07/08/2014
Lu 103 - Philippe Jaccottet en Pléiade!
Etonnante Pléiade* pour les lecteurs de l’œuvre de Philippe Jaccottet! Etonnante, tant ils étaient habitués à certains regroupements éditoriaux. Ici, tous ses livres sont rendus à leur stricte chronologie. C’est son écriture de « création », poèmes, proses et notes de carnets – Ah ! ces « semaisons » que complètent pour l’occasion des « observations » ! - qui ont été regroupés dans ce volume par José-Flore Tappy avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, sous l’œil bienveillant et coopératif de Philippe Jaccottet lui-même qui rejoint du coup le club très fermé des auteurs publiés de leur vivant dans la prestigieuse collection – parmi les poètes citons Claudel, Perse et Char.
C’est une belle action que de publier ce beau volume N°594 dans la Bibliothèque de La Pléiade. Je me risque à dire beau parce qu’à le lire on se redresse, on remonte les épaules, la tête quitte le sol vers le haut, marcher à nouveau, marcher encore est à nouveau possible. Beau parce qu’il nous allège au lieu de nous alourdir et qu’il dénoue en nous les langues de la vie. Beau parce qu’une parole de Simone Weil me revient toujours lorsque je pense à la poésie de Philippe Jaccottet : « est beau, écrivait-elle, le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’interprétation inexprimable en tant qu’inexprimable ». Beau enfin comme un chant quand il n’est rien d’autre « qu’une sorte de regard », chant qui fait passer cette joie antérieure au poème, « d’un autre ordre que littéraire, dieu merci » s’exclame Philippe Jaccottet, dont cela « qui ne peut se voir » reste la source toujours vive et que fait affleurer la baguette de coudrier de nos étonnements.
De son premier livre, L’effraie et autres poèmes (1953) à cette Couleur de terre, inédite, venant juste après Ce peu de bruit (2008) qui accompagnait son anthologie L’encre serait de l’ombre, Philippe Jaccottet est resté fidèle à son injonction : « c’est la lumière qu’il faut à tout prix maintenir ». La lumière, mais quelle ? Celle venue des mots, justement. Cette troisième lumière dont il parlait dans « A la lumière d’hiver » qui après celle du monde, après celle qui du monde passe en nous, est celle « dont ma main trace l’ombre sur la page ». C’est celle-la que l’encre de l’écriture de Philippe Jaccottet porte et diffuse quand sa main croise le visible et le mental. Telle est alors l’évidence de ses images dont il n’y a pas à se méfier, réservant cet œil-là à ce qui dans d’autres images pourrait relever du forçage à vocation stupéfiante.
C’est là que l’écriture de Philippe Jaccottet trouve son ton – J’appelle ton, cette mise en variation de la langue, cette modulation et cette tension de tout le langage - dans cette manière qu’il a de la transmettre « comme une étincelle ou une chaleur ». C’est toujours dans les basses, dans le peu mais endurant, le murmure. C’est quelque chose toujours proche de la limite où sombrer dans le silence est le risque : « limite heureuse qui n’enferme pas ». On dirait que passent alors et se déposent des « buées musicales ». Ce ton est celui qui mêle en un défi le bruit que fait la rouille des feuilles à ce chant que libèrent les roses, et c’est comme un éclat qui se vaporise haut dans l’air contre tous les froids et tous les malheurs du monde.
Je voudrais redire combien sont belles ces quelques 1600 pages, je les vois comme un de ces cols que nous aurions décidés de gravir, garant de continuité, de passage, douant d’ouverture nos montagnes sur cette lumière qui s’élève depuis l’autre versant, remonte les pentes inconnues et dont les premiers souffles, en passant, nous rafraîchissent et affermissent nos pas de marcheurs voutés par trop de doutes, comme le dit souvent Philippe Jaccottet.
* Philippe Jaccottet, Œuvres, Bibliothèque de La Pléiade, NRF, Gallimard
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05/07/2014
Lu 102 - Fabienne Courtade, Le même geste, Poésie, Flammarion
Ecrire, c’est toujours un même geste*, ce même geste qui est à l’œuvre quand ce mouvement de la main et du corps lève devant lui l’inconnu, quand il ne s’agit pas de traduire une expérience antérieure avec ses sentiments et ses secrets mais quand cette manière d’aller est elle-même le lieu de l’expérience, la réponse apportée à un passage de vie, à ses éclats.
Si le jour est la fatalité du langage, comme l’écrivait Roger Laporte, la nuit serait alors la chance du silence. C’est dans la nuit qu’écrit Fabienne Courtade, celle des sensations vivantes comme telles impossibles à communiquer tant leur magma est fait non seulement d’assemblages mais encore de déchirures, d’écarts. Ici les blancs, les accélérations, les ruptures abondent comme les passages en italiques qui sont et ne sont pas du texte, ni citations, ni paroles rapportées. Au plus, ce sont des trous, au mieux des jours. Le même geste signe une narration ajourée, impossible. Une fiction d’oubli.
D’où viennent les mains jusque dans la main qui écrit ? Ici, cette main n’impose aucun ordre, se refuse à baliser la mémoire, à cairner un chemin. Elle fait advenir l’oubli. Un labyrinthe. Tout se passe comme s’il y avait un enraiement du langage. Ça patine, ça s’interrompt, ça déraille. Si ça bouge, c’est dans le même. Ça balbutie, ça piétine, ça s’enlise. On n’arrive pas à assurer ses pas, à s’assurer de prise en prise, on bute sur la cassure des phrases, des tentatives de narration .
