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27/06/2007

Salah Stétié - Lampe du sens sur le sentier obscur

( Cet entretien que j'ai mené en février 2004 avec Salah Stétié est paru au printemps de la même année dans le N° 86 de la revue Friches, Cahiers de poésie verte, Le gravier de Glandon, 87500 Saint-Yrieix, que dirige mon ami Jean-Pierre Thuillat. Daniel Aranjo avait participé à la mise sur pied  de ce dossier. )

Alain FREIXE. - Vous me pardonnerez, mais je ne puis commencer cet entretien sans vous poser la même question que celle que vous posait, en 1995, Daniel Leuwers, dans la revue Europe: « Salah Stétié, comment vivez-vous cette "question arabe" dans ses développements récents les plus tragiques ? ».4d88038a17ff69c7dfe282375cbf9f5d.gif

Salah STÉTIÉ. -Question pour moi douloureuse –plus douloureuse encore qu'elle ne se posait en 1995. Jamais le monde arabe, sous l'apparence calme qu'en donnent certains Etats, sous celle, ô combien tumultueuse, qu'en fournissent d'autres, n'a été aussi fragile, aussi peu maître de son destin, aussi réduit à l'impuissance, aussi livré à l'autodestruction et aux macérations amères qui en découlent. J'avais, aux divers postes de responsabilité où je m'étais trouvé par la force des choses (Ambassadeur à l'UNESCO, aux Pays-Bas, au Maroc, Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères à Beyrouth), très mal vécu sur plus de quinze ans la guerre « civile » libanaise. On appelle « civile » la guerre la plus incivile qui soit, c'est là l'une des dérisions du sens dont je n'ai pas fini d'épuiser le non-sens. Il est vrai que la guerre libanaise, à part quelque soixante mille hommes recrutés et armés par des puissances extérieures, n'avait de libanais que le fait d'avoir pour théâtre le territoire qui lui servait de scène au quotidien: meurtres, violences de toute nature, attentats, assassinats, bombardements aveugles, tout ce que le monde devait voir par la suite se reproduire dans l'ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Iraq, et, par-ci, par-là, sur le inode mineur, dans d'autres régions du monde. Mon pays avait pourtant le privilège d'avoir derrière lui une longue, très longue histoire, et il a de ce fait réussi, au bout de quinze ans de délires et d'exactions de toute sorte qui lui ont été imposées, à retrouver sa sagesse millénaire et, dans la mesure du possible, se reprendre en main et réorganiser son système politique qui doit gérer, dans l'équilibre, le destin commun de dix-huit communautés différentes sur le plan religieux et, jusqu'à un certain point, culturel. Pour le reste, à savoir la question arabe en général, j'ai - tout en me félicitant de l'élimination de l'affreux Saddam Hussein - le plus grand mal à accepter l'occupation, par la coalition créée autour des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, d'un pays de vieille civilisation comme l'Iraq. J'attends aussi avec impatience et colère, oui: colère, la fin de ce qui se passe actuellement en Palestine: il faut que ces  deux peuples, le palestinien et l'israélien, trouvent enfin le chemin du dialogue, du respect mutuel, du droit international, que justice soit rendue au dépossédé et que le bon voisinage remplace la méfiance et la haine réciproques: « Si tu veux la paix, prépare la paix », dit Platon.AF - « Satah Stétié, poète arabe », c'est là le titre du livre que Daniel Aranjo vous a consacré aux éditions Autres Temps (l septembre 2001). Le substantif dit un droit, droit à l'exil de tout homme qui, parce qu'il parle, perd le monde et tente obstinément d'y reprendre pied, souffle et sens; I'épithète un fait, difficile à cerner. Existe-t-il un « pays arabe », une patrie linguistique et culturelle arabe ?SS - Il existe une langue arabe, une culture arabe, une civilisation arabe, complexe, qui a produit, à travers et au-delà du fait religieux, une littérature, une philosophie, une architecture, une poésie, une musique, un art de vivre, que sais-je, et c'est tout cela qui alimente la conscience et l'inconscient collectifs. Je suis le fils de cet héritage-là comme je suis le fils de ma culture française. J'ai la chance-je l'ai souvent écrit d'être un métis intellectuel et spirituel, un homme à cheval sur deux mondes. C'est cela que Daniel Aranjo a compris et c'est cela qu'il met en évidence dans son livre aussi renseigné qu'intuitif.


