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29/10/2012

In Memoriam jacques Dupin - 1 -

"Je n'ai jamais avancé que dans l'ignorance de tout, ce que je sais, je le dilapide en marchant et je suis au bout du chemin"

Depuis le 27 octobre dernier, plus de chemin, Jacques Dupin ne tournera plus ses yeux vers le Roc de France depuis Ruinoguès - en terres catalanes - ni vers la laie et ses marcassins qui passaient chaque soir de fin d'été en bordure du mas mirou où il aimait se retirer.

J'irai demain en forêt. Je ne désespère pas de croiser un sanglier. Mon premier champignon sera pour lui.

Pour l'heure, face à la Croix du Sapet, je reprends mon article sur son dernier livre de poèmes Coudrier (POL) et l'entretien qu'il m'avait accordé pour le journal L'Humanité parus en octobre 2006. Je signale le M'introduire dans ton histoire (POL, 2007) dans lequel Valéry Hugotte reprend ses écrits sur la poésie et les poètes; le par quelques biais vers quelques bords (POL, 2009) dans lequel Emmanuel Laugier a réuni ses écrits sur l'art et les peintres; enfin, le récent N° de la revue Europe, dirigé par Jean-Claude Mathieu, de juin/juillet 20012 dans lequel figurent quelques poèmes inédits.

 

*

 

Le coup de bêche de Jacques Dupin

par Alain Freixe - © L’Humanité, oct 2006

Je terminai mon article sur Matière d’infini, paru l’an dernier aux Éditions Farrago, livre dans lequel Jacques Dupin reprend huit textes importants qu’il a consacrés à son ami Antoni Tapiès par ces mots : « Ainsi vont les oeuvres ouvertes », parcourues, pétries du vide qu’elles ont capté et qui les irrigue, les bouscule, les libère ». Ce sont des oeuvres vivantes et non fixées, mouvantes. » Ce sont des oeuvres-traits. Elles « ouvrent une brêche au regard ». Ce coup de bêche est celui de tous les sourciers. Je ne savais rien alors de ce Coudrier qui allait paraître et dont on sait qu’il est l’ancien nom du noisetier, arbre dans lequel l’homme des sources taille une baguette si l’on veut mais fourchue, bifide, langue de serpent qui interroge en silence la terre, ses entrailles, sa richesse, eaux et métaux mêlés, langue de poète, langue étrangère dans la langue commune, langue de Jacques Dupin sourcier-sorcier.

Sourcellerie-sorcellerie. Avant le coup de bêche, il y a ce travail de questionnement, cette écoute de ce qui remugle dans les fonds. Questionnement-écoute. À l’aveugle. À la diable : « J’ignore où je vais, qui se cache à la lisière de la peur. » De ci, de là, par terres arides. Ou de langue. D’un qui va déposséder de lui-même, vide qui marche.

Ici, c’est la main qui a le pouvoir. C’est elle qui tient le couteau et taille dans les brisées du coudre. Comme il faut. Comme plus tard, le poète sera « le couteau de lui-même ». C’est elle qui tiendra le « bâton du diable », comme le dit la tradition. C’est elle qui oriente : du haut vers le bas, c’est la voie. Non l’inverse. Et ce n’est pas le bois qui appelle. Lui n’est que caisse de résonance. Comme tel à entendre, à sentir. C’est elle qui saura se faire légère : « Peu nombreux sont ceux qui savent s’effacer pour écrire » afin de laisser passer les résonances dont vibrera le bois. Ou la langue.

Coudrier est un des plus beaux livres de Jacques Dupin.

Un des plus libres. Plus de ponctuation, de majuscules, de titres. Toutes béquilles rejetées, demeurent les blancs comme autant de portes d’air pour que passe le vent, sa relance toujours nouvelle. Ses rebonds après dévastation. Ses reprises de ce qui venant de loin sera frappé pour plus loin encore, de ce qui remonte du sous-sol en grondant. De cela dont tous « les os vibrent/Pour que l ’eau vive ». Cela qui va s’écrire au plus près de l’intensité des forces souterraines sous forme toujours nouvelle autour de l’absence de centre. Ici, on n’exprime plus de sens mais on en produit : « On écrit ce qu’on ignore/On renaît nus dans le savon noir. »

Au frais ! Cela suffit pour une joie ! Joie arrachée à la réalité morne et sordide sous la forme d’un processus de vie gagné sur la mort, le passé, l’amertume, l’angoisse : « écrire n’est pas une fin/tout au plus un cadavre à déplacer/loin du bord », où il nous arrive de nous tenir, face au vent, bouche ouverte. Renversés » Ce livre de Jacques Dupin prend place parmi ceux qui, selon les mots de Gilles Deleuze, font « la santé de demain ».


Portrait de Jacques Dupin en sourcier

Acteur essentiel de son siècle de poésie, chacun de ses livres est un événement : entretien avec un poète jeune de quatre-vingts ans. Ces propos font partie d’un long entretien dont la seconde partie sera publiée à l’occasion de l’année René Char. Il sera repris intégralement par la revue Faire Part au printemps 2007.

Un nouveau livre de Jacques Dupin, c’est un coup de vent - coup de tramontane qui vient par delà les montagnes du coeur. Coudrier est tel. Coup de vent sur ses livres antérieurs et leur écriture. Coup de vent sur nos repères de lecteur. Coup de vent dans les noisetiers, ces coudriers dont l’homme des sources sait reconnaître les brisées.

Jacques Dupin est un tel homme. Des brisées des coudres, il connaît la fourche propice. C’est un homme qui sait tenir — et c’est candeur instruite - la branchette du coudrier et la promener en pays sec, minéralisé pour la proposer aux eaux souterraines comme à celles de métaux précieux, à tout « ce qui gronde dans le sous-sol, sous la feuille déchirée, sous nos pas. Et voudrait s’élever. S’écrire », afin qu’elle se torde comme se tord la langue dans le poème pour laisser passer ce courant d’énergie puisé à même la nuit vivante du corps, Corps clairvoyant selon le titre donné à ses poèmes de 1963 à 1982, publié en 1999 dans la collection Poésie/Gallimard et qui reprend, l’Embrasure, Dehors et Une apparence de soupirail.

Né en 1927 à Privas en Ardèche, il publie son premier livre Cendrier du voyage — réédité aujourd’hui aux éditions Fissile - chez Guy Lévis Mano. Il sera parmi les fondateurs de la revue l’Éphémère chez Maeght avec Yves Bonnefoy, André Du bouchet, Gaëtan Picon et louis-René Des Forêts en 1966. Depuis 1986, Jacques Dupin publie chez POL - et ce sera Contumance (1986), Échancré (1991), Grésil (1996), Ecart (2000), De singes et de mouches précédé de les Mères (2001) et aujourd’hui Coudrier ; chez Fata Morgana et aux éditions Farrago, Alberto Giacometti en 1999 et Matière d’infini (Antoni Tàpies en 2005. Son activité de poète s’est toujours doublée de nombreuses interventions moins sur qu’à partir de la peinture. La plupart sont reprises dans l’Espace autrement dit (Galilée, 1982).

