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29/12/2013

In memoriam Jean-Vincent Verdonnet

Jean-Vincent Verdonnet qu'une passion constante de la création, de l'écriture et de la lecture a porté, s'est éteint le 16 septembre 2013. Il est l'auteur d'une oeuvre poétique importante presque entièrement publiée aux éditions Rougerie. Si je ne l'ai rencontré qu'une seule fois - c'était à l'occasion de ma présentation de joë Bousquet aux journées de Rodez - j'ai rendu-compte ici ou là depuis 1984 - c'était à propos de Ce qui demeure (Rougerie) - de pratiquement tous ses livres. Il ne manquait jamais de me remercier de ce partage fidéle.

Deux, trois choses pour celui qui écrivait : "Chaque mot que tu as laissé / dans le coeur battant d'une page / t'empêche de mourir vraiment."

D'abord, ces trois échos:

- le premier de Robert Sabatier: "Lié à la terre, Verdonnet ne se contente pas de la chanter dans ses apparences, il lui arrache ses significations secrètes, il célèbre l'union du sol et du poème."

- le deuxième d'Yves Bonnefoy: "(...) vos poèmes, témoins d'une présence au monde qui est bien ce qui compte le plus aujourd'hui. Vous aidez la terre à continuer d'être, le langage à ne pas être seulement le gravat des mots dans ses retombées indifférentes"

- Le troisième de Georges-Emmanuel Clancier: "(...- l'un de nos meilleurs poètes, auteur d'une oeuvre importante et belle qui, depuis 1951, n'a cessé de s'affirmer et de rayonner par ses qualités toutes de discrétion et de profondeur."

-Le quatrième consistera en la reprise de mon introduction au dossier que la revue Friches de Jean-Pierre Thuillat  (Le gravier de Glandon, 87500-Saint Yrieix la Perche) lui avait consacré en son N°57 - hiver 1996-1997 :

 

Quand devient voix la lumière

 

 "Poème voix d'ombre appelant le lieu

s'ouvre et saigne le mystère"

 Jean-Vincent Verdonnet1

 

 

 

 

Nous sommes en montagne. Quelque part en Haute-Savoie, dit-on. C'est le moment où la saison échappe, entre douceur et vertige. Le soir tombe sur une ruine au bord d'un chemin. Quelques trembles bruissent, alentours. Un homme se tient dans ce qu'il reste de l'embrasure d'une porte. Adossé aux pierres, il brandit une lanterne sourde. Elle jette ses feux fragiles et obstinés contre la nuit qui vient, le froid qui monte et le silence qui gagne.

Tel m'apparaît Jean-Vincent Verdonnet à l'heure de l'essentiel, celle où la poésie "a sens bien loin de la littérature", quand elle atteste non seulement que "le langage (n'est) pas seulement le gravats des mots dans ses retombées indif­férentes" mais aussi et surtout qu'"il y a un monde en face de nous"2 .

 

*

On l'aura deviné, j'aime cette poésie. Je l'aime parce qu'elle me donne à entendre cette lumière qui vient de la réalité quand la troue le réel, ou pour le dire en des termes plus proches de ceux qu'utiliserait Jean-Vincent Verdonnet , quand l'invisible, l'inconnu ou l'indicible visite l'obscurité de notre ici et de notre maintenant.

Je ne voudrais insister ici que sur ce point: il y a, chez Jean-Vincent Ver­donnet, un savoir qui concerne le regard. Ce "passant qui s'attarde / de ruelles en enclos", de ruines en pierriers ou de prés en bois, sait regarder ce que la terre mûrit. Ce savoir porte sur une nécessaire désappropriation de soi, une pratique de la vertu d'éloignement.

Il s'agit de s'éloigner de nos yeux, tant ce n'est pas notre regard que nous habitons mais une étrange demeure préparée par une raison-architecte, bâtis­seuse de casiers où nous rangeons non les choses mais leurs effigies. Il s'agit de se quitter soi-même.

