12/09/2006
Entretien 2 - Voir, entendre les couleurs du silence avec Michel Butor
J'ai souhaité après avoir donné en avant-première un premier entretien avec Lorand Gaspar qui ne doit paraître dans la revue Friches qu'en automne/hiver 2007, reprendre un entretien avec Michel Butor paru en 2000 d'abord pour lui souhaiter un bon anniversaire pour ses 80 ans et ensuite pour rappeler combien l'existence des revues de poésie est éphémère puisque la revue La Sape dans laquelle il était paru en 2000 a disparu aujourd'hui.
Alain Freixe : En 1962, avec le peintre chilien Enrique Zanartu vous publiez votre premier livre d’artiste à la galerie du Dragon. Vous l’intitulez Rencontre. Pouvait-on rêver mieux pour un commencement que ce mot ? Pour moi, il dit le heurt qui fera bouger non seulement le peintre et l’écrivain mais également l’espace où trouvera à se matérialiser la rencontre. Quelle idée vous faisiez-vous, cher Michel Butor, en 1962, du livre d’artiste ? Cette conception a-t-elle évoluée au fil des ans et des artistes rencontrés ?
Michel Butor : Je viens d’apprendre la mort d’Enrique Zanartu. Il n’était pourtant pas beaucoup plus âgé que moi. Je l’avais rencontré galerie du dragon, fondée par Nina Dausset, qui avait hébergé le groupe surréaliste d’alors. J’habitais chez mes parents rue de Sèvres et je passais presque tous les jours par la rue du dragon pour aller à Saint-germain-des-près. Le nom de cette rue vient de l’ancienne cour du dragon qui a donné son nom à l’une des journées de la Semaine de bonté de Max Ernst. Elle était déjà fort délabrée dans ma jeunesse. Elle donnait de l’autre côté sur la rue de Rennes par un magnifique porche rococo orné d’un dragon, qui a été détruit deux ans après avoir été classé pour faire un monoprix. La galerie est au coin de la rue Bernard Palissy où s’étaient installés les jeunes éditions de Minuit. Comme il devait y avoir une exposition Zanartu, en 56 ou 57, le nouveau responsable de la galerie, max Clarac-Sérou, m’avait demandé une préface pour le catalogue. Quelques années plus tard, Enrique ayant réalisé cinq grandes eaux-fortes en couleurs, max Clarac réussit à intéresser un commanditaire suédois pour réaliser ce livre. On y voit se produire une rencontre, mais naturellement le titre évoque aussi la nôtre. Presque tous les livres que j’ai réalisés depuis avec des artistes auraient pu avoir un tel titre. La dernière fois que j’ai vu Enrique Zanartu, c’était à l’occasion d ‘une visite chez Antonio Saura, encore pour un projet de livre. J’arrive chez celui-ci qui me dit en m’accueillant : avant de vous faire entrer, je voudrais vous mener chez un ami qui aura beaucoup de plaisir à vous rencontrer. Ils habitaient sur le même palier. Quand à la conception du livre d’artiste alors elle venait de la cohabitation, l’intimité que j’avais tant admirée entre peintres et écrivains dans le groupe surréaliste, et d’un certain nombre de grands classiques, en particulier ceux réalisés par Ambroise Vollard. Cela impliquait grand format et grand luxe. Au fil des années et des collaborations j’ai exploré bien d’autres formats, bien d’autres techniques et si j’ose dire d’autres économies, en particulier ce qu’on peut appeler le luxe pauvre. C’est ainsi que pour nous libérer le plus possible des problèmes de prix de revient que j’ai multiplié les livres manuscrits.
AF : Vous opposez «grand luxe » et « luxe pauvre ». Qu’entendez-vous par cette dernière expression ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette autre économie du livre d’artiste ?
MB : J’aime le papier sous toutes ses formes ; les plus somptueuses qui peuvent coûter très cher, mais aussi les plus simples : le papier journal, le papier kraft, le papier machine sur lequel je vous écris. Je suis donc heureux de le célébrer par des livres qui en montrent les beautés. Et l’on pourrait développer cela pour tous les aspects de la fabrication. Il y a un grand luxe qui revient très cher, qu’il faudra donc vendre très cher, qui sera réservé aux gens riches. Il a ses vertus. Mais il y a aussi un luxe pauvre dont les matériaux ne coûtent presque rien, et qui est fabriqué seulement par le travail de ses auteurs. C’est alors seule la rareté qui peut lui donner une valeur marchande, et peu à peu. C’est par excellence l’objet à donner.