Dans cette écriture rompue, j’entends une insurrection de la langue contre elle-même, une insurrection douce, à voix basse, à parole menue. Rien ici qui tonitrue simplement des mots, des phrases qui dans ces pages disjointes mettent le sens hors-jeu. Et nous voilà comme jetés dehors, sans plus savoir où l’on doit aller, égarés entre les chemins d’une impossible contrée, les mailles d’un épervier qui, remonté, dégoutte dans la lumière ses perles d’eau où le soleil se prend, histoire de nous faire croire encore au ciel. Car c’est poursuivre qu’il nous faut ! Longer ravins et lisières, passer et repasser les lignes frontières, suivre le fil ténu des disjonctions, des coupures, des séparations, fil qui seul nous relie à ce qui nous échappe, cette impossible histoire qui du dehors fait signe, non plus miroir que l’on promenait sur la route mais bris de miroir, morceaux épars, fragments, bribes, miettes que Fabienne Courtade ramasse, plie, déplie, replie, entasse un peu ici, beaucoup là-bas, et entre, c’est son souffle qu’on entend, ras mais endurant, la vie qui passe, qui s’en va vers l’autre.
* Fabienne Courtade, Le même geste, Poésie, Flammarion, 18 euros
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Lu 101 - Raphaël Monticelli, Mer intérieure, La passe du vent, Poésie
Mare Nostrum, la Méditerranée est notre Mer intérieure*, bleue et noire à la fois, peuplée de fortes images fémininines, ces passantes du coeur. Elle a trouvé abri dans l’anse de nos yeux comme les œuvres des onze artistes convoqués ici : Leonardo Rosa, Jean-Jacques Laurent, Fernanda Fedi, Eric Massholder, Gilbert Pedinielli, Meriem Bouderbala, Oscari Nivese, Abdelaziz Hassaïri, Anne-Marie Lorin, Martin Miguel, Henri Maccheroni. Tous vivent sur les rives de la Méditerranée : Grèce, Italie, Croatie, Provence, Malte, Egypte, Tunisie.
Mer intérieure est un rassemblement de textes écrits pour comprendre ce que les œuvres de ces artistes portent en elles de sens pour nous repérer dans le monde où nous vivons, monde mouvant, imprévisible, dangereux où rien n’est plus comme hier et où nous n’avons pas la moindre idée de ce que pourra bien être demain.
Rassemblement certes mais composé ! Mer intérieure est un livre et non un recueil d’articles. Un travail rigoureux d’articulation a présidé à son architecture dessinant comme un parcours. Ce n’est pas pour rien qu’il ouvre sur « Labia », dédié à leonardo rosa, où il est questions de Delphes, de cet ombilic aux lèvres obscures d’où sourdent d’obliques paroles pour se terminer sur cette « Ode au sexe féminin », dédiée à Henri Maccheroni, autres lèvres, « nid des murmures / la raison du savoir / l’absence première ».
Cette Mer intérieure de Raphaël Monticelli fonctionne comme une chambre d’échos, une caisse de résonance. Résonance ? Ce qui importe en poésie, non ?
*Raphaël Monticelli, Mer intérieure, La passe du vent, Poésie, 10 euros
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Lu 100 - Bernard Noël, La place de l'autre, Oeuvres III, P.0.L
Les plumes d’Eros – Tome I – c’était en 2010, où se rencontrent avec ce qu’il y a d’amoureux dans ce dieu de la fiction qu’est Eros quelques-unes des autres plumes de Bernard Noël. L’outrage aux mots – Tome II – c’était en 2011, comprenait ses principaux textes politiques, a-t-on dit, et avec raison mais peut-être ajouterais-je que toute son œuvre me semble relever du politique dans la mesure où Bernard Noël porte la langue, qu’il la renouvelle infiniment quand le pouvoir qui l’instrumentalise, la défigure, la fige et « se perpétue en la dégradant ».
Avec cette Place de l’autre – Tome III – C’est quelques 900 pages de textes divers que l’on pourrait faire tourner autour de 3 axes : celui de données autobiographiques souvent fortement teintées d’ironie, celui des entretiens – il y en a deux séries – et celui de ces mouvements qui portent l’écriture vers les autres, de Sade à Bataille en passant par Gilbert-Lecomte, Michaux comme vers de nombreux autres que l’on salue et à qui on rend l’hommage d’une parole amie. Et c’est peu de dire que la question de l’écriture, du vide, qu’œil du cyclone, elle porte en elle, hante ces pages : « il me faudrait dire pourquoi j’écris », s’exclame Bernard Noël, il le faudrait…oui, mais voilà ça n’est jamais ça et malgré ça, « de l’autre côté du désespoir », il décide d’écrire quand même. Il choisit de poursuivre pour éprouver l’étrange plaisir de la pensée.
Cette place de l’autre quelle est-elle ? Bien sûr, c’est celle du « tu », de l’autre à qui l’on s’adresse mais elle est aussi bien celle du « je », de ce « je » qui s’ouvre sous les coups du dehors, de cet autre que l’on devient à partir du moment où l’on est contre ce que le « tu », l’autre fait de moi. Pour Bernard Noël, la place de l’autre est toujours de l’autre côté, « en moi derrière moi ». Il est effraction. Il est celui qui vient à l’improviste. Depuis les arrières. Il est surprise, l’autre en moi dont je suis l’hôte, ma part d’ombre. Tout se joue dans notre dos, au revers de nous-mêmes. Quand l’autre vient au jour, c’est au prix de ma disparition. Quand ce bloc d’impensé survient, quand l’écriture en cours lui fait place, elle maintient l’énigme de ce qu’il en est de ce qui est venu. Elle garde vivant. C’est toujours l’autre qui nous saisit dans l’écriture comme dans la lecture. C’est lui qui appelle au dehors, qui rompt, qui éveille le vif. C’est lui qui dans les cendres de ce qui se tient devant, en face, voit depuis l’arrière les flammes anciennes. Entre le mort et le vivant, un éclat. Il éclaire la part inconnue de nous. La part vive, dans la langue rendue à son vivant désordre, où bat l’humain. De l’humain en formation.