Bernard Noël écrira à son propos dans Strates, Cahier Jacques Dupin que dirigea Emmanuel Laugier chez Farrago en 2000, « Quoi ? Il y a vingt-cinq ans qu’a paru Dehors : fallait-il tout ce temps pour remarquer à quel point il décape radicalement la poésie » et François Bon dans une préface pour Rien encore, tout déjà paru chez Seghers en 2002 : « Jacques Dupin est de notre temps, et en avant de nous. Par l’âge notre aîné, mais par l’oeuvre, largement constituée, pourtant encore ouverte, en avant. »

Ne tardons pas !



l’entretien est paru en deux fois dans l'Humanité: le 5 octobre 2006 et le 8 mars 2007

 

Alain Freixe :

Coudrier, le mot dit l’arbre et son bois communément appelé noisetier. Mais il ne peut pas ne pas faire penser à la baguette du même nom. Baguette qui n’est pas bâtonnet mais branchette fourchue, bifide et que l’homme des sources, avec sa bêche à proximité, tient à deux mains en arpentant le sol à l’écoute de ce qui remugle dans les dessous : eaux et minéraux, liquides et solides, courants d’énergie pure, forces invisibles : à repérer, à aider à remonter les habillant de mots, à capter en quelques formes appropriées. Bien sûr, le mot renvoie aussi pour le lecteur au livre lui-même puisqu’il fait titre. Titre que je n’imagine pas indépendant du tout qui s’ensuit comme dans une certaine tradition surréaliste, mais au contraire comme tenant aux textes, non d’une manière ornementale mais comme faisant signe vers ce qui pourrait être le principe de leur ajustement ou comme figurant le fil invisible qui les tiendrait ensemble. Qu’en est-il de votre pratique en matière de titre ? Qu’en est-il de celui-ci ? Comment Coudrier s’est-il imposé ?

 

Jacques Dupin :

Le titre d'un livre n'est pas une annonce, un programme, un couvercle. Il n'est ni un condensé ni une émanation du texte. À peine un signal, un repère, pour la commodité du lecteur et du libraire. Il doit à la fin rejoindre le poème, mais il vient d'ailleurs, d'une autre case de l'imaginaire. Il n'est

pas une clé, plutôt un trou de serrure laissant le regard pénétrer. Je ne l'écris jamais avant de commencer l'écriture d'un poème. Ni forcément à la fin. Le plus souvent, il apparaît et s'impose en cours de route. Comme si le travail de la langue l'avait suscité, l'avait mis en lumière entre les lignes. Il surgit, mais il n'est pas seul, il faudra n'en garder qu'un, le plus adéquat ou le moins mauvais.

Ainsi le mot « coudrier », je l'avais noté il y a 20 ans, et gardé au frais. Un mot, et non un titre. Et puis il est revenu voltiger et bourdonner au dessus des poèmes que j'écrivais, ceux de mon dernier livre. Il avait un concurrent que je n'ai pas retenu « Le soleil vu de dos », trop intentionnel et trop ludique. Coudrier m'était apparu comme une ouverture vers une autre forme de poésie dont je ne distinguais pas les contours mais qui m'habitait.

Pour le livre de poésie, le titre est un visiteur, le signe d'une métamorphose. Une griffe sortie de la nuit pour émouvoir le tissu verbal, ou encore la greffe nourricière de la constellation de mots qu'elle surplombe. Ce peu, cette graine ou ce caillou, actif au haut de la page.

 

 

Alain Freixe :

Le mot « crime » revient souvent dans votre livre. Il apparaît  comme jouant le rôle d’un double principe. D’une part, comme principe esthétique : « l’entame serait de poésie mauvaise / comme on chasse l’ours et la bécasse / en mélangeant les cartouches », faisant écho à « la haine de la poésie » de Georges Bataille ou à « cet haineusement mon amour la poésie » d’André Frénaud. D’autre part, comme principe éthique, principe d’existence : « je n’existe pas sans le crime ». Ce meurtre qui fait césure concerne « les signes et les lettres », la langue et soi avec comme pris en elle depuis toujours. Ecrire c’est quand « le couteau qui dicte / perce le blanc ». Ecrire pour délivrer, désentraver, ouvrir une voie, « percer un isthme » disait Maurice Blanchard. Dévaster ce langage de communication qui nous prive toujours plus de sens, pour rebondir, retrouver le vif, la surface et les intensités qui la parcourent. Conquérir une respiration de vivant…

 

Jacques Dupin :

Le crime est l’acte fondateur par excellence, dans mon imaginaire. Il est l'origine de l'humain et de l'humanité. Depuis l'accouchement d'un enfant jusqu'au dernier souffle du vieillard. Les passions, les découvertes, les fondations de villes, les conquêtes de territoires procèdent de lui. La

lumière de la tragédie et du sang versé accompagne la naissance de l'écriture poétique. Le crime est un acte de violence et encore l'ouverture d'une béance, le creusement d'un gouffre où la force de destruction-création prend son élan. C'est du moins ce que je ressens dans mon corps quand la nécessité d'écrire me saisit. Et tout ce qui suit, les mots, les phrases, les poèmes est ravivé par la clarté de la lame inaugurale. Le gouffre est un creuset, le crime est un ferment. Le meurtre du père et du dieu ouvre le tracé des signes.

En particulier la « haine de la poésie » selon Bataille, et que je partage, signifie destruction salubre d'une encombre de scories et de rosiers attendrissants qui font obstacle à la vue et entravent le pas en chemin vers l'inconnu.Ce que Bataille appelle « l'équivoque poétique », « Ce que je veux, écrit-il à Michel Leiris, c'est un au-delà de la poésie,tout à fait contraire à la dénigration »

Faire le vide, appeler le crime, le laisser habiter la langue pour qu'elle affronte nue, et dangereusement, le plaisir, pour qu'elle fraye le chemin.

 

Alain Freixe :

Ce que l’œil voit entre en nous, glisse le long des nerfs jusqu’à heurter os et charpente, avant que l’écriture, procédant par extraction après descente au fond du trou de l’intime, arrache aux veines fertiles des fragments de soi, des bribes d’images, des miettes de vu. Parmi ces séquences autobiographiques – on se souvient de celle fondatrice de ce que votre œil a vu aux théâtre du Vieux-Colombier ce soir où Antonin Artaud « (exposa) son corps à la foudre » - ici, dans Coudrier, on croisera pierre Reverdy et son Gant de crin, la boiterie d’Alberto Giacometti…mais aussi ces traits par lesquels « le sauvage » surgit dans notre monde – et c’est ce « renard je l’ai vu » ou « le sanglier / les trois marcassins du soir » ou ces « guêpiers » dont « les couleurs et les cris (…) / font halte dans mes arbres à lma fin de l’été » -. Ainsi « le sauvage », ses traits – flèches et plaies – raye-t-il monde et poème. Diriez-vous qu’ils les ouvrent et les éclairent comme autant de coups de vent ?

 

Jacques Dupin :

Cette question met enjeu le rôle que tient la réalité dans l'écriture du poème. Vous relevez dans mes livres « des séquences autobiographiques » qui apparaissent très clairement parce qu'elles citent nommément un écrivain ou un animal. Mais tous les textes sont tissés d'instants vécus, de

lieux traversés, de rencontres et de sensations qui sont actifs dans la mémoire et constituent le matériau profond de l'écriture. Ce qui est perçu de la réalité, se dépose et s'affine comme en un gisement, comme en un recueil, avant d'émerger au jour et de nourrir les mots visités. En ce sens le moindre chose évoquée est autobiographique. Mais si elle est suffisamment armée, devenue la langue d'un seul, elle peut s'adresser à chacun, à tous, à personne. Et cet autre doit y retrouver son bien car écrire suppose un partage même s'il est clandestin ou récusé. La poésie en détruisant édifie, en se refusant se donne. Elle ne peut s'ouvrir à la fin qu'à l'altérité.De l'intime à l'extrême, du coin de table où j'écris, à l'invisible des lointains.