AF : Diriez-vous qu’avec ce mot – Rencontre - pour premier titre de votre collaboration avec les artistes ce fut comme un véritable coup de vent – « salubre », disait Rimbaud, fiable ont toujours pensé les poètes de Reverdy à Dupin en passant par Char – quelque chose qui se serait révélé être comme le garant de cette ouverture par où pouvait passer l’air dont vous aviez besoin, air qui se raréfiait pour finir par manquer totalement du côté de l’écriture romanesque ? Pourriez-vous revenir sur ce moment de rupture, de battement entre deux portes ?
MB : La rupture avec le roman habituel, même « nouveau » était déjà consommée sans que je ne m’en rendisse compte, avec l’écriture de Mobile qui a paru en cette même année 1962. Rencontre avec son côté poëme en prose a été en effet une bouffée d’oxygène. C’est à partir de ce moment que j’ai osé me remettre à écrire des textes que l’on pourrait qualifier de poëmes. Sans l’intense confrontation avec les peintres et leur intense encouragement je n’aurai jamais osé franchir ce pas. Je leur en garde à cet égard une reconnaissance éperdue (hélas ils meurent les uns après les autres ; d’autres plus jeunes les relaient heureusement). J’étais déjà connu comme auteur de romans et d’essais, ils m’ont libérés dans ce domaine qui a envahi peu à peu tout le reste. Cela a été et reste un bain de jouvence. Je me sens un vieux romancier bientôt du siècle passé, mais un jeune poëte tout prêt à entrer dans le siècle nouveau.
AF : Vous parlez, cher Michel Butor, d’une part de « l’intense encouragement des peintres » à propos de la reprise de votre écriture poétique et, d’autre part, d’une’ « intense confrontation » avec eux. Pourriez-vous éclairer davantage ce face à face ? Quels en furent les temps forts ? Les aigus ? Les points d’achoppement ? Les remises en question ? Dessiner comme un parcours ?.
MB : J’ai toujours vécu dans une atmosphère de peinture. Mon père, employé dans l’administration de la SNCF pour pouvoir subvenir aux besoins de sa nombreuse famille (8 enfants, dont une fille morte avant la naissance), aurait bien voulu être peintre. Il a fait de l’aquarelle toute sa vie (paysages et images pieuses) et de la gravure sur bois. Je suis allé apprendre à dessiner chez l’un de ses amis. Quand j’ai commencé à faire des livres avec des artistes, j’ai eu l’occasion de retrouver l’atelier Féquet et Baudier où je l’avais accompagné enfant lorsqu’il voulait de beaux tirages de ses gravures. Certains des artistes avec qui j’ai commencé à travailler sont devenus des amis intimes (Hérold, Bryen, etc.). Chaque dialogue a été différent. Quelquefois les choses n’ont pas marché. Je me souviens d’un éditeur qui avait voulu me faire faire un livre avec des encres de Soulages, peintre que j’admire beaucoup. J’ai écrit mon texte que vous pourrez trouver dans Illustrations III sous le titre Méditation explosée. Je me suis heurté à un refus catégorique, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir de bons rapports avec lui par la suite. Je ne sais , je devais révéler quelque chose qu’il ne voulait pas laisser voir. Je pense qu’aujourd’hui les choses se passeraient différemment. Quant au parcours, eh bien, mon premier livre d’artiste à proprement parler a été Rencontre en 1962. Puis j’ai eu une période où j’ai travaillé exclusivement dans le grand luxe. Je ne me prive pas d’y travailler encore quand l’occasion se présente. Tout était alors imprimé. Puis il y a eu l’invention du luxe pauvre. Je me souviens qu’Hérold avait décidé de faire recouvrir certains étuis du magnifique Dialogue des Règnes avec de la toile à serpillière. C’était splendide, et comme c’est un tissu fait spécialement pour absorber liquides et salissures, il faut le manipuler avec de grandes précautions. Il y a eu aussi Ania Starotsky, artiste russe amie d’Iliazd, avec qui nous avons fait entre autres choses, un ouvrage en photocopie, technique alors dans son enfance. C’est à partir de là que ce sont multipliés les livres manuscrits permettant une réduction considérable des coûts, mais interdisant de réaliser plus de quelques exemplaires. La consultation du catalogue de l’Ecart montre ainsi l’explosion progressive de ma production qui est en même temps devenue secrète.