Là est la bonne nouvelle de ce livre. Il dit à sa manière, cela que nous allons répétant : l’humain d’abord ! Et par humain, j’entends moins l’homme que cette chance d’homme qu’est tout homme quand il s’empare de ce pouvoir qui est le sien de se saisir comme mise en question de sa propre existence, d’apprendre à voir – « seul le regard sauve » disait Simone Weil – de s’alléger dans les questions, d’agrandir sa sensibilité, Tout cela que peut la poésie quand elle sait laisser à l’autre sa place !
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99- Francis combes, Si les symptômes persistent, consultez un poète
Poèmes politiques, ces poèmes de Francis Combes* ? Cela se dirait-il encore ? Quelqu’un oserait reprendre cette dénomination pour un ensemble de poèmes – plus de 140 ! - écrits à ras la rue, à ras « la chose vue dans la rue » comme autant de prises de vue, symptômes de toutes ces injustices, horreurs, bêtises qui rendraient le monde inhabitable si on y consentait ? Francis Combes n’y consent pas ! Faire parler ce qui est senti de ce monde est sa belle querelle, au risque de ce qu’y échappe. Car nommer n’est pas chose aisée. Il faut s’y prendre de biais tant notre monde est bien peu assuré de lui-même. Et de ses lendemains. Dire son mot sur les désastres du monde, Francis Combes qui l’a toujours osé donne avec ce nouveau livre tout son sens à cette dénomination de « poème politique », « en démontrant – sans le dire – affirme Bernard Noël dans sa préface, qu’il relève d’abord d’une pratique de la langue et non d’une profession de foi politique ». Ses poèmes se donnent à lire comme des fables . Qu’il soit clairs qu’ils ne se contentent pas d’illustrer je ne sais quelle moralité préalablement établie ! C’est à nous lecteurs de se confronter à leur corps pour en tirer troubles, leçons et actions !
Et puisque Francis Combes est le directeur du BIPVAL (Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, 8 promenée Venise Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine) j’ai plaisir la saluer la naissance de Zone sensible, revue de poésie dont les 3 objectifs sont : Mieux faire connaître la poésie contemporaine ; ouvrir un espace de rencontres et de réflexions et parce que la poésie se vit dans la cité, rendre compte de la création, de la diffusion et de la réception de la poésie. Son numéro de mars 2014 – N°1 - a pour thème : « poésie et engagement ».
*Francis Combes, Si les symptômes persistent, Consultez un poète, Poèmes politiques, Collection Le Merle Moqueur, Le temps des cerises, 14 euros
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Lu 98 -Rienzi Crusz, L'amour là où les nuits sont vertes
Rienzi Crusz* ? ça ne vous dit rien, n’est-ce pas ? Et pour cause. Le voilà édité pour la première fois en France traduit par Isabelle Metral de cet anglais que l’on parle au Canada et dont elle a su capter les vibrations jusqu’à les faire résonner dans notre langue. Rienzi Crusz est né à Galle à Ceylan (maintenant Sri Lanka)en 1925. Il s’est établi depuis 1965 au Canada où il réside actuellement.
Sa poésie sent la route – là où est l’âme disait Deleuze à la suite de Kerouac – l’errance, les changements de direction, les carrefours où l’on s’arrête le nez dans les parfums et les yeux loin devant dans les couleurs quand c’est « l’heure de la surprise », quand « le divin (prend) chair », « (fait) jouer les humeurs prodigues / des hommes, le pot-pourri du monde / en une neuve symphonie » et fait signe vers « le pays immigré / sans saison contraire », le « vert pays » !
Là où les nuits sont vertes , là est l’amour, cet amour dont Rimbaud qui avait rêvé des « nuits vertes aux neiges éblouies » disait qu’il « (était) à réinventer ».
Ah ! Le vert ! Il est bien la couleur dominante de ce recueil de Rienzi Crusz ! C’est que « le paradis des amours enfantines » était vert lui aussi déjà chez Baudelaire – vous vous souvenez de ces « violons vibrant derrière les collines ». Du côté de Ceylan, de l’enfance de Rienzi Crusz, il y eut de tels violons. Leurs vibrations passaient au vert ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes qui reviennent dans les poèmes témoigner de cette traversée nocturne, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre. Cet air dont nous avons tous besoin, vous le trouverez dans L’Amour là où les nuits sont vertes, il souffle entre les poèmes, entre les vers de Rienzi Crusz.
Rienzi Crusz*, L’Amour là où les nuits sont vertes, Traduit de l’anglais (Canada) par Isabelle Metral, L’Amourier, 16 euros
17:08 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rienzi crusz, l'amour là où les nuits sont vertes, l'amourier
15/02/2014
Lu 97- Et voici la chanson d'Hélène Sanguinetti, collection Accents graves/accents aigus, L'Amandier, Poésie
Ey ! Il faut aller voir du côté des livres d’Hélène Sanguinetti ! Si ses précédents étaient publiés pour l’essentiel chez Flammarion – De la main gauche, exploratrice en 1999, D’ici, de ce berceau en 2003 et Le Héros en 2008 - ce dernier, cet Et voici la chanson est publié par les éditions de l’Amandier dans leur collection Accents graves : Accents aigus que dirigent Claude Ber et Laurent Citrinot. Il faut y aller comme on va en terre étrangère quand on quitte les sentiers, les GR balisés de nos marches en poésie et qu’on s’aventure à nu par les pierres et les combes, les forêts et leurs clairières. On sait vite de quelles routes l’on s’écarte, de quelle langue ! Et c’est de celle de nos jours dont on ne s’aperçoit pas toujours de ce sombre qu’y font tomber les pouvoirs, langue qu’ils dégradent, abaissent jusqu’au propre et lisse de toute identité soumise à quelque mortelle pureté.