AF- Je ne me souviens plus dans lequel de vos articles consacrés à la poésie vous rappeliez ce mot de Flaubert: « la civilisation est une histoire contre la poésie ». Cette guerre, de quoi est-elle fondatrice à vos yeux ?



SS - D'une résistance de la poésie au discours littéraire en tant que tel. Flaubert veut dire que la culture a une vocation institutionnelle en quelque sorte et qu'à un moment donné toute culture s'achève en académisme, alors que la poésie reste dans la langue et dans l'imaginaire des hommes, le jaillissement créateur perpétuel. Je crois, en effet, que la poésie en s'opposant à l'institution rebondit selon sa propre dynamique et que sa vocation est de présenter un visage lustral, infiniment vulnérable et sensible, au vent nouveau qui monte de l'angoissant présent et de l'inquiétant futur. Elle renouvelle la langue tout en accueillant des modes de sentir et de penser inédits puisque, par nature, les choses « réelles » sorties de leur gangue traditionnelle, sont inédites.

AF - De l'essai de 1973 Les Porteurs de feu à L'Autre Côté brûlé du très pur, livre de poèmes à l'économie très ciselée, publié quelque vingt ans après, votre œuvre, « foyer de~ signes », « flambée d'images », est toute entière sous le
signe du feu. Faut-il voir dans ce que brûle votre poésie votre quête du « sens », la recherche de cette lumière, juillissant des mots du poème, qui permet à l'homme de se situer dans le monde ?

SS - Je crois que l'homme est en effet un tâtonnant, quelqu'un qui cherche sa direction, le sens, dans la confusion où chacun est plongé. Les choses ne sont pas simples, ni l'homme non plus qui contient à lui seul plusieurs mondes dans ce monde qu'il est. Où trouver le compas et la boussole qui permettraient de nous repérer dans ce labyrinthe qu'il nous faut traverser, matériellement, intellectuellement, spirituellement, durant le très court laps de notre respiration sur terre. La langue, qui définit, qui distingue, qui identifie, qui nous permet de nous parler les uns aux autres et de partager l'expérience, la langue est - chargée d'intuition - l'un de nos guides. Face au religieux qui, lui aussi, est le plus souvent institution, la langue de la poésie, riche de tout un acquis personnel- « extérieur » et « intérieur »-autorise la levée du sens et porte, sur le sentier obscur, la lampe obscure et claire du sens. Obscure lampe de cela est aussi titre de l'un de mes recueils.

AF - Ce feu, autre nom pour vous de la question de l'être, n'est pas état mais passage. Ce feu qui « soude l'épars et le ressoude » - on ne peut que penser à la quête d'Isis l'Egyptienne - est alchimie. La vie est son enjeu. Dans quelle mesure la poésie est-elle toujours ce « conservateur des infinis visages du vivant » dont parlait René Char ?

SS - Je pense, à partir de ce que je viens de vous dire, avoir partiellement répondu à la question posée. La poésie est en effet et tout à la fois découverte et mémoire, laboratoire et conservatoire. Elle élabore et, simultanément, elle garde, elle inscrit, elle conserve. Mais d'aucune façon il ne saurait s'agir, dans le cas de la poésie, d'un musée. Le conservatoire vivant qu'est la mémoire est tout le temps en état de transformation de cristallisation et de fluidification comme tous les processus de l'homme du vivant. Rappelez-vous les beaux vers de Supervielle au sujet de cette métamorphose permanente, vers tirés du Forçat innocent:

« Ces jours qui sont à nous, si nous les déplions
Pour entendre leur chuchotante rêverie
Ah c'est à peine si nous les reconnaissons.
Quelqu'un nous a changé toute la broderie. »

C'est aussi la raison pour laquelle une poésie venue de loin dans le temps ou dans l'espace nous parle et s'adresse à nous directement. Parce qu'elle nous parle, cette poésie, fut-ce à travers l'écran de la traduction, de ce que nous connaissons le mieux: la vie, notre vie, le vivant dans ses « infinis visages ».

AF - L'autre mode de transmission toujours vivace et auquel vous avez vous-même fréquemment recours est celui des revues de poésie. Quelle importance attachez-vous à cette forme d'expression ? A-t-elle toujours, selon vous, dans le paysage éditorial français d'aujourd'hui, un avenir?