 

Alain Freixe :

Coudrier est un livre surprenant. À mon sens le plus beau peut-être parce que le plus libre. Désencombré de toute ponctuation, de tout titre. Livre sans commencement ni fin. Livre comme une ligne vivante qui se plierait, se déplierait, se replierait. Serpent qui déroule ses anneaux. Livre-monstre qui livre passage à une langue vive, frémissante comme la branchette fourchue en bois de coudrier. Livre qui confie au lecteur le soin de tenir la torche et d’éclairer le fil invisible qui tient ses poèmes, d’écouter leur tempo. Comment en êtes-vous arrivé à un tel dépouillement ?

 

Jacques Dupin :

Après une longue période, plusieurs années, sans écrire, sans pouvoir écrire. Cela m'est arrivé déjà. Cette fois, avec le frein de la vieillesse, j'estimais que l'arrêt était définitif. J'en étais allégé, j'avais pris le parti d'en rire. Sans rien qui le laisse prévoir, l'été de l'an 2004, les mots ont afflué, m'ont saisi. Les mots d'un poème interminable sans origine et sans fin. Il s'est déroulé dans l'ébahissement et la frivolité. Mais je tenais la barre, je consultais les instruments de bord, je surveillais les écarts et les ruptures. Tout en écrivant, je l'avais titré « Le soleil vu de dos » comme si c'était moi qui tournait le dos. À la dernière page, le trouvant trop imagé, je lui ai substitué « coudrier ».

Ce livre de la survie, ce mouvement de retour au tressaillement de la langue à l'approche de ma mort, même lancé et perdu, est un tourbillon d'allégresse, le hoquet du monstre attendu.

 

Alain Freixe :

À l’heure où les éditions Fissile reprenne en fac-similé Cendrier du voyage paru en 1950 chez guy Levis Mano et vu que cette édition comportait un frontispice d’André Masson et un avant-propos de René Char, en marge et comme en avant-première de ce qui s’annonce pour courant 2007, pourriez-vous évoquer ce compagnonnage avec René Char, ces coups d’épaule – ou de bêche – cela que l’on appelle ordinairement « influence ». Qu’en est-il de René Char aujourd’hui, selon vous ?`

 

Jacques Dupin :

René Char, placé si haut et si injustement décrié aujourd'hui, est le premier poète que j'ai rencontré. J'avais 20 ans il en avait 40. Il sortait des années de maquis et de Résistance. Il venait de publier Seuls demeurent  et  Feuillets d'Hypnos . Je lui ai adressé une poignée de poèmes, il m'a répondu aussitôt. Nous sommes devenus amis dès la première rencontre, nous sommes restés amis pendant 30 ans. Il m'a encouragé, ouvert la voie, soutenu sur tous les plans, et de manière fraternelle. Grâce à lui j'ai été édité chez G.L.M. et chez Gallimard. Il m'a présenté à Christian Zervos dont je devins l'assistant à la revue « Cahiers d'Art », m'initiant au métier d'éditeur, travaillant avec les plus grands artistes. Ma vie était tracée dès ma rencontre avec Char. Ma dette envers lui est à la mesure de son amitié chaleureuse et de sa générosité extrême. J'ai presque tout appris de lui, dans récriture et la conduite de la vie. Sa poésie exigeante et rebelle, à l'écart d'un surréalisme obsolète et des frimas de la poésie engagée, était le vrai chemin. Elle demandait à chacun de trouver sa voix. De préserver après lui le faisceau de sensations personnelles qui nourrissent le poème. Il m'a donné à voir le plus pur travail de la langue.

Les circonstances de la vie, des désaccords accidentels, peut-être une vraie divergence en sous-œuvre, ont distendu le lien de l'amitié, jusqu'à la rupture, sans violence ni éclat, un effacement partagé.

 

Alain Freixe :

Et puisqu’il est question de compagnonnage, d’ »alliés substantiels », comment ne pas évoquer votre relation avec les artistes, peintres ou sculpteurs, alors que les éditions Farrago viennent de publier d ‘une part l’essentiel de vos écrits sur Giacometti , et d’autre part ceux sur Tàpies , et que l’on trouve encore dans L’espace autrement dit chez Galilée vos textes pour accompagner Braque, Bacon, Miro, Riopelle, Chillida…« écrits sur la même table et avec le même désir », répondiez-vous à Valéry Hugotte qui vous interrogez dans la revue Prétexte sur la parenté entre ces textes et vos poèmes. À fréquenter ainsi artistes et ateliers, ces lieux de tous les bruits (esquisses, couleurs répandues, chiffons, poussières, odeurs, matières diverses, outils…) où l’œuvre finit par imposer son silence, qu’avez-vous appris ? En quoi votre façon de voir et d’écrire en a-t-elle été modifiée ?

 

 

 

Jacques Dupin :

Cinquante cinq années de ma vie, j'ai fréquenté peintres et sculpteurs, j'ai passé le plus clair de mon temps, en tout cas le meilleur, dans leurs ateliers. J'ai travaillé pour eux et avec eux, et ils m'ont gratifié d'un bagage intellectuel et sensible dont je ne mesure pas la portée. Je suis fasciné, dans l'amitié et la confiance qu'ils me donnent, par l'alliance, dans la création, de l'artiste et du manuel. J'envie au peintre ses outils, la verrière de l'atelier,l'entassement de toiles, de feuilles, de pinceaux, de tubes, de pots, de chiffons, et les meubles à son usage. J'envie surtout les temps de préparation, de finition. Quand je suis, moi, livré abruptement au vide de la feuille ou de l'écran. Je suis jaloux des matières et des couleurs. Le monde et la pratique du peintre et du sculpteur m'ont fortement imprégné, et j'écris en les regardant. Peut-être comme s'ils me regardaient écrire.

À travers les artistes et pour eux j'ai fréquenté les ateliers des artisans du livre et de l'image.J'étais le familier du typographe, du lithographe, du taille-doucier, du sérigraphe. Ou encore du fondeur, du verrier, du relieur et de l'encadreur. Un autre monde, pour moi essentiel. Ils ont aiguisé mes sens, ils m'ont appris à voir, à maîtriser l'instrument. À scander l'espace. Je

pense qu'ils ont considérablement influencé ma pratique de l'écriture.

Grâce à eux, peut-être, les mots seraient devenus des matières, des couleurs, des substances vivantes à ma disposition. Du moins cette illusion m'a-t-elle fortifié. J'allais oublier l'exercice de l'installation d'une exposition et de Raccrochage. Une expérience décisive qui rejoint la mise

en place des mots dans la ligne et sur la page.

 

Alain Freixe :

Tout de go, cher Jacques Dupin, que peut la poésie quand sur le monde s’abat la tempête de la mort violente sous toutes ses formes, quand c’est le non-sens de la marchandise et les « valeurs » de l’argent qui règnent ? Remonter le langage jusqu’en ses sources les plus reculées, rendre en ses traverses le Corps toujours plus clairvoyant, sera-ce cela résister ?