Avec Hélène Sanguinetti, ça commence mal : « la parole se cassa parmi les pierres » et il fallait cette chute, cette « mort à moitié » pour les « éclats brillants » d’une énergie nouvelle alors libérée prise entre « joug » et « joui », deux noms pour une histoire, la nôtre. Celle prise dans les intrications des pulsions, Eros et Thanatos ; des principes de plaisir et de réalité qui fait nos vies incertaines et fragiles. Le livre d’Hélène Sanguinetti se risque jusqu’au cœur de cette empoignade entre rien et tout, tout et rien, empoignade sans cesse renouvelée qui voit la fin du livre reprendre le début avec juste quelques accents graphiques différents où se note toute la force de « joui » qui donne ses formes à « joug », formes qui peuvent aller jusqu’aux déchirures sur les bords desquelles on va pouvoir chanter et danser, ey !
Il vrai, Hélène Sanguinetti prend le risque de l’illisibilité, celui de heurter le sens commun qui aime à s’emprisonner au filet de quelques fictions toujours plus ou moins bien ficelées. Mais si la poésie est plus acte que dépôt d’écriture, un moment de l’existence en route vers son sens, cela qui file devant - Loin. Toujours plus loin – alors se risquer « dans ce qui n’est pas. Dans ce qui nous manque » selon les mots de Reverdy, alors c’est courir le beau risque de la poésie. Oui, on peut être dérouté par ce livre, par cette partition graphique où jouent des caractères aux tailles différentes, des signes de ponctuation bizarres et bizarrement placés, des mots inventés, des onomatopées mais aussi par ces répétitions/refrains, ces anaphores, ces ruptures syntaxiques…Oui, on le peut mais laissez donc résonner les mots, les phrases, le texte d’Hélène Sanguinetti, jouez de ses scansions, de ses ruptures vous retrouverez son timbre, sa voix de sous le texte, quelque chose de continu sous les discontinuités, une force, un courant qui fait avancer, tient et maintient et vous comprendrez pourquoi Marina tsvétaïéva a pu écrire qu’en poésie « il y a quelque chose de plus important que le sens : la résonance » ! Il y a une vocalité dans le poème d’Hélène Sanguinetti, une invite à délier l’écriture mais s’il chante c’est à contre-musique, à contre-chant comme quand c’est le contretemps qui est le véritable commencement, ce moment où c’est l’improbable qui arrive.
Et certes la langue d’Hélène Sanguinetti courait le risque de se refermer sur sa singularité mais ce qui la sauve de la solitude où elle pouvait s’engloutir, ce qui la ramène au sens – même si toujours promis – d’un vivre-ensemble, au temps, c’est le rythme et le ton qui l’animent, soit cet ineffable qui passe et touche ceux qui écoutent. Cette intonation d’Hélène Sanguinetti n’est qu ‘à elle. C’est elle ! Ey, alors on entend « les ronces, les rosiers (s’ouvrir) » aux gorges des chanteurs, on vibre au zapateado des danseurs, ce martèlement du sol, ey ! « c’est rien et tout qui dansent et chantent ». Wouah ! Nous aussi on veut pouvoir dire : « je veux / joie / je veux / chanter tout / regoupiller / tout le chanter / Ey ! ».
(article paru dans la revue Europe, N° )
17:01 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sanguinetti hélène, éditions de l'amandier
Lu 96 - Vaguedivague de Pablo Neruda, Traduction Guy Suarès, Poésie/Gallimard, N°485
C’était hier. C’était un onze septembre. La soldatesque prenait le pouvoir au Chili avec la bénédiction active de l’administration américaine. C’était au Chili. Vous vous souvenez ? Là, « un étranger / venu cogner aux portes du silence », un homme « venu du sud, des pluies australes » et qui était « remonté vers le nord du peuple », Ricardo Neftali Reyes Morales, un poète , Pablo Neruda, travaillait à donner des yeux aux mots de ses poèmes. Pour voir. Le monde et les hommes qui en font l’histoire. Le putsch militaire eut besoin de neuf jours pour emprisonner, torturer, tuer, réduire au silence le pays. Sa maison de Santiago comme celle de Valparaiso furent saccagées. Il mourut quelques jours plus tard : le 23 septembre 1973. 40 ans ! Après avoir publié entre autres livres Résidence sur la terre, La centaine d’amour et surtout Le chant général, chant dans lequel un continent avec ses fleuves, ses montagnes, ses hommes, son histoire celle nationales des différents peuples mêlés et une époque tentent de prendre conscience d’eux-mêmes - et c’est alors la réalité de l’homme américain du sud tel que l’ont façonné un ciel, un sol, un climat, une histoire, qui est le véritable héros de ce livre – voici aujourd’hui Vaguedivague, recueil de 1958 qui mêle souvenirs, expériences, voyages. Cette « voguante vaguedivague » reste pourtant bien ancrée en terre. « Faisons profession terrestre / Touchons terre avec l’âme », écrit Neruda. A ses yeux, il convient de « mélanger le sable et l’homme » car si nous sommes dans la nature, c’est sur la terre que nous existons, là où la langue labourée, remuée, aérée par le travail du poète se retourne contre ceux qui croient la posséder pour nous mieux asservir et s’approche au plus près ce qui lui échappe conscient qu’il ne « (vient) rien résoudre » juste « chanter / et pour que tu chantes avec moi. »
16:57 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pablo neruda, poésiegallimard
04/01/2014
A propos de Vers les riveraines paru dans la collection Fonds Poésie des éditions de L'Amourier en septembre 2013
On peut commander mon dernier livre sur le site des éditions: amourier.com.