SS - J'aime les revues parce qu'elles permettent de prendre la température- et la tension- au jour le jour en quelque sorte, mois après mois, trimestre après trimestre, de l'état de l'imagination, de la sensibilité et de la langue chez les créateurs du monde entier. La revue est un extraordinaire moyen de détection: qui lit une revue avec attention a entre les mains, un bâton de sourcier. Grâce à telle ou telle revue, il m'est arrivé parfois de détecter une source, une vraie source - dont j'ai ensuite suivi le cours d'eau ou le fleuve. C'est, par exemple, à travers des revues que, jeune lecteur, j'ai découvert Faulkner ou bien Olivier Larronde ou Jean Genêt.
Cela dit, les revues ont aujourd'hui perdu de leur importance parce que les gens ont de moins en moins de temps à consacrer à la lecture (ils préfèrent la télévision), que les revues se sont multipliées (beaucoup trop à mon sens) et qu'elles sont moins exigeantes qu'elles ne l'étaient au XIXe et au XXe siècles. D'autre part, elles sont concurrencées par les hebdomadaires culturels...

AF - Les poètes sont de plus en plus souvent sollicités pour intervenir dans les classes- des écoles primaires aux classes de Iycée. Que pensez-vous de ces rencontres ? Vous-même, vous y livrez-vous volontiers ?   

SS - Excellente initiative. Je m'y suis prêté quelquefois. Récemment encore devant les classes de « préparation » aux Grandes Ecoles d'un lycée d'Amiens où j'ai parlé, pendant deux heures, de la signification de la poésie dans nos vies, et, il y a deux mois, au Lycée Français de Jérusalem où, devant un auditoire    fait d'étudiants juifs et arabes, j'ai parlé de la langue comme tentative d'approche de l'autre et du sens de l'altérité en général. Je crois pouvoir dire que mes deux auditoires m'ont reçu avec attention, émotion, complicité et, notamment, à travers le dialogue que j'ai instauré après mes deux exposés. Ah ! la jeunesse, quel public de choix pour un poète, ce regardeur vers l'avenir...

AF - Pour clore cet entretien, Salah Stétié, trois, quatre questions: la première concerne la remise dans la bouche du poète de ses propres mots. Je veux parler du phénomène qui va s'amplifiant des lectures pubtiques. Que pensez-vous de ce retour de la voix ? Le poète qui s'y risque encourt-il là un danger du point de vue du sens, de son brouillage ?

SS - Bah ! Je pense qu'un poète qui a vraiment quelque chose de personnel à dire, rencontre inévitablement son public. Ce public, rencontré une fois, dans la vérité de parole, continue à suivre le poète dans les sentiers et les routes de sa création. Il est moins important que ce public soit nombreux que fidèle. Ce mot de fidélité est l'un des mots-clés - avec le mot vérité - du rapport d'un poète et d'une assemblée d'écouteurs ou de lecteurs dispersés mais se constituant en réseau.

AF - Enfin, comment vous représentez-vous ta situation de ta poésie française contemporaine ? Que pensez-vous des débats qui la traversent ?

SS -J'écoute. Je lis les autres poètes. Je ne prends pas part au débat. Je poursuis mon sillon. Je fais mon œuvre-en étape finale. Et puis v a-t-il vraiment aujourd'hui tant de courants contradictoires qui traversent la poésie française ? Comme il il n'y a pas de peinture figurative et de peinture abstraite mais seulement de la bonne ou de la mauvaise peinture, il y a aujourd'hui, comme cela a toujours été de la vraie et de la moins vraie poésie. J'appelle vraie poésie celle qui traduit une expérience authentique et sincère de la vie, de l'amour, peut-être de la mort, de l'intuition de la mort, chez un formulateur de poésie et cette formulation se fait, dans le cas de la poésie que j'aime, dans une langue où, comme le dit André Breton, les mots font « campagne première », c'est-à-dire qu'ils sont, mots et images, frais, inventifs, lustraux et qu'ils éclairent le monde et le coeur « au point du jour ».

AF - Pour vraiment se quitter, identifieriez-vous toujours, aujourd'hui où ta densité des ombres se fait de plus en plus grande et opaque et tes froids de plus en plus paralysants, la poésie avec l'espoir ? Risqueriez-vous encore te mot « salut » ?

SS - J'ai joué toute ma vie sur ces deux mots: I'espoir, le salut. En ce qui me concerne, je crois que les mots sauvent et j'attends d'eux, avec timidité, qu'ils me sauvent. Mais nos mots de poésie doivent être des mots partageables, aujourd'hui où si souvent en Europe les gens ne savent plus parler ni surtout se parler; les mots doivent aussi sauver les autres autour de nous.


 © Alain Freixe

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