cache à la lisière de la peur. » De ci, de là, par terres arides. Ou de langue. D’un qui va déposséder de lui-même, vide qui marche.

Ici, c’est la main qui a le pouvoir. C’est elle qui tient le couteau et taille dans les brisées du coudre. Comme il faut. Comme plus tard, le poète sera « le couteau de lui-même ». C’est elle qui tiendra le « bâton du diable », comme le dit la tradition. C’est elle qui oriente : du haut vers le bas, c’est la voie. Non l’inverse. Et ce n’est pas le bois qui appelle. Lui n’est que caisse de résonance. Comme tel à entendre, à sentir. C’est elle qui saura se faire légère : « Peu nombreux sont ceux qui savent s’effacer pour écrire » afin de laisser passer les résonances dont vibrera le bois. Ou la langue.

Coudrier est un des plus beaux livres de Jacques Dupin.

Un des plus libres. Plus de ponctuation, de majuscules, de titres. Toutes béquilles rejetées, demeurent les blancs comme autant de portes d’air pour que passe le vent, sa relance toujours nouvelle. Ses rebonds après dévastation. Ses reprises de ce qui venant de loin sera frappé pour plus loin encore, de ce qui remonte du sous-sol en grondant. De cela dont tous « les os vibrent/Pour que l ’eau vive ». Cela qui va s’écrire au plus près de l’intensité des forces souterraines sous forme toujours nouvelle autour de l’absence de centre. Ici, on n’exprime plus de sens mais on en produit : « On écrit ce qu’on ignore/On renaît nus dans le savon noir. »

Au frais ! Cela suffit pour une joie ! Joie arrachée à la réalité morne et sordide sous la forme d’un processus de vie gagné sur la mort, le passé, l’amertume, l’angoisse : « écrire n’est pas une fin/tout au plus un cadavre à déplacer/loin du bord », où il nous arrive de nous tenir, face au vent, bouche ouverte. Renversés » Ce livre de Jacques Dupin prend place parmi ceux qui, selon les mots de Gilles Deleuze, font « la santé de demain ».


Portrait de Jacques Dupin en sourcier

Acteur essentiel de son siècle de poésie, chacun de ses livres est un événement : entretien avec un poète jeune de quatre-vingts ans. Ces propos font partie d’un long entretien dont la seconde partie sera publiée à l’occasion de l’année René Char. Il sera repris intégralement par la revue Faire Part au printemps 2007.

Un nouveau livre de Jacques Dupin, c’est un coup de vent - coup de tramontane qui vient par delà les montagnes du coeur. Coudrier est tel. Coup de vent sur ses livres antérieurs et leur écriture. Coup de vent sur nos repères de lecteur. Coup de vent dans les noisetiers, ces coudriers dont l’homme des sources sait reconnaître les brisées.

Jacques Dupin est un tel homme. Des brisées des coudres, il connaît la fourche propice. C’est un homme qui sait tenir — et c’est candeur instruite - la branchette du coudrier et la promener en pays sec, minéralisé pour la proposer aux eaux souterraines comme à celles de métaux précieux, à tout « ce qui gronde dans le sous-sol, sous la feuille déchirée, sous nos pas. Et voudrait s’élever. S’écrire », afin qu’elle se torde comme se tord la langue dans le poème pour laisser passer ce courant d’énergie puisé à même la nuit vivante du corps, Corps clairvoyant selon le titre donné à ses poèmes de 1963 à 1982, publié en 1999 dans la collection Poésie/Gallimard et qui reprend, l’Embrasure, Dehors et Une apparence de soupirail.

Né en 1927 à Privas en Ardèche, il publie son premier livre Cendrier du voyage — réédité aujourd’hui aux éditions Fissile - chez Guy Lévis Mano. Il sera parmi les fondateurs de la revue l’Éphémère chez Maeght avec Yves Bonnefoy, André Du bouchet, Gaëtan Picon et louis-René Des Forêts en 1966. Depuis 1986, Jacques Dupin publie chez POL - et ce sera Contumance (1986), Échancré (1991), Grésil (1996), Ecart (2000), De singes et de mouches précédé de les Mères (2001) et aujourd’hui Coudrier ; chez Fata Morgana et aux éditions Farrago, Alberto Giacometti en 1999 et Matière d’infini (Antoni Tàpies en 2005. Son activité de poète s’est toujours doublée de nombreuses interventions moins sur qu’à partir de la peinture. La plupart sont reprises dans l’Espace autrement dit (Galilée, 1982).