AF : Comment expliquez-vous cette contradiction, d’une part votre production s’accroît considérablement - plus de 300 artistes – et d’autre part, elle devient plus secrète. Explosion, secret ce sont les termes que vous utilisez. Une explosion silencieuse comme se recouvrant peu à peu elle-même, et finissant par se dérober aux regards, par se cacher.
MB : Ce qui s’accroît, c’est le nombre des objets-livres, mais leur texte est souvent assez court, et surtout le tirage est restreint, surtout quand il s’agit de livres-manuscrits ; il faudrait alors parler de quantité de copies. Cette production n’est d’ailleurs pas médiatisée comme celle qui passe par les grands éditeurs. C’est le circuit des galeries et surtout le bouche à oreille. Explosion douce par conséquent, qui ne m’empêche nullement de vivre à l’écart.
AF : Michel Butor, qu’est-ce qui vous préoccupe, quel est votre souci premier, fondamental – peut-être votre querelle, votre belle querelle ! – lorsque vous entrez dans une relation de travail, d’écriture avec un artiste ?
MB : Je me mets à travailler avec un artiste lorsque je sens une demande. Parfois, c’est effectivement lui qui me propose un projet, mais ce n’est pas indispensable. Ce qui l’est c’est que je sente une sorte d’injustice. Dans ce qu’il fait, il y a quelque chose de précieux pour moi, qui devrait l’être pour d’autres à qui il convient de passer le mot. Donc l’œuvre met en branle en moi un nouveau discours et je lui en suis reconnaissant ; je me sens une obligation. Donc la demande peut très bien venir d’un peintre mort, illustre ou non, qui en quelque sorte se ranime en moi.
AF : Qui lira cet entretien sera certainement touché par le bel hommage que vous rendez à vos amis peintres. C’est donc leurs œuvres, lits de couleurs, couches de matières qui a été, pour vous, occasion d’expérience, cette traversée toujours risquée. Puis-je vous demander selon vous pourquoi ? Ce coup de bêche venu des peintres en vos terres, comment expliquez-vous qu’il visa juste, là où l’eau des poëmes affleurait déjà ? La peinture pour remuer l’écriture, l’irriguer de quelles nouvelles espérances ?
MB : J’avais écrit beaucoup de poëmes étant étudiant. Certains ont été repris dans Travaux d’approche et La banlieue de l’aube à l’aurore. C’était l’époque où je me demandais encore si je n’allais pas me consacrer à la peinture – mais de moins en moins. Retour d’Egypte, travaillant sérieusement à mon premier roman Passage de Milan, j’avais décidé de renoncer aussi bien à la poësie de style habituel, qu’à la peinture. Je me suis mis alors un peu à la photographie, pour quelques années. Mais il s’agissait pour moi de tout faire passer dans le roman. Je n’y ai pas réussi à cause de la production d’essais qui s’est multipliée, laquelle s’accordait à mon gagne-pain, l’enseignement, et aussi à cause du retour du jeune poëte assassiné ou abandonné, en réponse à la curiosité de certains amis. La demande des peintres a rouvert une vanne, mais il faut dire que la liqueur avait considérablement évolué, qu’elle évoluera considérablement encore. Non seulement les peintres m’ont donné une autorisation qui me manquait, ils ont brisé en moi un Tabou, mais ils m’ont enseigné par leurs ouvrages et aussi leur comportement toutes sortes de stratégies de détail. Chacun m’a ouvert une sorte de purgatoire différent ; et il s’en est toujours trouvé un pour me sauver du désespoir ou de l’ennui.
AF : Cette relation entre poëtes et peintres semble sans cesse réactivée, au moins depuis Baudelaire – ah ! la couleur chez Delacroix ! -, au point qu’elle semble sinon spécifique du moins « très » française, non ?