 

Jacques Dupin :

La poésie, mais comme chaque homme informé et conscient, prend en compte le monde tel qu'il est. Ses guerres, ses tueries, ses injustices révoltantes. Il me semble qu'en étant ce qu'elle est, assoiffée du réel, elle témoigne. Elle s'insurge. Sans qu'il soit nécessaire qu'elle s'enrôle dans une ligue de vertu, qu'elle s'engage dans la dénonciation des tyrans et des bourreaux. Sa voix, à fleur de terre ou sortant du puits, désigne le chemin de la vérité et de la vie. Elle est imprégnée d'enfance et de la révolte de ses aînés. Mais surtout, et c'est l'essentiel...surtout elle porte la langue. La langue la tient et se transforme par les anneaux de ses enchevêtrements ambigus et de ses élans imprévisibles. La poésie n'est pas le conservatoire de la langue mais tout au contraire le creuset de son renouvellement infini.

La civilisation chancelle, conspire à sa perte, se précipite lentement à l'abîme qui va l'engloutir. Seule résiste encore au désastre le réel de la langue, et son devenir qu'incorpore la poésie. La servir est pour moi aujourd'hui l'ultime degré de la résistance.

 

 

12/10/2012

Lu 84 - Daniel Biga - Bienvenue à l'Athanée, éditions de l'Amourier, fonds poésie

Daniel Biga, c’est Nice. C’est un amour douloureux de Nice. Et même s’il en a souffert et souffre encore bien des colères par manque d’air, caractéristique essentielle de toutes les erreurs, les catastrophes, voulues ou pas, fruits des incompétences parfois et de l’avidité de quelques-uns toujours, il en aime toujours la beauté doublée de cette fragilité qui la rend si précieuse et si poignante. Et la langue qui erre, aujourd’hui, fantomatique sur les lèvres de quelques ombres. Qui toujours plus s’effacent.

 Daniel Biga, c’est une vie artistique exemplaire que deux sources alimentent : les arts plastiques d’une part – on oublie souvent sa participation, au début du moins,  à ce que l’on a fini par appeler L’école de Nice – et la poésie, la littérature d’autre part – je pense à sa participation dès 1962 à la revue Identités de Marcel Alocco, Jean-Pierre Charles, Régine Lauro…Là, la modernité se trouvait convoquée et interrogée. La pratique du cut-up – héritée des poètes de la Beat Generation – et du collage a toujours correspondu pour lui à la rumeur de fond du monde, à la multiplicité des voix, au tohu-bohu des images. Dans son œuvre : tons, idées, accents, langues se mêlent, s’entremêlent pour favoriser l’émergence d’un drôle de millefeuilles, produit d’une écriture épaisse, crémeuse et craquante à la fois, une écriture en volume que l’on trouve dans ce Bienvenue à l’Athanée qui vient de paraître dans le Fonds poésie des éditions de l’Amourier ( 13 euros). Daniel Biga, Alain Freixe, poésie, éditions de l'Amourier

Outre ce titre à l’humour noir dévastateur, l’originalité de ce livre est qu’il est précédé de deux autres textes plus anciens et aujourd’hui épuisés : des extraits d’Histoire de l’air paru en 1984 et Sept anges paru en 1997. Or entre ces trois textes, aux écritures pourtant bien différentes comme s’il s’agissait des traces que laisserait la pointe d’un sismographe qu’on aurait placé en prise directe sur différents moments de ton existence, ça circule et ce qui circule, c’est une figure : celle de l’ange, cet étrange messager qui n’est pas que la pure figure d’ un pur esprit mais au contraire le compagnon quotidien, l’intermédiaire entre l’homme et le Tout Autre – le Rien ou le Tout, Daniel Biga s’en moque ! Pour lui, l’ange est du côté « des ombres, des fusains, des plantes, des miroitements, des eaux légères, des reflets, des parfums, des effleurements, des ondes, des caresses imperceptibles ». Il est moins le secret que ses abords multiples.

Il ya dans la poésie de Daniel Biga l’affirmation d’une forte présence au monde jusque dans ce qu’il a de plus âpre : la solitude, la perte, le déclin, la mort. Aimer le monde, c’est aussi arriver à pouvoir dire oui à l’inacceptable et pourtant totalement invitable, celui de toute mort.

A l’Athanée, on nous attend ! La Poévie de Daniel Biga – Il a inventé ce mot-valise pour signifier cette fusion, cette relation d’infusant/infusé entre la poésie et la vie/la vie et la poésie –force les passages, va de l’avant contre toutes les aliénations que notre monde secrète à l’envie. Cette force d’insoumission, Daniel Biga ll’installe au cœur de la langue, il la jazze. Dans Bienvenue à l’Athanée, on a ce tissage/métissage de tons, de sons, de langue (l’anglais y côtoie le Nissart !) ; ces ruptures de syntaxe, ces jeux de mots, ces collages/citations. Daniel Biga coupe, ravaude, crie, harmonise soudain, fait silence. Ça « mezcle » pour donner cours à une figure de la poésie.

Il est urgent de lire Daniel Biga pour son amour de la saveur mortelle du monde, son goût de l’intériorité, son sens tout particulier de la recherche spirituelle, sa pratique singulièrement jouissive de l’écriture poétique qui ouvre le poème sur émotions et vie nouvelle.

Bienvenue à l’Athanée, ce dernier saloon où l’on cause Poévie est aussi un salut aux vivants que nous sommes !

 

 

 


 

 

 

 

 

A propos de Michel Butor poète - Résumé de mon intervention aux rencontres de Forcalquier des 07-08 juillet 2012

« Plus utile que jamais ! Indispensable ! »  la poésie, dit Michel Butor

 butor,freixe,poésie,utilitéÀ quoi bon la poésie ? Si elle n’a pas à voir avec vivre, avec ce qu’il en est de vivre, ses contradictions, ses fatigues, cet épuisement qui nous tient. Aussi. À quoi bon la poésie si elle n’est qu’un jeu de langage, belles fleurs de serre stériles. Simple jeu de l’intellect, belle coque  certes décorative mais vide. Ou alors étonnante conque, et quel exotisme alors où perdre son imagination. À quoi bon la poésie si elle n’aide pas à vivre, pas côté béquille consolatrice mais bien plutôt bâton de marche, bâton ferré pour un métier de pointe ?

J’aime que Michel Butor en toute occasion en clame l’utilité. Et n’est-ce pas sous ce titre provocateur L’utilité poétique qu’il a publié aux éditions Circé en 1995 ses cinq leçons de poétique, lues à la villa Gillet de Lyon au cours du premier trimestre 1994 .

J’aime que par delà ceux pour qui la poésie est hors champ, pas même ennemis, pire indifférents, ceux qui se contentent de hausser les épaules et passent, voûtés, dos maçonné sur l’horizon, col relevé, sans cou ni regards, il ne s’en laisse pas conter par ceux qui, idéalistes de peu, se prétendent ses amis, et qui pour la tirer hors de la fange de ce monde et la garder pure de toute dévastation la disent « inutile » croyant par là l’honorer. J’aime le voir régler leur compte à ses faux amis, ces êtres qui jouent du paradoxe et qui la disant « inutile » osent affirmer que c’est justement en cela qu’elle est vraiment « utile », paradoxe sophistique dont Michel Butor dit qu’on l’a « entendu jusqu’à la nausée ». Oui, ce sont des « paradoxes de supermarché », de purs jeux de langage.

Poésie ? Le mot chez Michel Butor occupe une position stratégique vis-à-vis de tout ce qui est affaire de langue : religion, musique, science, économie, politique et si tout ce qui est affaire de langue est au cœur de nos vies d’hommes, là où se joue la question de leur dignité donc du sens, alors au cœur du cœur, cœur de feu, il y a la poésie.