Bernard Noël écrira à son propos dans Strates, Cahier Jacques Dupin que dirigea Emmanuel Laugier chez Farrago en 2000, « Quoi ? Il y a vingt-cinq ans qu’a paru Dehors : fallait-il tout ce temps pour remarquer à quel point il décape radicalement la poésie » et François Bon dans une préface pour Rien encore, tout déjà paru chez Seghers en 2002 : « Jacques Dupin est de notre temps, et en avant de nous. Par l’âge notre aîné, mais par l’oeuvre, largement constituée, pourtant encore ouverte, en avant. »

Ne tardons pas !



l’entretien est paru en deux fois dans l'Humanité: le 5 octobre 2006 et le 8 mars 2007

 

Alain Freixe :

Coudrier, le mot dit l’arbre et son bois communément appelé noisetier. Mais il ne peut pas ne pas faire penser à la baguette du même nom. Baguette qui n’est pas bâtonnet mais branchette fourchue, bifide et que l’homme des sources, avec sa bêche à proximité, tient à deux mains en arpentant le sol à l’écoute de ce qui remugle dans les dessous : eaux et minéraux, liquides et solides, courants d’énergie pure, forces invisibles : à repérer, à aider à remonter les habillant de mots, à capter en quelques formes appropriées. Bien sûr, le mot renvoie aussi pour le lecteur au livre lui-même puisqu’il fait titre. Titre que je n’imagine pas indépendant du tout qui s’ensuit comme dans une certaine tradition surréaliste, mais au contraire comme tenant aux textes, non d’une manière ornementale mais comme faisant signe vers ce qui pourrait être le principe de leur ajustement ou comme figurant le fil invisible qui les tiendrait ensemble. Qu’en est-il de votre pratique en matière de titre ? Qu’en est-il de celui-ci ? Comment Coudrier s’est-il imposé ?

 

Jacques Dupin :

Le titre d'un livre n'est pas une annonce, un programme, un couvercle. Il n'est ni un condensé ni une émanation du texte. À peine un signal, un repère, pour la commodité du lecteur et du libraire. Il doit à la fin rejoindre le poème, mais il vient d'ailleurs, d'une autre case de l'imaginaire. Il n'est

pas une clé, plutôt un trou de serrure laissant le regard pénétrer. Je ne l'écris jamais avant de commencer l'écriture d'un poème. Ni forcément à la fin. Le plus souvent, il apparaît et s'impose en cours de route. Comme si le travail de la langue l'avait suscité, l'avait mis en lumière entre les lignes. Il surgit, mais il n'est pas seul, il faudra n'en garder qu'un, le plus adéquat ou le moins mauvais.

Ainsi le mot « coudrier », je l'avais noté il y a 20 ans, et gardé au frais. Un mot, et non un titre. Et puis il est revenu voltiger et bourdonner au dessus des poèmes que j'écrivais, ceux de mon dernier livre. Il avait un concurrent que je n'ai pas retenu « Le soleil vu de dos », trop intentionnel et trop ludique. Coudrier m'était apparu comme une ouverture vers une autre forme de poésie dont je ne distinguais pas les contours mais qui m'habitait.

Pour le livre de poésie, le titre est un visiteur, le signe d'une métamorphose. Une griffe sortie de la nuit pour émouvoir le tissu verbal, ou encore la greffe nourricière de la constellation de mots qu'elle surplombe. Ce peu, cette graine ou ce caillou, actif au haut de la page.

