29/12/2013
Lu 94- Philippe Jaccottet, Autriche, L'âge d'homme, 1994
Voir l’Autriche ?
« Seul le regard sauve »
Simone Weil
Autriche ! « Noms de pays », non le nom mais bien « le pays ». On se souvient de la distinction proustienne. Dans ce livre, Philippe Jaccottet - Autriche – ne rêve pas sur un nom – ce pays n’en aurait même pas et il serait même mort de cela, s’il faut en croire Musil – il tente de répondre à une commande des éditions Rencontre que dirigeait à Lausanne Charles-Henri Favrod. Destiné à la collection « L’atlas des voyages » avec de nombreuses photos dans et hors-texte d’Henriette Grindat, il parut en 1966. Philippe Jaccottet travaille dans la foulée des moments passés à traduire Robert Musil non seulement L’homme sans qualités qui paraîtra en 1957 mais aussi de nombreuses autres œuvres comme en témoignent ces mots du 7 novembre 1964 extraits d’un article paru dans La gazette de Lausanne où il tenait Chronique (1951-1970) : « On n’en a jamais fini avec l’Autriche du début de ce siècle . »
C’est sans les reproductions des photographies d’Henriette Grindat que les éditions de L’Age d’Homme reprendront en 1994 ce texte estimant que dans sa première édition : « on feuilletait, on regardait les images et l’on en oubliait de lire. »
Pas plus que ce livre n’est un « guide », il n’est un « traité » ; pas plus qu’il n’est « une étude sur l’art baroque, la musique et la littérature », il n’est « œuvre d’historien ni de sociologue ni de politicien», il rapporte ici une tentative, celle de se porter « à la rencontre de ce surprenant pays » en évitant les pièges tendus par le développement du tourisme, grand flatteur de « ce goût du faux » qui dès les années 60 rouille déjà ce qu’il en est du monde. C’est à la traversée d’un « voyageur curieux » que Philippe Jaccottet nous invite. C’est à une promenade au gré d’images « cueillies au vol », de vues qui pour être attirantes n’en restent pas moins floues qu’il nous convie.
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Pour autant on ne suivra pas Philippe Jaccottet depuis le Tyrol même si cette image de roches et de forêts – Deux citations de Adalbert Stifter et de Thomas Bernhard ouvrent le livre – est « l’emblème de ce voyage », si « l’herbe et le bois, le vert et le brun seront longtemps les couleurs de notre voyage, la vraie bannière du pays…» jusqu’à Vienne où s’achèvera cette « promenade autrichienne » par une mise en perspective du roman L’arrière-été de Stifter. On préfèrera faire halte près d’une constatation. Comme est élevée la fréquence répétitive des « j’ai vu », des « je dis ce que j’ai vu » ! Et comme elle entre en contradiction avec cet aveu concernant « ce pays qui se dérobe au regard » !
Il y a dans cette récurrence des prises de vue comme l’expression d’une pulsion d’emprise, comme le désir de dominer l’objet extérieur, de le maîtriser, de le pénétrer et en même temps la reconnaissance d’un point de butée, d’un impossible : voir au-delà du visible « l’esprit de l’Autriche », son « visage intérieur ».