Poésie ? Le mot chez Michel Butor s’entend au plus près de son sens. Il dépasse les oppositions de genre aussi traditionnelles que figées.

Poésie est ce que font les poètes et poètes sont ceux qui facteurs de langue, artisans, fabricateurs d’un objet dont le ton singulier fait qu’il ne se ferme pas sur lui-même mais qu’il vibre de tous ses mots, rayonne entre ses lignes, brûle du fond de ses images et projette sa lumière et sa chaleur autour de lui. Ce « ton » est de l’ordre de la musique. De l’ordre de la prosodie, dit Michel Butor. Prosodie, le mot fait signe vers ce travail dans et sur la langue qui voit l’écrivain remuer les mots jusqu’à « passer de l’autre côté de (leur) surface » fracturer les clichés, ouvrir des brèches dans les tournures anciennes, organiser autrement les textes, faire boiter les formes fixes de la tradition, inventer d’autres usages pour les blancs, la ponctuation…et toujours rythmer la langue dans l’émoi, sous les coups de butoir du monde, les surprises qu’apportent tous les jours À l’écart où vit Michel Butor les artistes qu’il accueille toujours avec une générosité rarement égalée.

04/08/2012

Lu 83 - Jean-Pierre Siméon, Traité des sentiments contraires, Cheyne éditeur

Couv siméon-2012549 - copie.jpgIntempestif, c’est ainsi que Jean-Pierre Siméon présente son dernier livre, composé de quelques 88 dizains répartis selon les deux sentiments contraires : douleur et joie, dans une préface/explication sur la circonstance qui présida à la mise en route de ces  poèmes, à savoir une commande d’écriture pour accompagner le fameux forellequintett de Schubert pour les Estivales de Court en Suisse.

 Intempestif car n’obéissant pas aux mesures du temps. Y contredisant même avec retour de la métaphore, recherche d’une harmonie rythmique, retour à un lyrisme certes mesuré et assumé.

 Intempestif car renversant le cours des heures comme pour se hisser sur elles. Car si tout a commencé par cette occasion qui l’amènera à affirmer la joie comme  truite par le bond quand elle incendie l’âme, joie qui advient quand vous saisit la beauté, soudaine venue du ciel / dans la bouche, printemps sans preuve qui vous accorde au monde ; c’est une avalanche de larmes qu’il met en ouverture de ce livre tant douleur et joie sont liées à ses yeux, tant la joie ne vient jamais que trouer le ciel sombre d’un monde qui n’en finit pas de finir.

 Qu’on y prenne garde toutefois cette théorie n’est pas savoir clos sur lui-même mais mouvement vers la prise en charge par la parole de ce qui tient nos vies dans la déchirement. Ces sentiments dont parle Jean-Pierre Siméon ne sont pas de l’ordre de ceux que l’on a toujours trop tôt et dont parlait Rilke, émotion réactive qui absorbe l’événement et le consomme dans le langage, il renvoie à une émotion de type organique qui fracture le tuf de l’existence et remonte dans la langue qu’elle éclaire, fait battre, sonner et respirer.

La poésie de Jean-Pierre Siméon, loin de tout subjectivisme est poésie d’un sujet en procès dont la voix émerge de ce fond anonyme de l’existence que viennent marquer les affects et dont résonnent les vers qui en remontent. Parole vivante, parole vibrante qui contre tous les effondrements d’aujourd’hui et à venir tient le pari de la joie, cette prise d’éternité éphémère.

 

 

 

Lu 82 - Eros émerveillé, Anthologie de la poésie érotique française, édition de zéno Bianu, Poésie / Gallimard

zéno bianu,poésie érotique,anthologieCélébrer l’amour la poésie le peut – italiques et absence de virgule rappelleront ici le titre du livre de Paul Eluard – cette Anthologie de la poésie érotique française, le poète Zéno Bianu en signe les choix et une éclairante préface – clin d’œil à Sade – « la poésie dans le boudoir », celui de la langue bien sûr parce que c’est là que ça se passe. Vraiment !

Oui, louer Eros , la poésie le peut. Et ce dans toutes les dimensions que présente cet enfant de Poros et Penia tel que nous le montre le mythe de sa naissance conté par la Prêtresse de Mantinée, Diotime, dans le fameux Banquet de Platon. Poros, le père, du côté de la ruse, de l’invention, de la techné, du passage toujours possible, des lueurs ; Penia, la mère, du côté de la pauvreté, du manque de formes, de l’indinstinct, de l’obscurité. Eros, le fils, par sa nature même est un démon. Il lie et délie les corps, les mots. S’il manque toujours, s’il tombe toujours, il se relève et du déséquilibre fait avancée possible, chemin vers toujours plus de vie, de vigueur.

C’est lui dont il est fait l’éloge dans ces quelques 600 pages, ces 350 poèmes, ces quelques 200 auteurs élus par Zeno Bianu entre 1536 et 2010 soit 5 siècles de poésie française. On ne lui reprochera pas de faire commencer cette « exploration du territoire amoureux » au XVIeme siècle. Chacun sait qu’à l’arrière, troubadours et trouvères, hommes et femmes de langue d’oc et d’oïl, avaient ouverts maints chemins de délicatesse comme de verdeur de langue en ces contrées où l’amour de la langue se renverse en langue de l’amour.

Roland Barthes écrivait que « l’érotisme, (c’était) quand le vêtement (baillait) », eh bien, l’écriture poétique quelque soit les siècles, les formes, le mode de travail de la langue – et on le voit bien à feuilleter, ce gros volume qu’il faudra prendre à la diable, « à sauts et à gambades », avec légèreté et envie toujours - fait bailler la langue et ces ouvertures donnent sur l’inconnu qui devant soi engage le vide où se connaître soi-même toujours davantage et davantage toujours car par un effet de glissement, il se dérobe au dernier moment. Reste la force qui traverse, passe et n’a d’autre chair que celle des mots du poème quand un « nœud rythmique » les tient selon les mots de Mallarmé et dans lequel il voulait voir l’âme. C’est elle qui ici est invitée, au fil des siècles, dans les poèmes à la fête des sens. Eros émerveillé est son nom.

 

15/07/2012

Lu 81 - Revue Gruppen

Couv Gruppen166.jpgRevue semestrielle, créée en 2010, forte de quelques 160/170 pages, GRUPPEN est une Couv Gruppen N°4-Dos167.jpgrevue de création, c’est rare ! Une revue de recherche, c’est réjouissant ! Une revue transdisciplinaire, c’est salubre ! Telle est l’originalité de Gruppen. A l’heure où l’on cherche a élever toujours plus de murs, où l’on cloisonne et enferme. A l’heure où l’asphyxie menace, Gruppen c’est un courant d’air frais. Voilà que ça circule à nouveau et que ce qui circule est neuf aussi !

La revue a été fondée par un poète, Laurent Jarfer, un compositeur et pianiste, Ilan Kaddouch, et deux philosophes, Pierre-Ulysse Barranque et Sébastien Miravete. Gruppen mêle donc poésie, musique, philosophie, mais aussi arts du spectacle, arts plastiques. On n’oubliera pas les arts graphiques et on saluera le travail d’illustration, de conception graphique et de composition de Laurence Gati et Louise Dib.

Si Gruppen ne mâche jamais ses mots, ose l’humour le plus décapant , la revue soutient les travaux critiques les plus pointus en philosophie comme en musique.