 

 

Alain Freixe :

Le mot « crime » revient souvent dans votre livre. Il apparaît  comme jouant le rôle d’un double principe. D’une part, comme principe esthétique : « l’entame serait de poésie mauvaise / comme on chasse l’ours et la bécasse / en mélangeant les cartouches », faisant écho à « la haine de la poésie » de Georges Bataille ou à « cet haineusement mon amour la poésie » d’André Frénaud. D’autre part, comme principe éthique, principe d’existence : « je n’existe pas sans le crime ». Ce meurtre qui fait césure concerne « les signes et les lettres », la langue et soi avec comme pris en elle depuis toujours. Ecrire c’est quand « le couteau qui dicte / perce le blanc ». Ecrire pour délivrer, désentraver, ouvrir une voie, « percer un isthme » disait Maurice Blanchard. Dévaster ce langage de communication qui nous prive toujours plus de sens, pour rebondir, retrouver le vif, la surface et les intensités qui la parcourent. Conquérir une respiration de vivant…

 

Jacques Dupin :

Le crime est l’acte fondateur par excellence, dans mon imaginaire. Il est l'origine de l'humain et de l'humanité. Depuis l'accouchement d'un enfant jusqu'au dernier souffle du vieillard. Les passions, les découvertes, les fondations de villes, les conquêtes de territoires procèdent de lui. La

lumière de la tragédie et du sang versé accompagne la naissance de l'écriture poétique. Le crime est un acte de violence et encore l'ouverture d'une béance, le creusement d'un gouffre où la force de destruction-création prend son élan. C'est du moins ce que je ressens dans mon corps quand la nécessité d'écrire me saisit. Et tout ce qui suit, les mots, les phrases, les poèmes est ravivé par la clarté de la lame inaugurale. Le gouffre est un creuset, le crime est un ferment. Le meurtre du père et du dieu ouvre le tracé des signes.

En particulier la « haine de la poésie » selon Bataille, et que je partage, signifie destruction salubre d'une encombre de scories et de rosiers attendrissants qui font obstacle à la vue et entravent le pas en chemin vers l'inconnu.Ce que Bataille appelle « l'équivoque poétique », « Ce que je veux, écrit-il à Michel Leiris, c'est un au-delà de la poésie,tout à fait contraire à la dénigration »

Faire le vide, appeler le crime, le laisser habiter la langue pour qu'elle affronte nue, et dangereusement, le plaisir, pour qu'elle fraye le chemin.

 

Alain Freixe :

Ce que l’œil voit entre en nous, glisse le long des nerfs jusqu’à heurter os et charpente, avant que l’écriture, procédant par extraction après descente au fond du trou de l’intime, arrache aux veines fertiles des fragments de soi, des bribes d’images, des miettes de vu. Parmi ces séquences autobiographiques – on se souvient de celle fondatrice de ce que votre œil a vu aux théâtre du Vieux-Colombier ce soir où Antonin Artaud « (exposa) son corps à la foudre » - ici, dans Coudrier, on croisera pierre Reverdy et son Gant de crin, la boiterie d’Alberto Giacometti…mais aussi ces traits par lesquels « le sauvage » surgit dans notre monde – et c’est ce « renard je l’ai vu » ou « le sanglier / les trois marcassins du soir » ou ces « guêpiers » dont « les couleurs et les cris (…) / font halte dans mes arbres à lma fin de l’été » -. Ainsi « le sauvage », ses traits – flèches et plaies – raye-t-il monde et poème. Diriez-vous qu’ils les ouvrent et les éclairent comme autant de coups de vent ?

 

Jacques Dupin :

Cette question met enjeu le rôle que tient la réalité dans l'écriture du poème. Vous relevez dans mes livres « des séquences autobiographiques » qui apparaissent très clairement parce qu'elles citent nommément un écrivain ou un animal. Mais tous les textes sont tissés d'instants vécus, de

lieux traversés, de rencontres et de sensations qui sont actifs dans la mémoire et constituent le matériau profond de l'écriture. Ce qui est perçu de la réalité, se dépose et s'affine comme en un gisement, comme en un recueil, avant d'émerger au jour et de nourrir les mots visités. En ce sens le moindre chose évoquée est autobiographique. Mais si elle est suffisamment armée, devenue la langue d'un seul, elle peut s'adresser à chacun, à tous, à personne. Et cet autre doit y retrouver son bien car écrire suppose un partage même s'il est clandestin ou récusé. La poésie en détruisant édifie, en se refusant se donne. Elle ne peut s'ouvrir à la fin qu'à l'altérité.De l'intime à l'extrême, du coin de table où j'écris, à l'invisible des lointains.