On pourra sur ce même site ou directement sur les site concernés consulter les articles suivants:
- Ménaché, à propos de Vers les riveraines, Basilic N°46, septembre 2013
- Sophie Ersham, Poésie d'errance, La Quinzaine Littéraire, Novembre 2013
- Jean-Marie Barnaud, Vers les riveraines ou le "musement" d'Alain Freixe, site remue.net, octobre 2013
- Claude Haza, à propos de Vers les riveraines, blog P/oesie, octobre 2013
- Sylvie Fabre G., Ce quelque chose qui appelle, site Terre de Femmes.blogs.com, novembre 2013
- Angèle Paoli, ,site Terre de femmes.blogs.com, décembre 2013
- Alain Nicolas, La "couleur nouvelle" d'Alain Freixe, L'Humanité du 18/12/2013
- Benjamin Taïeb, à propos de Vers les riveraines, Patriote Côte d'Azur, décembre 2013
- Ménaché, à propos de Vers les riveraines, revue Europe, janvier 2014
- Yves Ughes, à propos de Vers les riveraines, à paraître sur le site de Performarts.net
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29/12/2013
Lu 95- Je voudrais tant que tu te souviennes... et Petite bibliothèque de poésie, les deux dans la collection Poésie / Gallimard
Vous dites encore « poésie »…
Qu’advient-il du mot poésie ? Une enquête rapide, du style radio-trottoir par exemple, suffirait à nous renseigner. Entendu récemment sur une radio nationale, ce film fait rêver, il est poétique ; ce livre évoque le bon vieux temps rustique, fatalement poétique donc…Ainsi enferme-t-on un genre littéraire dans un ghetto mental et culturel. Et puis quand tout est poétique… Vous vous souvenez de Pablo Neruda – Le Printemps des Poètes lui a rendu hommage en mars dernier - : « La poésie a perdu son lien avec le lecteur lointain…il faut le renouer…il faut que la poésie marche dans l’obscurité et retrouve le cœur de l’homme, les yeux de la femme, les inconnus de la rue, ceux qui à une certaine heure crépusculaire ou en pleine nuit étoilée ont besoin d’elle-même, même s’il s’agit d’un seul vers… ». Le Marché de la Poésie chaque année est ce lieu des retrouvailles possibles comme ces deux publications récentes* !
Il s’agit de deux anthologies. Deux parcours chronologiques.
La première est d’une forme plutôt traditionnelle puisqu’elle regroupe 57 poètes de Ruteboeuf à Boris Vian mais son originalité tient au fait que Sophie Nauleau a choisi des poèmes qui un jour ont été mis en musique et dont on se souvient parce qu’une mélodie bourdonne encore à nos oreilles : si tu t’imagines…vous entendez, vous revoyez Juliette Gréco…mais Raymond Queneau ? ; la seconde se propose sous la forme d’un coffret, le « coffret des douze », comportant 12 livrets de 48 pages chacun de Charles Villon à Arthur Rimbaud, 12 indispensables choisis par André Velter et Fabienne Pascaud.
Les deux privilégient des poètes qui ont bousculé les formes poétiques de leur temps et travaillé la langue, la labourant et l’aérant jusqu’à laisser entendre le bruit du temps et s’ils privilégient ceux d’hier, c’est, comment en douter, pour ouvrir à ceux d’aujourd’hui.
Pour ces deux publications, c’est le mot polyphonie qui semble convenir. Plus les voix sont singulières, plus les tons et les rythmes sont originaux et plus c’est la poésie dans ses variations, ses modulations que l’on entend.
N’est-ce pas cela qui importe ?
·JeJ
20:57 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie et chanson, sophie naulleau, andré velter, fabienne oascaud
Lu 94- Philippe Jaccottet, Autriche, L'âge d'homme, 1994
Voir l’Autriche ?
« Seul le regard sauve »
Simone Weil
Autriche ! « Noms de pays », non le nom mais bien « le pays ». On se souvient de la distinction proustienne. Dans ce livre, Philippe Jaccottet - Autriche – ne rêve pas sur un nom – ce pays n’en aurait même pas et il serait même mort de cela, s’il faut en croire Musil – il tente de répondre à une commande des éditions Rencontre que dirigeait à Lausanne Charles-Henri Favrod. Destiné à la collection « L’atlas des voyages » avec de nombreuses photos dans et hors-texte d’Henriette Grindat, il parut en 1966. Philippe Jaccottet travaille dans la foulée des moments passés à traduire Robert Musil non seulement L’homme sans qualités qui paraîtra en 1957 mais aussi de nombreuses autres œuvres comme en témoignent ces mots du 7 novembre 1964 extraits d’un article paru dans La gazette de Lausanne où il tenait Chronique (1951-1970) : « On n’en a jamais fini avec l’Autriche du début de ce siècle . »
C’est sans les reproductions des photographies d’Henriette Grindat que les éditions de L’Age d’Homme reprendront en 1994 ce texte estimant que dans sa première édition : « on feuilletait, on regardait les images et l’on en oubliait de lire. »
Pas plus que ce livre n’est un « guide », il n’est un « traité » ; pas plus qu’il n’est « une étude sur l’art baroque, la musique et la littérature », il n’est « œuvre d’historien ni de sociologue ni de politicien», il rapporte ici une tentative, celle de se porter « à la rencontre de ce surprenant pays » en évitant les pièges tendus par le développement du tourisme, grand flatteur de « ce goût du faux » qui dès les années 60 rouille déjà ce qu’il en est du monde. C’est à la traversée d’un « voyageur curieux » que Philippe Jaccottet nous invite. C’est à une promenade au gré d’images « cueillies au vol », de vues qui pour être attirantes n’en restent pas moins floues qu’il nous convie.
*
Pour autant on ne suivra pas Philippe Jaccottet depuis le Tyrol même si cette image de roches et de forêts – Deux citations de Adalbert Stifter et de Thomas Bernhard ouvrent le livre – est « l’emblème de ce voyage », si « l’herbe et le bois, le vert et le brun seront longtemps les couleurs de notre voyage, la vraie bannière du pays…» jusqu’à Vienne où s’achèvera cette « promenade autrichienne » par une mise en perspective du roman L’arrière-été de Stifter. On préfèrera faire halte près d’une constatation. Comme est élevée la fréquence répétitive des « j’ai vu », des « je dis ce que j’ai vu » ! Et comme elle entre en contradiction avec cet aveu concernant « ce pays qui se dérobe au regard » !