Gruppen ne se contente pas d’être une mosaïque d’articles, de reproductions (dessins, photographies…) passe en elle ce « legame musaïco » dont parlait Dante, lien invisible qui fait que ça tient et fait entendre une drôle de petite musique inconnue de ce côté-ci. En quoi, Gruppen est bien trans, c’est de l’autre côté qu’elle fait signe!

De l’autre côté du papier. En témoigne sa volonté d’aller « au delà » du papier puisque Gruppen, ce sont ausi des performances, des concerts et des conférences.

Oui, Gruppen est une transrevue ! A soutenir !

 

sommaire de Gruppen n°5 –  à paraître en juin 2012

Entrevue avec BERNARD STIEGLER.

Poésie
SERGE PEY :Ma chienne avait un ballon de foot dans le ventre.
LAURENT JARFER: 

Musique
ILAN KADDOUCH : La musique de concert: la nécessité de la forme.
DAVID CHRISTOFFEL:La défonce du piano. Le piano a déchaîné suffisamment de passions pour être sûrement l'un des instruments les plus couramment détruit de l'histoire de la musique.

Cinéma
YANN BEAUVAIS: Un alchimiste américain: Harry Smith.

Encres
YANN BAGOT

Philosophie
P-U BARRANQUE
& SEBASTIEN MIRAVETE : Lukacs, Rousseau, Banksy et les fondements de l'art social.
ANSELM JAPPE: De l'"aura" des anciens musées et de l'"expérience" des nouveaux.

Anthropologie
BRUNO ALMOSNINO: Toucher, s'affecter, éviter le contact, confondre: brèves notes sur des forces d'action et d'organisation en monde juif.

Les Mots de Bonnefoy
Mots Croisés de BERNARD BONNEFOY

Illustrations
LAURENCE GATTI

 

Coordonnées : Gruppen, 25 rue Saint-Jean d’Août, 40000 Mont de Marsan

contact@revuegruppen.com

site : www.revuegruppen.com

Lu 80 - Action Poétique, L’intégrale, N°s 207/208/209/210, Dernier numéro, DVD rom inclus-collection complète (1950-2012)

 Revue Action Poétique, L'intégraAction Poétique. Point d’arrivée en ce printemps 2012 avec retour envisageable vers le N°1 de 1958 et même promenade possible dans les limbes entre 1950 et 1957 grâce au précieux DVD rom qui accompagne la livraison de cet imposant numéro de près de 300 pages. Pour seulement 21 euros, ce numéro et avec tous les numéros numérisés de cette aventure unique dans l’histoire de la poésie de ces soixante dernières années. Unique car une revue poétique résiste rarement aux débats et aux tensions qui finissent par opposer les fortes personnalités de leurs animateurs. Il faut remercier aujourd’hui Henri Deluy d’avoir tenu la barre de ce vaisseau de haut bord dans les tempêtes des temps durant ces 60 dernières années.  Cette livraison est une promesse. C’est une richesse. C’est merveille de pouvoir aller à la rencontre de ce que l’on cherche et, chemin faisant, se perdre dans cette histoire de la poésie de la seconde moitié du XXe siècle - et pas seulement française mais internationale – car c’est toujours de l’étonnant que l’on rencontre. Oui, Action Poétique a joué ce rôle de découvreur, de lieu d’échange, d’espace polémique, de promotion de livres, de leurs auteurs comme des petits éditeurs qui cherchent à les diffuser.

 Ceux qui aiment la poésie non seulement d’ici mais d’ailleurs, de notre temps comme de ceux plus anciens, l’histoire des formes, les débats avec l’histoire – Rappelons que proche du PCF, Action Poétique sut toujours rester indépendant, prenons dès les années soixante la mesure du stalinisme - les enjeux de cette entreprise impossible mais toujours reprise de la traduction aimeront la diversité des textes réunis ici pour cette dernière livraison car défilent dans cette somme, selon le strict ordre alphabétique, tous les membres des différents comités de rédaction qu’a connu la revue, les morts comme les vivants, soit près de 80 poètes. Le lien entre tous ces hommes et ces femmes – de plus en plus nombreuses, les années passant mais qui ont toujours joué un rôle important dans la revue, pensons à Mitsou Ronat, Elizabeth roudinesco, Martine Broda… – Henri Deluy nous le donne dans l’entretien qu’il donne à Sandra Raguenet et qui ouvre le livre : « nous étions des lecteurs de poèmes, à l’infini» , des amoureux d’une poésie qui gardait à son horizon ce devoir dont Lautréamont définissait le but : la vérité pratique.

 Action Poétique s’éteint. Henri Deluy passe la main. « Viendront d’autres horribles travailleurs », gageons que la parole d’Arthur Rimbaud sera entendue !

 

 

 

 

 

Lu 79 - André Velter - Avec un peu plus de ciel (Gallimard)

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 Entrer dans un livre d’André Velter relève toujours de la mise en route. D’une sortie « des éclairs plein les poings / la tête à l’abordage », tant ils sont travaillés par un « futur intérieur », un « futur infaillible ».

 Avec un peu plus de ciel* ne déroge pas à cette mise en mouvement d’un qui ne « (sera) jamais à quai » dans la poésie telle qu’on peut en parler sans la vivre – Il faut lire la belle adresse à Antonio Machado depuis sa tombe où il tient, grâce à une boite aux lettres toujours en éveil, « table ouverte » par delà la mort et le temps, à Collioure. Et il la vit André Velter, la poésie. Au plus noir de leur écriture, ses poèmes gardent rythme, souffle et chant. Imaginez, vous êtes chez vous, vous lisez et la voix monte jusqu’à passer la barrière de vos lèvres tellement le désir de s’arracher au papier emporte les mots d’André Velter vers la parole à voix haute, celle qui fut toujours sa belle querelle. Monte aussi à la pensée de qui lit « entre les lignes / ce qui se décline en arpèges en énigmes » la sensation d’une lumière plus vive, celle soudaine d’un bleu revenu au plus incertain comme au plus sombre d’un ciel à basse fréquence.

 Avec un peu plus de ciel n’est ni un bloc de papier, ni un bloc de marbre mais bien l’œuvre d’un « alchimiste » qui transforme le sang – le sens au plus près ! – en mots comme l’autre « qui sait le prix du sang / à l’heure abrupte de Séville » quand sonnent les cinq coups dans l’après-midi entre les cornes des Mères disait Lorca.

 La poésie d’André Velter est une poésie dans laquelle le corps est engagé.  Si c’est «  à mains nues » qu’on affronte les parois, qu’on grimpe, qu’on « (escalade) la nuit » quand la nuit est la flèche de Notre Dame de Paris et qu’en toute illégalité, on va, « le souffle (faisant) corps avec le vide », « à la verticale de soi », c’est aussi « à mains nues » qu’on écrit, qu’on tâtonne sur la page où creuser la langue est – verticalité inversé – descendre au plus obscur de soi-même.

 La poésie d’André Velter est une poésie de coups de reins – « D’un simple coup de reins / j’ai dévié la mort » écrit-il – de contretemps, de suspens qui brisent ainsi le cours du dire et qui voient l’élan initial renaître comme si la source du mouvement était prise dans le mouvement lui-même, qui tirait vers le haut à l’aide de ces « mots funambules » qui font vibrer la corde du poème.