 

Alain Freixe :

Coudrier est un livre surprenant. À mon sens le plus beau peut-être parce que le plus libre. Désencombré de toute ponctuation, de tout titre. Livre sans commencement ni fin. Livre comme une ligne vivante qui se plierait, se déplierait, se replierait. Serpent qui déroule ses anneaux. Livre-monstre qui livre passage à une langue vive, frémissante comme la branchette fourchue en bois de coudrier. Livre qui confie au lecteur le soin de tenir la torche et d’éclairer le fil invisible qui tient ses poèmes, d’écouter leur tempo. Comment en êtes-vous arrivé à un tel dépouillement ?

 

Jacques Dupin :

Après une longue période, plusieurs années, sans écrire, sans pouvoir écrire. Cela m'est arrivé déjà. Cette fois, avec le frein de la vieillesse, j'estimais que l'arrêt était définitif. J'en étais allégé, j'avais pris le parti d'en rire. Sans rien qui le laisse prévoir, l'été de l'an 2004, les mots ont afflué, m'ont saisi. Les mots d'un poème interminable sans origine et sans fin. Il s'est déroulé dans l'ébahissement et la frivolité. Mais je tenais la barre, je consultais les instruments de bord, je surveillais les écarts et les ruptures. Tout en écrivant, je l'avais titré « Le soleil vu de dos » comme si c'était moi qui tournait le dos. À la dernière page, le trouvant trop imagé, je lui ai substitué « coudrier ».

Ce livre de la survie, ce mouvement de retour au tressaillement de la langue à l'approche de ma mort, même lancé et perdu, est un tourbillon d'allégresse, le hoquet du monstre attendu.

 

Alain Freixe :

À l’heure où les éditions Fissile reprenne en fac-similé Cendrier du voyage paru en 1950 chez guy Levis Mano et vu que cette édition comportait un frontispice d’André Masson et un avant-propos de René Char, en marge et comme en avant-première de ce qui s’annonce pour courant 2007, pourriez-vous évoquer ce compagnonnage avec René Char, ces coups d’épaule – ou de bêche – cela que l’on appelle ordinairement « influence ». Qu’en est-il de René Char aujourd’hui, selon vous ?`

 

Jacques Dupin :

René Char, placé si haut et si injustement décrié aujourd'hui, est le premier poète que j'ai rencontré. J'avais 20 ans il en avait 40. Il sortait des années de maquis et de Résistance. Il venait de publier Seuls demeurent  et  Feuillets d'Hypnos . Je lui ai adressé une poignée de poèmes, il m'a répondu aussitôt. Nous sommes devenus amis dès la première rencontre, nous sommes restés amis pendant 30 ans. Il m'a encouragé, ouvert la voie, soutenu sur tous les plans, et de manière fraternelle. Grâce à lui j'ai été édité chez G.L.M. et chez Gallimard. Il m'a présenté à Christian Zervos dont je devins l'assistant à la revue « Cahiers d'Art », m'initiant au métier d'éditeur, travaillant avec les plus grands artistes. Ma vie était tracée dès ma rencontre avec Char. Ma dette envers lui est à la mesure de son amitié chaleureuse et de sa générosité extrême. J'ai presque tout appris de lui, dans récriture et la conduite de la vie. Sa poésie exigeante et rebelle, à l'écart d'un surréalisme obsolète et des frimas de la poésie engagée, était le vrai chemin. Elle demandait à chacun de trouver sa voix. De préserver après lui le faisceau de sensations personnelles qui nourrissent le poème. Il m'a donné à voir le plus pur travail de la langue.

Les circonstances de la vie, des désaccords accidentels, peut-être une vraie divergence en sous-œuvre, ont distendu le lien de l'amitié, jusqu'à la rupture, sans violence ni éclat, un effacement partagé.