Certes, la renaissance avait su faire un sort à l’adage d’Horace ut pictura poesis, liant arts du langage et art des formes à partir du moment où la Nature – ce Cosmos – leur était modèle commun. Depuis, ce modèle a volé en éclats. Toutefois, n’a-t-on pas toujours quelque mal à échapper à la hiérarchisation qui voit la littérature tenter d’occuper la plus haute marche. Je pense à André Breton affirmant encore dans Position politique du surréalisme que la poésie était le seul « véritable art de l’esprit », qu’elle était capable de pénétrer les autres arts…
L’ut pictura poesis, Michel Butor, comment l’entendez-vous aujourd’hui ?
MB : Dans les grandes religions monothéistes, Israël, Islam, Chrétienté, tout tourne autour d’un livre essentiel : torah, coran, bible. L’écriture est donc première ; elle est même souvent considérée comme antérieure au monde. Au début de l’évangile de Saint Jean, c’est le logos ou le verbe. Aussi l’écrit est considéré comme fondamentalement antérieur à l’image qui ne peut être que son illustration, qui peut être dangereuse si elle s’émancipe, ramener à l’idolâtrie. Cette antériorité de l’écrit est la règle dans presque tous les livres européens jusqu’au XXème siècle. Il faur remarquer qu’Horace, en bon païen, dit : ut pictura poesis, c’est-à-dire : la poésie est comme une peinture, imite la peinture qui, elle, imite la nature. A la Renaissance, c’est plutôt l’inverse : ut poesis pictura, la peinture est comme un poëme, c’est-à-dire qu’elle doit chercher l’inscription profonde qui se trouve au-delà des apparences. Le XXème siècle a assisté à une extraordinaire invasion des images qui prétendaient nous donner une réalité toute crue, antérieure à tout texte, avec la photographie et le cinéma. Nous savons bien maintenant que cette prétendue crudité est un mythe. Mais l’écriture aujourd’hui a besoin de revendiquer sa place tout autrement qu’auparavant. J’aime la peinture qui est comme un poëme (Raphaël, Bellini, Titien) ou comme un commentaire au texte sacré (Giotto), mais j’aime tout autant la poésie qui est comme une peinture, et qui donc va faire surgir à nos yeux des formes et des couleurs qui retrouvent parfois celles de la réalité en nous les découvrant. Je dis ici plutôt réalité que nature, car la photographie et le cinéma ont dès l’origine trouvé leur terrain d’élection dans l’urbain (ce qui n’empêche pas des parties de campagne). A partir de l’urbain l’impressionnisme redonne une nature perdue, en procédant de proche en proche : jardins publics, promenades, villégiatures, etc. Pour répondre à Breton, je pense que la poésie est peut-être le plus grand art de l’esprit, mais qu’elle n’est certainement pas le seul capable de pénétrer les autres arts, elle doit aussi s’en pénétrer.
AF : Pour vous, Michel Butor, le poème, le texte d’accompagnement, le texte mis en route, en chantier serait est-il simple équivalent verbal de l’œuvre plastique ? N’y-a-t-il pas toujours le risque – C’est Daniel Lançon qui cite ce passage de Jean Roudaut dans Une ombre au tableau, texte paru aux éditions Ubacs où votre correspondance avec votre ami Georges Perros a aussi été éditée – d’une appropriation possible dans cette mise en mots, mise en histoire, en fable d’un tableau ? Doute, suspicion…René Char parlait des « lèvres incorrigibles » des poètes lorsqu’ils abordaient l’œuvre d’art. Y aurait-il silence de ce côté-là ?
MB : Un de mes livres s’appelait Chantier (les textes en ont été repris dans A la frontière à La Différence). Pour moi le texte qui accompagne l’image n’est pas un équivalent, mais un complément.Il réalise avec le tableau, la gravure, etc un nouvel objet plus riche. Il est donc difficile de l’en détacher. Pourtant, j’ai l’impression qu’il ne joue vraiment son rôle que s’il est capable d’une vie indépendante, serait-ce au prix des transformations. C’est ce qui explique qu’un texte écrit pour le peintre A, puisse être utilisé par le peintre B pour un nouveau mixte. Il y a des écrivains qui sont tellement imbus de la prééminence du texte, qu’ils voudraient en effet y traduire tout, faire des textes qui puissent à la limite remplacer les objets, les œuvres. Je cherche tout autre chose ; je veux que mon texte ouvre les yeux (ou les oreilles), qu’il rende l’œuvre nécessaire. Cette œuvre-là, peut-être une autre aussi, une troisième, bientôt toute une galerie de musée.