 Le corps qui monte comme le poème qui va s’écrivant sont tous deux arc tendu par deux forces de sens contraire. Si l’une tire vers le haut, l’autre tire vers le bas. Au point de rencontre, si le risque est celui de la chute, il est aussi la condition, dans « une éclaircie des muscles des os », d’un « sursaut hors de tout » jusqu’à « ce plus de ciel » sur quoi ouvre et le sommet et le poème. Ce sont là des moments où, flèche décochée, on peut sentir son « âme à la verticale ». Oui, André Velter a le sens de la verticalité. Il sait ce qu’il en coûte de se redresser, de se mettre debout et d’aller vers ces instants où, « grain de sable / dans le bec d’un oiseau », l’éternité vient sidérer le temps d’ici, ouvrant alors sur ce « réel inouï », cette plénitude d’être qui, débordante toujours, passe comme cet « un peu plus de ciel » dans cette nuit de Notre Dame de Paris, quand la nuit est toute la nuit et qu’elle « ne cache rien », qu’elle « ouvre son baiser sombre / son brasier d’étoiles filantes » comme dans ces « partitions funambules » que sont les poèmes où les mots « changent sans cesse / la texture subtile du monde ». Là, « à une corde près », détaché de tout, « tout est là qui n’attend pas ». « Présent et enfui / sous l’archet qui reprend ses errances ».

 Alors que les temps sont à l’asphyxie. Que l’on étouffe sous les mensonges, les vilenies, les mots dévalués ou perdus. Lire André Velter, c’est  prendre quelques grandes bouffées d’air – coups de vent, c’est coup d’âme ! - et respirer avec son cœur « dans une reprise de violoncelle. »

  *André Velter, Avec un peu plus de ciel, Gallimard, 10 euros


 

 

06/05/2012

Lu 78 - Serge Pey & Joan Jorda, Les poupées de Rivesaltes, Quiero éditions

Pey, Jorda, camps de Rivesaltes,poésie, peintureSerge Pey, l’homme de la poésie-action, des bâtons à parole levés contre toutes les injustices, tous les enfermements et Joan Jorda, peintre, sculpteur et graveur dont l’œuvre est toute emportée par la force d’une « révolte permanente » à l’égard du cours du monde. Tous deux catalans « retirés » à Toulouse. La « retirada », rappelons-le, fut ce moment du temps qui jeta les républicains espagnols sur les routes de l’exil et dans « les camps gardés par l’armée française ». La liste en serait longue, le titre choisi pour ce livre de dialogue entre un poète et un peintre évoque ce camp de Rivesaltes, en Roussillon, sur les barbelés duquel Serge Pey écrit que lui et Joan Jorda cousent des poupées, sous les yeux des soldats*.

 Pour faire tresse, il faut un troisième homme. Ce sera ici le metteur en pages des jeunes éditions Quiero, basée à Forcalquier (04), Samuel Autexier que je voudrais saluer pour cette mise en rythme qui du passé fait table mise pour la joie d’une cène athée, d’une « éternité / sans lendemain », celle de « l’anarchie qui est « la joie du poème » quand le poème est arrachement à la « doxa de l’idiotie intellectuelle », insoumission à la langue qui carapaçonne l’opinion, à la communication, cet ennemi le plus sournois » dont parlait René Char.

 Mise en rythme qui au moyen d’une typographie très originale, toute en noir et rouge, juxtapose le poème de Serge Pey, Les poupées de Rivesaltes à des textes et des lettres adressées à Joan Jorda sur la peinture, le poème et leurs enjeux, tout en faisant jouer ces mots avec les reproductions d’une vingtaine d’encres sur papier de Joan Jorda.

 Mise en rythme qui conspire contre la pétrification de la parole et libère le temps où peut s’entendre la voix de ceux qui ont « perdu la guerre et la république », voix des « vaincus qui ont eu raison » et qui fait que « leur défaite (sera) plus grande que leur victoire ».

 Il y a une colère rouge et noire dans ce livre. Elle court et se dresse dans les pages de ce livre, c’est celle de toutes nos « victorieuses défaites écrit Serge Pey.

 Il y a du désespoir dans les dessins et la peinture de Joan Jorda, œuvre toujours habitée par des êtres vivants, hommes/animaux aux corps douloureux comme il y  du désespoir dans les poèmes de Serge Pey, un désespoir qui sans espérance aucune fonde pourtant un espoir, celui d’un « présent éternel » et qui au bonheur préfère la joie qui éclate toute dans « l’éternité des moments ».

 Dans ce livre, le plaisir du texte et des images s’est fait corps.

 Ici, vous en verrez deux qui tapent du pied, l’un en écrivant ses textes qui seront proférés lors de telle ou telle mise en action ; l’autre en dessinant et peignant « ce qui reste quand on s’est débarrassé de tout ce qui est beau ».

 Ici, vous en entendrez deux qui s’efforcent encore et toujours de « trouver l’homme à l’intérieur de l’homme ». De quoi trouer l’actualité du moment, non ?

  * Serge Pey & Joan Jorda, Les poupées de Rivesaltes, Quiero éditions, 22 euros

 

 

 

 

 

Lu 77 - A propos de la revue Phoenix (Marseille)

Couv Phoenix-Mazo405.jpgMarseille, ville de revue de poésie ! A côtés de tant d’autres, il y avait eu après Les Cahiers du Sud de Jean Ballard, la revue Sud – d’autres ensuite et d’importance : Action Poétique, Manteia, docks, If…-  puis Autre Sud avec toujours une optique méditerranéenne nettement affirmée, voici aujourd’hui Phoenix*. Une revue renaît, gage de continuité mais aussi de renouveau. Dans son premier numéro, le conseil de rédaction affirme vouloir « servir la littérature vivante sans exclusive, dans sa vitalité et sa diversité (…) développer les échanges avec les autres littératures, les autres formes d’expression créatrice ».

 Son numéro de juillet 2011, N°3, présente un dossier rassemblé par Jean Poncet sur le poète Bernard Mazo. Et parce qu’il publie peu, attentif toujours à ce qui peut s’écrire ici ou là, il importe de lire l’entretien qu’il accorde à Jean Orizet et cette « parole retrouvée » qu’il nous offre accompagnée de quelques pénétrantes approches de Jacques Lovichi, Jacques Ancet, Lionel Ray, Max Alhau ou Abdelmajid Kaouah.

Le N°5, vient de paraître – André Ughetto a pris la relève de Jacques Lovichi. Ce numéro est consacré à Boris Gamaleya, poète réunionnais que le plein d’air voue  aux ciels troublés et troublants des îles. Ce « pèlerin de l’autre rive » écrit une poésie dont le la serait le silence. Ce numéro, après les études de Christophe Forgeot, Jacques Darras, Damien Lopez, Frédéric Werst, Thierry Bertil, Françoise Sylvos , se clôt par un entretien acousmatique avec Patrick Quillier.On « partagera » la voix de Joëlle Gardes et on ira voir éailleurs » pour entendre la « voix » de Jean-Marie Petit qui « écrit en occitan et se traduit lui-même ». A lire son Erbari, Herbier paru aux éditions Jorn.

* Phoenix, Cahiers littéraires internationaux, 4, rue Fénelon, 13006 Marseille

Tel : 0491313931 - Courriel : revuephoenix@yahoo.fr

 

 

 

Lu 76- Vladimir Maïakovski, L’amour, la poésie, la révolution, Traduction d’Henry Deluy, éditions Le temps des cerises

Maïakovski, DeluyHenri Deluy récidive*. Il nous redonne le grand poème de Maïakovski De ça (1923) qu’il avait publié aux éditions Inventaire / Invention, précédé de La flûte des vertèbres (1915), poème d’amour dédié à Lili Brik ; de J’aime (1921-1922) où l’amour brûle sans consumer le désir et son Lénine (1924) commencé avant la mort de celui-ci et achevé peu après où son attachement à la révolution bolchevique va de pair avec son refus d’un culte de la personnalité qui se met pourtant déjà en place .