Il y a de l’insaisissable dans ce « pays d’élection de l’inachevé ». Et comme « la chance de Dieu est d’être insaisissable » selon Philippe Jaccottet, c’est là la chance de l’Autriche. Celle de ce livre aussi bien. En effet si tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte ou une fenêtre alors Autriche est un vrai livre. Un livre qui mêlant temps historique, temps social et temps spatial ouvre sur le temps personnel de qui a voyagé, nourrissant celui-ci d’une question. Peut-être la seule. Elle concerne notre attitude à l’égard des choses du passé, des « formes de vie anciennes » qui subsistent et qui nous touchent encore. Quel chemin emprunter qui ne soit ni soumission aveugle à une stérile nostalgie, ni aux « séductions du nihilisme » ni pure volonté de rupture? Dans quelle mesure ce pays considéré dans les premières années du XXème siècle comme « le lieu privilégié où éveiller et cultiver l’esprit européen », ce pays des grands « mainteneurs » comme des « grands découvreurs que furent Freud, Musil, Wittgenstein et Schönberg », peut-il encore nous inspirer ? C’est là, me semble-t-il, la question centrale de ce livre : en quoi consiste l’inspiration autrichienne ? On aura peut-être reconnu dans la formulation de ma question le titre de l’article de Simone Weil – Elle signait alors Emile Novis – de 1942 qui paraîtra dans le toujours remarquable numéro spécial des Cahiers du sud ; Le Génie d’oc et l’homme méditerranéen : en quoi consiste l’inspiration occitanienne ? Et certes l’Autriche que traverse Philippe Jaccottet n’est pas morte comme l’était ce pays d’oc, a fortiori pouvons-nous comprendre ce que voulait dire Simone Weil lorsqu’elle affirmait « rien ne vaut la piété envers les patries mortes », lorsqu’elle dévalorisait l’idée de futur que seule notre imagination, combleuse de vide, trouvait à remplir. Il s’agissait de tourner notre regard vers « ce qui est meilleur que nous ». Et cela se laisse rencontrer en prêtant attention au passé. Non pour paresseusement s’y installer mais pour construire des ponts entre hier et aujourd’hui. Il y a une étonnante dialectique entre l’ancien et le nouveau que mettait en lumière Bertold Brecht quand il affirmait que « vouloir le nouveau est ancien ; ce qui est nouveau, c’est de vouloir l’ancien ».
Vouloir s’attacher aux richesses spirituelles, à ces lumières qui restent là à nous attendre, voilà en quoi consiste l’inspiration autrichienne de Philippe Jaccottet. Elle ne concerne pas l’avenir territorial de l’Europe mais bien notre destinée d’hommes. Autriche se clôt sur cette image qu’à de nombreuses reprises nous retrouverons chez Philippe Jaccottet, celle du voyageur qui avant de passer le col ou la frontière, une dernière fois, se retourne pour apercevoir du « passé de l’Autriche (…) ses armes d’herbe et de bois » !
Aucune culpabilité à cela ! Ecoutons Simone Weil : « Nous n’avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d’existence l’inspiration d’un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l’air que nous respirons. »
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Philippe Jaccottet ne peut s’en défaire. Il porte en lui – sa vie en est toute éclairée et, on peut dire, pour toujours – la lumière intérieure de l’Autriche transmise par ceux – poètes, romanciers, musiciens, philosophes… - qui vécurent là, dans ces paysages, ces villes, ces perspectives. La lumière de l’esprit ne saurait s’éteindre. Elle dessine comme ce « modèle purement intérieur » dont parlait André Breton. Image invisible non comme je ne sais quel en-soi du dualisme métaphysique mais comme une lumière, une force qui porte et emporte. De même que si les temples sont en ruines, s’ils ne peuvent plus accueillir les dieux qui s’en sont détournés, cela ne signifie pas que le divin soit détruit, de même si en Autriche le mensonge est visible partout, si le tourisme y a triomphé comme ailleurs, cela ne veut pas dire à qui sait regarder qu’il n’y ait plus à contempler ce qui trouve encore à nous émouvoir car c’est de l’homme qu’il s’agit, de sa chance si nous ne voulons pas qu’il finisse piétiné, nivelé, obscurci par ce que l’on dit être notre présent et qui se confond avec les boues diverses et toujours plus épaisses d’un actuel étouffant.
Si tout menace ruine, si l’asphyxie menace, si les yeux se voilent de trop de brumes, la leçon que j’aimerais garder de ce livre, c’est que ceux qui ont su faire passer leurs visions dans les mots ne sont pas du parti du froid mais de la flamme comme l’écrivait Philippe Jaccottet dans un texte sur Büchner confié à La Gazette de Lausanne du 12 novembre 1955. Celui qui se voyait en « espèce de vieux chinois anonyme peignant dans une cave à la lumière d’une bougie» dans ses remerciements pour le prix Rambert en 1956 est de ceux-là !
(article paru dans la revue Phoenix- 2013)
20:17 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jaccottet, autriche, revue phoenix