Le tableau nous dit que l’on n’a pas su parler, notamment de lui, mais qu’il faut parler. Son silence est un appel. Cet appel continue tout au long de nos textes qui ne peuvent être définitifs. Après le dernier mot, le silence revient, l’attente. Mais il n’y a pas que les tableaux qui nous disent cela ; tous les grands textes nous le disent aussi. Ils appellent nos lectures fraîches. Nous pouvons entretenir la source, mais à la fin il nous faudra toujours laisser la parole au suivant.
AF : Ecrire avec les peintres, vous l’avez fait. Ecrire à partir des peintres aussi. Sur les peintres, n’en parlons pas. Ecrire en peintre puisque vous me disiez que certains poëmes sont comme des peintures – tout tient dans le « comme », je suppose – cela ouvre les portes de la réalité sur un au-delà du langage ? Chercher dans les mots à aller vers ce qui les dépasse, à faire signe vers un dehors…Ce serait cela la poésie, selon vous ?
De sorte qu’il y aurait à voir le poème comme on voit un tableau, dans sa brusque apparition ? Cette expérience-là est-elle envisageable ?
MB : Le langage n’est langage que dans la mesure où il désigne autre chose, où il donne sur la réalité et nous la donne. C’est pour avoir oublié cette évidence, cette expérience fondamentale, que toute une partie du structuralisme, les yeux brouillés par de vieux préjugés, s’est mise à tourner en rond. Ecrire comme les peintres, cela peut vouloir dire :Ecrire comme les peintres écrivent, car cela leur arrive souvent, et si certains sont un peu bavards, d’autres sont d’excellents écrivains ;
Ecrire comme les peintres peignent, donc regarder avec eux, les regarder peindre, tirer des leçons de leur travail.
En ce qui concerne le résultat, le texte rivalise avec une peinture dans la mesure où il évoque avec force des images, des couleurs, appelant souvent à son secours l’œuvre du peintre qui les fournit. Dans la mesure aussi où il fonctionne comme une peinture. Certes celle-ci, pourvu qu’elle soit de petit format, peut être appréhendée d’un seul coup, alors que nous épelons d’abord le texte lettre à lettre, puis l’ânonnons mot par mot, puis prenons notre envol sur la page, mais les différentes parties de celle-ci subsistent pendant cette opération. Il y a des régions réservées : pagination, titre courant, titres de chapitres, annotations, dans lesquels nous puisons comme pour reprendre haleine avant de reprendre le fil (ou les fils). Il est facile de voir que le fonctionnement du poëme est plus proche de celui de la peinture que celui de la prose. Le poëme nion ponctué est plus visuel que celui qui est ponctué. Les signes ayant été inventés pour faciliter la lecture à haute voix, puis à voix de plus en plus basse, de plus en plus intérieure. Les nombreux « tableaux » synoptiques qui illustrent nos manuels nous éclairent à ce sujet. Le poëme s’en rapproche plus ou moins notamment quand il utilise la forme essentielle de la liste : litanies, catalogue des vaisseaux dans l’Iliade, etc.
Il arrive qu’il y ait ainsi brusque apparition d’un tableau. Je me souviens par exemple de mon étonnement lors de mon premier voyage à Florence, lorsque j’ai découvert le tryptique Portuari de Hugo Van den Goes. D’abord, je ne savais pas qu’il y eût des primitifs flamands à Florence. D’autre part je n’imaginais pas dans cette école un tableau si grand. Cela a été comme un coup de foudre. Mais après ce premier moment, comme je me suis promené de détail en détail, de panneau en panneau, des deux côtés des panneaux extérieurs. La nouveauté produit ainsi une sorte de déflagration. Mais pour le peintre en général que de temps avant d’arriver à ce résultat, avec dessins préparatoires, esquisses, repentirs. Souvent des semaines, parfois des années.
De même la première lecture d’un poème peut apporter un tel coup de foudre. Je pense aux Illuminations si bien nommées. J’étais adolescent. Je n’imaginais pas qu’on puisse faire des choses pareilles avec des mots. Comme je les ai relues depuis, et quels trajets j’y ai parcourus !