 Quatre grands poèmes que Le temps des cerises réunit accompagnés d’une riche iconographie : reproductions de collages du constructiviste Rodtchenko et de couvertures d’éditions originales des poèmes de Maïakovski.

 Rien n’y fera : le vers de Maïakovski, comme il l’avait prévu, déchire encore « la masse des ans » et c’est une « arme ancienne / mais terrible » que, lecteurs, nous découvrons – lire et fouiller entretiennent bien des rapports ! Cette arme est celle des questions. De celles que l’homme ne pose pas mais qui ben plutôt le posent comme homme dans son humanité même. Ces questions sont celles par lesquelles Henri Deluy clôt son « adresse à Vladimir (II), Lettre ouverte à V.I Lénine aux bons soins de V.Maïakovski ». Ces questions perdurent par delà les statues, les momies, une révolution « qui va devenir le panier percé de la mort / ce que découvrent (les) archives » , pour celui qui dans une « adresse à Vladimir (I) », au mépris de toute chronologie, met son cœur à nu, laissant percer une tendresse que les années, les coups de l’histoire, ont quelque peu crispées ; après les déceptions, après « Marina l’autre poète », ces questions pour celui qui continue à écrire, qui signe Henri Deluy, sont toujours celles du poème et du communisme. Ces questions ne sont toujours pas réglées pour lui.

 Ces questions demeurent à l’avant de toute écriture. Ces questions ne sont pas de celles que posent une « commande pratique » mais relèvent bien de cette « commande sociale » qui est liée à l’existence « dans la société d’un problème dont la solution n’est imaginable que par une œuvre poétique ». L’enjeu alors n’est pas celui de l’actuel mais du présent qui se laisse entrevoir et difficilement nommer, présent qui ne trouve plus sa mesure dans le temps mais dans un avenir vers lequel le poème peut faiure signe.

 Oui, il faut lire ces « quatre grands poèmes épiques et lyriques » de Maïakovski, on y entend mugir encore « les coursiers / haletants / du temps ». Ils nous mordent toujours la nuque !

 *Vladimir Maïakovski, L’amour, la poésie, la révolution, Traduction d’Henry Deluy, Collages d’Alexandre Rodtchenko

 

Collection commun’art, Le temps des cerises, 22 euros

 

12/02/2012

Lu 75 - Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-Démolition, Editions de la différence

«  Non, je n’étais pas sous un autre ciel,

 cottron-daubigné,usine ksf,délocalisation,littératureprotégée sous une aile étrangère ;

 j’étais alors avec mon peuple,

 là où il était pour son malheur »

 Anna Akhmatova, Requiem

 

 

 

Il est des faits que les temps que nous vivons – toujours plus sombres, non ? -  lorsqu’ils surviennent et nous touchent prennent alors l’aspect d’une apocalypse . Tant qu’ils n’étaient que des  mots :  chômage , délocalisation , mépris , humiliation ,… leur violence passait au large dans les brumes des jours.  Et puis soudain tout devient clair. Et le malheur brille de toutes ses dents dont la pointe nous déchire alors.

 C’est alors qu’il nous faut trouver des mots, leur mise en rythme pour dire le désastre apporté par les jours que nous font les voyous déguisés en industriels. Patricia Cottron-Daubigné s’y essaie et y réussi dans ces Croquis-Démolitions. Proche des ouvriers de l’usine KSF par la géographie et le cœur, elle a vécu la tristesse, la honte de ceux qui « sont restés silencieux, en bleu de travail, dans les odeurs d’huiles et de dissolvants, avec des envies de pleurer ».

 Où les trouver les mots, quels noms donner qui réplique, qui fasse reprise de volée à « la violence de l’argent, du gain, du profit », à son cynisme quand les hommes se plient aux chiffres « 40heures par semaine, et travail le samedi, KSF, 46 000 000 euros de bénéfice en 6 mois et 380 licenciés et 200 déjà 2 ans auparavant ». A la violence même du lieu de travail, « du bruit et de l’enchevêtrement de métal et de l’odeur des liquides qui giclent partout et puent ». A la violence du travail quotidien dans « le gueuloir énorme des machines » - « 50 mètres de machines, on appelait ça une ligne » . A la violence de l’attente, celle des longs mois de lutte dans le brouillard des nouvelles parcellaires et contradictoires, celle du dépeçage petit à petit « 3 mois sans les noms » et puis « les noms les uns après les autres, on comprenait pas. Ça dégommait. Un vrai ball-trap. », avant que « la pelleteuse (vienne creuser) un énorme trou dans la pelouse, devant l’entrée des bâtiments », avant que n’ait lieu l’étrange danse macabre des ouvriers venant « (jeter) leur bleu dans le feu » pour « oublier KSF ».

 Oui, c’est un bien terrible livre qu’a écrit Patricia Cottron-Daubigné. Parler dans la colère, ce n’est pas seulement être en colère et lâcher des mots que porterait la colère, c’est s’ouvrir à cette colère de telle façon que ce soit elle qui fasse irruption dans les pages du livre, dans ses expressions embarrassées, ses syncopes, ses reprises, ses silences….Il fallait des « démolitions » du discours, ces coups portés à la langue apprise – celle-la même de ceux qui vous expliquent pourquoi il faut tout perdre – au récit, à sa logique. La culture est toujours le lieu du politique – Il l’oublie ! Voyez ces jours de campagne présidentielle déjà ouverte – la poésie définit un territoire de résistance. Il fallait cette prise en charge par un poète – et PCD l’est – il fallait cette écriture pour porter en terre d’oubli ces jours de lutte et dégager par là même un territoire de résistance à partir des traces d’un monde dont la voix économiste détruit dans le mépris les hommes.

KSF est désormais à Sopoh-Bulgarie , délocalisée, on dit et PCD écrit : « le roulement tourne, ce sera où demain, quelle misère plus noire auront-ils créée pour mieux l’user et nous aussi avec nos piscines et nos plus belles voitures que ».

 Il y a dans le tremblé doux de la voix de Patricia Cottron-Daubigné comme un abri offert aux révoltes à venir jusqu’à ce qu’enfin « l’homme compte pour homme » ainsi que le disait Henri Michaux et que « piétiné comme une route », il cesse enfin de « servir » à ceux qui passent, « fermes et sûrs » avec au bout de leurs laisses invisibles, court tenues, tous les chiens à gueule de néant de l’enfer terrestre pour un ailleurs où ils seront plus terribles encore.

 Je suis sûr que lisant Croquis-Démolition de Patricia Cottron-Daubigné « quelque chose comme un sourire (sera- passé sur ce qui autrefois avait été un visage » selon les mots d’Anna Akhamatova qui dans l’avant-propos de son Requiem parlait d’une de ces femmes qui faisaient la queue devant la prison d’une ville qui s’appelait alors Leningrad « dans les terribles années de la tyrannie de Iéjov ». Car, oui, PCD a su « décrire », nommer, évoquer cela, le malheur terriblement simple des humiliés. Et si ce ne sont des pleurs, ce sont des larmes qui tombent en nous. Sur ce qui reste d’âme tant par les temps qui sont les nôtres cet espace de langue est menacé d’asphyxie.