Il y a dans cette récurrence des prises de vue comme l’expression d’une pulsion d’emprise, comme le désir de dominer l’objet extérieur, de le maîtriser, de le pénétrer et en même temps la reconnaissance d’un point de butée, d’un impossible : voir au-delà du visible « l’esprit de l’Autriche », son « visage intérieur ».
Il y a de l’insaisissable dans ce « pays d’élection de l’inachevé ». Et comme « la chance de Dieu est d’être insaisissable » selon Philippe Jaccottet, c’est là la chance de l’Autriche. Celle de ce livre aussi bien. En effet si tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte ou une fenêtre alors Autriche est un vrai livre. Un livre qui mêlant temps historique, temps social et temps spatial ouvre sur le temps personnel de qui a voyagé, nourrissant celui-ci d’une question. Peut-être la seule. Elle concerne notre attitude à l’égard des choses du passé, des « formes de vie anciennes » qui subsistent et qui nous touchent encore. Quel chemin emprunter qui ne soit ni soumission aveugle à une stérile nostalgie, ni aux « séductions du nihilisme » ni pure volonté de rupture? Dans quelle mesure ce pays considéré dans les premières années du XXème siècle comme « le lieu privilégié où éveiller et cultiver l’esprit européen », ce pays des grands « mainteneurs » comme des « grands découvreurs que furent Freud, Musil, Wittgenstein et Schönberg », peut-il encore nous inspirer ? C’est là, me semble-t-il, la question centrale de ce livre : en quoi consiste l’inspiration autrichienne ? On aura peut-être reconnu dans la formulation de ma question le titre de l’article de Simone Weil – Elle signait alors Emile Novis – de 1942 qui paraîtra dans le toujours remarquable numéro spécial des Cahiers du sud ; Le Génie d’oc et l’homme méditerranéen : en quoi consiste l’inspiration occitanienne ? Et certes l’Autriche que traverse Philippe Jaccottet n’est pas morte comme l’était ce pays d’oc, a fortiori pouvons-nous comprendre ce que voulait dire Simone Weil lorsqu’elle affirmait « rien ne vaut la piété envers les patries mortes », lorsqu’elle dévalorisait l’idée de futur que seule notre imagination, combleuse de vide, trouvait à remplir. Il s’agissait de tourner notre regard vers « ce qui est meilleur que nous ». Et cela se laisse rencontrer en prêtant attention au passé. Non pour paresseusement s’y installer mais pour construire des ponts entre hier et aujourd’hui. Il y a une étonnante dialectique entre l’ancien et le nouveau que mettait en lumière Bertold Brecht quand il affirmait que « vouloir le nouveau est ancien ; ce qui est nouveau, c’est de vouloir l’ancien ».
Vouloir s’attacher aux richesses spirituelles, à ces lumières qui restent là à nous attendre, voilà en quoi consiste l’inspiration autrichienne de Philippe Jaccottet. Elle ne concerne pas l’avenir territorial de l’Europe mais bien notre destinée d’hommes. Autriche se clôt sur cette image qu’à de nombreuses reprises nous retrouverons chez Philippe Jaccottet, celle du voyageur qui avant de passer le col ou la frontière, une dernière fois, se retourne pour apercevoir du « passé de l’Autriche (…) ses armes d’herbe et de bois » !
Aucune culpabilité à cela ! Ecoutons Simone Weil : « Nous n’avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d’existence l’inspiration d’un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l’air que nous respirons. »
*
Philippe Jaccottet ne peut s’en défaire. Il porte en lui – sa vie en est toute éclairée et, on peut dire, pour toujours – la lumière intérieure de l’Autriche transmise par ceux – poètes, romanciers, musiciens, philosophes… - qui vécurent là, dans ces paysages, ces villes, ces perspectives. La lumière de l’esprit ne saurait s’éteindre. Elle dessine comme ce « modèle purement intérieur » dont parlait André Breton. Image invisible non comme je ne sais quel en-soi du dualisme métaphysique mais comme une lumière, une force qui porte et emporte. De même que si les temples sont en ruines, s’ils ne peuvent plus accueillir les dieux qui s’en sont détournés, cela ne signifie pas que le divin soit détruit, de même si en Autriche le mensonge est visible partout, si le tourisme y a triomphé comme ailleurs, cela ne veut pas dire à qui sait regarder qu’il n’y ait plus à contempler ce qui trouve encore à nous émouvoir car c’est de l’homme qu’il s’agit, de sa chance si nous ne voulons pas qu’il finisse piétiné, nivelé, obscurci par ce que l’on dit être notre présent et qui se confond avec les boues diverses et toujours plus épaisses d’un actuel étouffant.
Si tout menace ruine, si l’asphyxie menace, si les yeux se voilent de trop de brumes, la leçon que j’aimerais garder de ce livre, c’est que ceux qui ont su faire passer leurs visions dans les mots ne sont pas du parti du froid mais de la flamme comme l’écrivait Philippe Jaccottet dans un texte sur Büchner confié à La Gazette de Lausanne du 12 novembre 1955. Celui qui se voyait en « espèce de vieux chinois anonyme peignant dans une cave à la lumière d’une bougie» dans ses remerciements pour le prix Rambert en 1956 est de ceux-là !
(article paru dans la revue Phoenix- 2013)
20:17 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jaccottet, autriche, revue phoenix
In memoriam Jean-Vincent Verdonnet
Jean-Vincent Verdonnet qu'une passion constante de la création, de l'écriture et de la lecture a porté, s'est éteint le 16 septembre 2013. Il est l'auteur d'une oeuvre poétique importante presque entièrement publiée aux éditions Rougerie. Si je ne l'ai rencontré qu'une seule fois - c'était à l'occasion de ma présentation de joë Bousquet aux journées de Rodez - j'ai rendu-compte ici ou là depuis 1984 - c'était à propos de Ce qui demeure (Rougerie) - de pratiquement tous ses livres. Il ne manquait jamais de me remercier de ce partage fidéle.