Lors de sa première rétrospective au Museum of Art, un critique incompréhensif demanda à Mark Rothko combien de temps il lui fallait pour faire une de ces œuvres, imaginant qu’il répondrait quelque chose comme une grosse demi-heure. Mais il lui dit : 65 ans, l’âge qu’il avait.
AF : Cette question pour clore notre entretien. Elle porterait sur cette citation de Paul Klee que vous rappelez dans votre entretien sur Michaux, publié dans le Magazine Littéraire d’avril 98 : « Ecrire et dessiner sont semblables en leur fond ». Le croyez-vous ? N’est-ce pas là encore – et en quel sens alors ? – la question de la trace qui se pose ? Et puis dessiner, peut-être, mais peindre, et qu’avec la couleur cèdent les contours ?
MB : Oui, la trace, toujours. Sur une surface plus ou moins unie, blanche en général, mais pas forcément, le dessinateur aussi bien que l’écriveur, dispose des traits noirs en général, mais pas forcément. Les bâtons de l’écolier évoluent en un sens vers des lettres, dans un autre des représentations visuelles, entre les deux l’ idéogramme. L’écriveur obéit dans la disposition de ses traits à des règles extrêmement strictes impliquant un passage au moins possible par l’oral. Le dessinateur d’autrefois, dans sa recherche d’une ressemblance, obéissait à des contraintes aussi serrées. Les changements dans la relation au modèle ont libéré le dessinateur. L’enchaînement des signes-lettres chez l’écriveur se fait fondamentalement au long d’une ligne idéale dont les sections s’entassent en pages, les pages en volumes quelle que soit la forme de ceux-ci. Mais le manuscrit avec ses ratures, ajouts, renvois peut rivaliser de liberté plastique avec les produits du dessinateur. Quant à l’imprimé, il nous suffit d’ouvrir un peu nos volets pour découvrir la richesse des titres, sous-titres, tableaux, titres-courants, notes, etc., sans parler même de la relation avec des illustrations sur la page, le texte pouvant devenir lui-même une illustration (photographie d’une page de telle édition particulièrement belle ou intéressante). Les lettres peuvent retrouver leur figuration enfouie ; les dessinateurs peuvent leur en inventer de nouvelles : alphabets figuraux, lettrines, etc.
En ce qui concerne la couleur, notre tradition scripturaire (prééminence du texte, du livre, sur son illustration ou décoration) nous a menés à opposer, comme Mondrian pendant toute une partie de sa vie des non-couleurs : blanc, noir et tous les gris, à des couleurs : celles du spectre solaire et leurs combinaisons. Mais Mondrian lui-même n’a pu maintenir cette opposition dans ses dernières œuvres où il découvre avec émerveillement que le noir aussi est une couleur.
Ainsi notre écriture, c’est en général des signes noirs sur un fond blanc, mais toutes les autres couleurs sont possibles, à condition bien sûr de conserver un contraste suffisant. C’est un bouleversement complet de nos habitudes, et surtout de celles des éditeurs. Ainsi Cendrars imprime en couleurs la Prose du Transsibérien, moi Boomerang.
Le dessin était, dans l’enseignement traditionnel des beaux-arts, conçu comme contour cernant une couleur qui le remplissait, comme un liquide dans une bouteille. On voit la filiation avec l’art du vitrailler ou de l’émailleur. La couleur peut s’épanouir beaucoup plus librement, le dessin devenir lui-même une matière de points, cils, boucles, etc qui remplit une forme en l’animant. L’écriture aussi. Pensons seulement à la bouteille de Rabelais.
Lorsque j’écris à la main dans l’œuvre d’un artiste : dessin, gravure, gouache ou collage, j’éprouve à chaque mouvement de ma plume l’énorme influence de mes dessins-mots sur les dessins-images qui les entourent, ceci naturellement déjà antérieurement à la lecture en mots et phrases qui fait intervenir des océans de références, de formes et couleurs remémorées, imaginées. La peinture nous force au silence pour nous rendre capable d’entendre sa rumeur. La poésie propose sa rumeur pour nous rendre sensibles aux couleurs du silence.
* La photographie de Michel Butor a été prise par Marc Bénita à Mouans-Sartoux en octobre 2005.
© Alain Freixe
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