 

Alain Freixe :

Et puisqu’il est question de compagnonnage, d’ »alliés substantiels », comment ne pas évoquer votre relation avec les artistes, peintres ou sculpteurs, alors que les éditions Farrago viennent de publier d ‘une part l’essentiel de vos écrits sur Giacometti , et d’autre part ceux sur Tàpies , et que l’on trouve encore dans L’espace autrement dit chez Galilée vos textes pour accompagner Braque, Bacon, Miro, Riopelle, Chillida…« écrits sur la même table et avec le même désir », répondiez-vous à Valéry Hugotte qui vous interrogez dans la revue Prétexte sur la parenté entre ces textes et vos poèmes. À fréquenter ainsi artistes et ateliers, ces lieux de tous les bruits (esquisses, couleurs répandues, chiffons, poussières, odeurs, matières diverses, outils…) où l’œuvre finit par imposer son silence, qu’avez-vous appris ? En quoi votre façon de voir et d’écrire en a-t-elle été modifiée ?

 

 

 

Jacques Dupin :

Cinquante cinq années de ma vie, j'ai fréquenté peintres et sculpteurs, j'ai passé le plus clair de mon temps, en tout cas le meilleur, dans leurs ateliers. J'ai travaillé pour eux et avec eux, et ils m'ont gratifié d'un bagage intellectuel et sensible dont je ne mesure pas la portée. Je suis fasciné, dans l'amitié et la confiance qu'ils me donnent, par l'alliance, dans la création, de l'artiste et du manuel. J'envie au peintre ses outils, la verrière de l'atelier,l'entassement de toiles, de feuilles, de pinceaux, de tubes, de pots, de chiffons, et les meubles à son usage. J'envie surtout les temps de préparation, de finition. Quand je suis, moi, livré abruptement au vide de la feuille ou de l'écran. Je suis jaloux des matières et des couleurs. Le monde et la pratique du peintre et du sculpteur m'ont fortement imprégné, et j'écris en les regardant. Peut-être comme s'ils me regardaient écrire.

À travers les artistes et pour eux j'ai fréquenté les ateliers des artisans du livre et de l'image.J'étais le familier du typographe, du lithographe, du taille-doucier, du sérigraphe. Ou encore du fondeur, du verrier, du relieur et de l'encadreur. Un autre monde, pour moi essentiel. Ils ont aiguisé mes sens, ils m'ont appris à voir, à maîtriser l'instrument. À scander l'espace. Je

pense qu'ils ont considérablement influencé ma pratique de l'écriture.

Grâce à eux, peut-être, les mots seraient devenus des matières, des couleurs, des substances vivantes à ma disposition. Du moins cette illusion m'a-t-elle fortifié. J'allais oublier l'exercice de l'installation d'une exposition et de Raccrochage. Une expérience décisive qui rejoint la mise

en place des mots dans la ligne et sur la page.

 

Alain Freixe :

Tout de go, cher Jacques Dupin, que peut la poésie quand sur le monde s’abat la tempête de la mort violente sous toutes ses formes, quand c’est le non-sens de la marchandise et les « valeurs » de l’argent qui règnent ? Remonter le langage jusqu’en ses sources les plus reculées, rendre en ses traverses le Corps toujours plus clairvoyant, sera-ce cela résister ?

 

Jacques Dupin :

La poésie, mais comme chaque homme informé et conscient, prend en compte le monde tel qu'il est. Ses guerres, ses tueries, ses injustices révoltantes. Il me semble qu'en étant ce qu'elle est, assoiffée du réel, elle témoigne. Elle s'insurge. Sans qu'il soit nécessaire qu'elle s'enrôle dans une ligue de vertu, qu'elle s'engage dans la dénonciation des tyrans et des bourreaux. Sa voix, à fleur de terre ou sortant du puits, désigne le chemin de la vérité et de la vie. Elle est imprégnée d'enfance et de la révolte de ses aînés. Mais surtout, et c'est l'essentiel...surtout elle porte la langue. La langue la tient et se transforme par les anneaux de ses enchevêtrements ambigus et de ses élans imprévisibles. La poésie n'est pas le conservatoire de la langue mais tout au contraire le creuset de son renouvellement infini.

La civilisation chancelle, conspire à sa perte, se précipite lentement à l'abîme qui va l'engloutir. Seule résiste encore au désastre le réel de la langue, et son devenir qu'incorpore la poésie. La servir est pour moi aujourd'hui l'ultime degré de la résistance.