Deux, trois choses pour celui qui écrivait : "Chaque mot que tu as laissé / dans le coeur battant d'une page / t'empêche de mourir vraiment."
D'abord, ces trois échos:
- le premier de Robert Sabatier: "Lié à la terre, Verdonnet ne se contente pas de la chanter dans ses apparences, il lui arrache ses significations secrètes, il célèbre l'union du sol et du poème."
- le deuxième d'Yves Bonnefoy: "(...) vos poèmes, témoins d'une présence au monde qui est bien ce qui compte le plus aujourd'hui. Vous aidez la terre à continuer d'être, le langage à ne pas être seulement le gravat des mots dans ses retombées indifférentes"
- Le troisième de Georges-Emmanuel Clancier: "(...- l'un de nos meilleurs poètes, auteur d'une oeuvre importante et belle qui, depuis 1951, n'a cessé de s'affirmer et de rayonner par ses qualités toutes de discrétion et de profondeur."
-Le quatrième consistera en la reprise de mon introduction au dossier que la revue Friches de Jean-Pierre Thuillat (Le gravier de Glandon, 87500-Saint Yrieix la Perche) lui avait consacré en son N°57 - hiver 1996-1997 :
Quand devient voix la lumière
"Poème voix d'ombre appelant le lieu
où s'ouvre et saigne le mystère"
Nous sommes en montagne. Quelque part en Haute-Savoie, dit-on. C'est le moment où la saison échappe, entre douceur et vertige. Le soir tombe sur une ruine au bord d'un chemin. Quelques trembles bruissent, alentours. Un homme se tient dans ce qu'il reste de l'embrasure d'une porte. Adossé aux pierres, il brandit une lanterne sourde. Elle jette ses feux fragiles et obstinés contre la nuit qui vient, le froid qui monte et le silence qui gagne.
Tel m'apparaît Jean-Vincent Verdonnet à l'heure de l'essentiel, celle où la poésie "a sens bien loin de la littérature", quand elle atteste non seulement que "le langage (n'est) pas seulement le gravats des mots dans ses retombées indifférentes" mais aussi et surtout qu'"il y a un monde en face de nous"2 .
*
On l'aura deviné, j'aime cette poésie. Je l'aime parce qu'elle me donne à entendre cette lumière qui vient de la réalité quand la troue le réel, ou pour le dire en des termes plus proches de ceux qu'utiliserait Jean-Vincent Verdonnet , quand l'invisible, l'inconnu ou l'indicible visite l'obscurité de notre ici et de notre maintenant.
Je ne voudrais insister ici que sur ce point: il y a, chez Jean-Vincent Verdonnet, un savoir qui concerne le regard. Ce "passant qui s'attarde / de ruelles en enclos", de ruines en pierriers ou de prés en bois, sait regarder ce que la terre mûrit. Ce savoir porte sur une nécessaire désappropriation de soi, une pratique de la vertu d'éloignement.
Il s'agit de s'éloigner de nos yeux, tant ce n'est pas notre regard que nous habitons mais une étrange demeure préparée par une raison-architecte, bâtisseuse de casiers où nous rangeons non les choses mais leurs effigies. Il s'agit de se quitter soi-même.
Deux modalités président à cette ouverture à la distance, cette "âme même du beau" selon Simone Weil. La première est le fruit de l'attente: ainsi, "on se dissout soi-même à regarder / la forêt qui s'enfonce / et disparaît sous les flocons". La seconde, le fruit de l'instant quand l'éternité s"abat soudain sur le temps et que, dans "une clarté de foudre", "s'épousent l'être et la vision". On n'opposera ces deux modalités qu'en apparence car que ce soit par identification à l'image que les choses ont fait naître en nous ou par saisissement par ce ton propre qu'ont les choses, quand un fugitif éclat de l'être les fait entrer en résonance avec la partie la plus vibrante de notre être, l'essentiel est bien cette sortie hors de nous-mêmes dans la mesure ou ce mouvement est garant d'une nouvelle qualité de présence au monde et à nous-mêmes. Abandonner cette ombre d'homme que nous sommes, traînant le bruit de chaîne de l'espace et du temps après nous comme ce qui nous permet de donner quelque coloration de vraisemblance à l'illusion tenace que nous sommes quelqu'un, c'est imposer silence à ses yeux et retrouver ceux d'avant le savoir et son fatras de représentations toute-faites. Ce retour implique une véritable tourne du regard sur lui-même puisque regarder, c'est alors écouter et qu'écoutant, nous voyons.
Quand "les yeux se taisent pour entendre", qu'entendent-ils?
Rien de moins, note Jean-Vincent Verdonnet, que "l'univers entrer dans la feuille", soit le tout dans la partie. Disons-le, rien ne saurait y entrer qui n'y fût déjà! C'est d'un dévoilement dont il s'agit ici, et tout se passe comme si la partie n'était pas considérée comme un fragment du tout mais comme "le tout un peu", selon les mots de Joë Bousquet. Ainsi peut-on comprendre que ce soit toujours les signes les plus proches et les plus simples du monde - soit relevant de l'ordre des bruissements, comme ce 'tremblement d'une veilleuse", ou ce "grincement de portail", ou encore ce "murmure des sèves"; soit de l'ordre des "entrevisions" comme ces "roseaux sur la berge / ployés par les frissons de l'invisible", ou ce "jeu du jonc et du sable" qui "donne son ton au jour naissant", ou encore ce "vol de sauvagines"qui "(cherchent) longtemps la faille où la mémoire hiverne" - les signes d'un trois fois rien qui se trouvent privilégiés dans la poésie de Jean-Vincent Verdonnet.
Le presque rien toujours nous ouvre à l'essentiel. C'est lui qui devient tout lorsqu'il nous jette hors du ton sans ton du monde de nos fatigues, hors de cette tension morne et hébétée de la corde des jours, saturée de significations préétablies. C'est toujours le rien ténu d'une trace qui nous arrête au hasard du jour, ainsi de cette "barque de couleur qu'octobre / en chaque frondaison s'invente" et qui jeta "son ancre dans nos yeux".
C'est alors que nous y sommes! Nous y sommes quand l'ineffable d'une pure présence dont l'être ne dépend de rien d'autre que de soi impose la hauteur de sa note. Ainsi s'anime une trace, en livrant son ton, soit son âme si l'on tient à rester proche de l'étymologie, soit encore ce vent qui la secoue et laisse rayonner sa lumière intérieure. C'est alors comme "une vibration " qui "persiste sur les choses", le temps du moins de cette consonance.
*
C'est sous la forme de l'émotion - Et on ne discutera pas ici pour savoir ce qu'il en est du point de vue définitionnel de ce terme, on se contentera d'entendre sous ce vocable le fait que parfois, et c'est alors soudainement, la vertu d'éloignement entre en nous et annule la dimension de pure extériorité dans laquelle s'agitait notre moi phénoménal - que l'instant suspend le cours de notre durée. Si c'est bien "la clé du temps que cherche Jean-Vincent Verdonnet, on peut affirmer que c'est dans l'instant qu'il la trouve. Mieux, que l'instant est cette clé qui permet d'ouvrir la porte du temps et entrevoir "le pays perdu", là où "renaissent les souffles".
L'instant est cet "embrasement", cette "clarté de foudre" qui permet d'"entendre se fêler le silence", ce qui, littéralement, est voir passer l'invisible, selon le principe de réversibilité que nous avons mis en évidence dans la tourne,
Avant de "(s'accomplir) dans l'éclair", "l'instant s'immobilise", note Jean-Vincent Verdonnet. Ce sera alors sur sa crête de flamme que l'on verra et entendra ce fugitif éclat de l'être, le temps d'une suspension miraculeuse dans la durée pure d'un moment d'équilibre. La "clé du temps" est ce qui se tient dans l'entre-deux en tant qu'il n'est ni l'avant, ni l'après de l'instant, soit ce moment où nous nous trouvons arrêtés en un pur suspens qui ne peut trouver de mesure que rapporté à l'éternité, comme si celle-ci, soudain "amoureuse des ouvrages du temps" selon les mots de William Blake, avait fondu sur l'ici pour le transir en un tremblé de pure lumière.
Tout s'agrandit au brasier de l'instant, tout - et ce jusqu'à "nos ruines" - se trouve transfiguré, comme si "(palpitait) en sa grâce intacte / la candeur du premier matin", juste avant que l'unité ne se déchirât.
Mais aussi tout va très vite. Accompli, l'éclair rend le monde à sa nuit. Le proche et le lointain s'écartent, ici se ferme à l'ailleurs qu'il relégue au plus loin.
"La clé du temps" est perdue à nouveau. Sous les cendres, avant que le vent noir de l'existence ne les disperse, les brandons de quelques mots furent déposés. D'eux, nous ne saurons que ce pour quoi ils se donnent, un jour, sous la forme des premiers mots d'un poème "polis par la patience / des varlopes de mille hivers". Ces mots et ceux qu'ils traînent derrière eux, le poète va les dresser, dans l'horizon de visibilité du poème, afin de donner, en "une parole à la foudre apparentée", visage à ce jeu du monde où l'être ni n'apparaît, ni ne disparaît mais transparaît de manière incessante comme s'il venait là respirer.
Comme "l'air est poreux à l'inconnu", les mots de Jean-Vincent Verdonnet le sont aussi, tant ils sont irrigués par cela qu'ils ne peuvent saisir, cela qui par capillarité remonte, cela qui explique que sa poésie nous donne moins accès à ce que l'on peut voir du monde qu'à ce qui monte du fonds obscur des choses.
De même que pour que le regard tourne à l'écoute et l'écoute à la vision, il faut que "l'oubli de soi triomphe / dans le ballet de la lumière", de même le poème de Jean-Vincent Verdonnet n'est lisible, vraiment, que si la même tourne opère, c'est-à-dire si nous savons nous retenir de projeter notre moi imaginaire et ses constructions préformées sur ses "traces justes", sur son "espère"; si nous savons pratiquer cette pudeur de l'éloignement qui sait se tenir suffisamment en retrait pour qu'à partir de l'appel créé par ce mouvement même, les mots du poème nous arrivent et que ce soit à partir des yeux qu'ils auront ouverts en nous que nous le lisions, ce qui sera l'écouter, soit l'entendre en propre.
Cette parole qui sait que "le chemin toujours / devance nos pas", nous l'aimons, on le comprends mieux peut-être maintenant, parce qu'étant "la voix de tout ce qui se tait", elle entretient les marcheurs que nous sommes, tourmentés par l'infini, toujours en exil d'eux-mêmes, dans cet espoir que "retrouver / la piste perdue" est possible, ainsi suscite-t-elle toujours "l'espace d'un nouveau départ".
*
Sans lâcher sa lampe-tempête, l'homme s'est enfoncé dans la nuit. Il tient sous la sauvegarde de son halo "ce qui n'est plus très loin / mais ne saurait se révéler", jamais. En confiance, suivons-le. A la trace.
1 Où s'anime une trace (1976-1979), Tome II, Rougerie, 1996. Le premier tome, regroupant les recueils publiés entre 1951 et 1979, a paru en 1994. Deux autres devraient suivre. La plupart de nos citations sont extraites de ces deux volumes ainsi que de Ce qui demeure (Rougerie, 1984), Fugitif éclat de l'être (Rougerie, 1987), A chaque pas prenant congé (Rougerie, 1992) et A l'espère tu me rejoins(Rougerie, 1996).
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