Deux modalités président à cette ouverture à la distance, cette "âme même du beau" selon Simone Weil. La première est le fruit de l'attente: ainsi, "on se dissout soi-même à regarder / la forêt qui s'enfonce / et disparaît sous les flo­cons". La seconde, le fruit de l'instant quand l'éternité s"abat soudain sur le temps et que, dans "une clarté de foudre", "s'épousent l'être et la vision". On n'opposera ces deux modalités qu'en apparence car que ce soit par identification à l'image que les choses ont fait naître en nous ou par saisissement par ce ton propre qu'ont les choses, quand un fugitif éclat de l'être les fait entrer en réso­nance avec la partie la plus vibrante de notre être, l'essentiel est bien cette sor­tie hors de nous-mêmes dans la mesure ou ce mouvement est garant d'une nou­velle qualité de présence au monde et à nous-mêmes. Abandonner cette ombre d'homme que nous sommes, traînant le bruit de chaîne de l'espace et du temps après nous comme ce qui nous permet de donner quelque coloration de vrai­semblance à l'illusion tenace que nous sommes quelqu'un, c'est imposer silence à ses yeux et retrouver ceux d'avant le savoir et son fatras de représentations toute-faites. Ce retour implique une véritable tourne du regard sur lui-même puisque regarder, c'est alors écouter et qu'écoutant, nous voyons.

Quand "les yeux se taisent pour entendre", qu'entendent-ils?

Rien de moins, note Jean-Vincent Verdonnet, que "l'univers entrer dans la feuille", soit le tout dans la partie. Disons-le, rien ne saurait y entrer qui n'y fût déjà! C'est d'un dévoilement dont il s'agit ici, et tout se passe comme si la partie n'était pas considérée comme un fragment du tout mais comme "le tout un peu", selon les mots de Joë Bousquet. Ainsi peut-on comprendre que ce soit toujours les signes les plus proches et les plus simples du monde - soit relevant de l'ordre des bruissements, comme ce 'tremblement d'une veilleuse", ou ce "grincement de portail", ou encore ce "murmure des sèves"; soit de l'ordre des "entrevisions" comme ces "roseaux sur la berge / ployés par les frissons de l'invisible", ou ce "jeu du jonc et du sable" qui "donne son ton au jour naissant", ou encore ce "vol de sauvagines"qui "(cherchent) longtemps la faille où la mémoire hiverne" - les signes d'un trois fois rien qui se trouvent privilégiés dans la poésie de Jean-Vin­cent Verdonnet.

Le presque rien toujours nous ouvre à l'essentiel. C'est lui qui devient tout lorsqu'il nous jette hors du ton sans ton du monde de nos fatigues, hors de cette tension morne et hébétée de la corde des jours, saturée de significations préé­tablies. C'est toujours le rien ténu d'une trace qui nous arrête au hasard du jour, ainsi de cette "barque de couleur qu'octobre / en chaque frondaison s'invente" et qui jeta "son ancre dans nos yeux".

C'est alors que nous y sommes! Nous y sommes quand l'ineffable d'une pure présence dont l'être ne dépend de rien d'autre que de soi impose la hau­teur de sa note. Ainsi s'anime une trace, en livrant son ton, soit son âme si l'on tient à rester proche de l'étymologie, soit encore ce vent qui la secoue et laisse rayonner sa lumière intérieure. C'est alors comme "une vibration " qui "persiste sur les choses", le temps du moins de cette consonance.

 

*

 

C'est sous la forme de l'émotion - Et on ne discutera pas ici pour savoir ce qu'il en est du point de vue définitionnel de ce terme, on se contentera d'entendre sous ce vocable le fait que parfois, et c'est alors soudainement, la vertu d'éloignement entre en nous et annule la dimension de pure extériorité dans laquelle s'agitait notre moi phénoménal - que l'instant suspend le cours de notre durée. Si c'est bien "la clé du temps que cherche Jean-Vincent Verdonnet, on peut affirmer que c'est dans l'instant qu'il la trouve. Mieux, que l'instant est cette clé qui permet d'ouvrir la porte du temps et entrevoir "le pays perdu", là où "renaissent les souffles".

L'instant est cet "embrasement", cette "clarté de foudre" qui permet d'"entendre se fêler le silence", ce qui, littéralement, est voir passer l'invisible, selon le principe de réversibilité que nous avons mis en évidence dans la tourne,

Avant de "(s'accomplir) dans l'éclair", "l'instant s'immobilise", note Jean-Vincent Verdonnet. Ce sera alors sur sa crête de flamme que l'on verra et entendra ce fugitif éclat de l'être, le temps d'une suspension miraculeuse dans la durée pure d'un moment d'équilibre. La "clé du temps" est ce qui se tient dans l'entre-deux en tant qu'il n'est ni l'avant, ni l'après de l'instant, soit ce moment où nous nous trouvons arrêtés en un pur suspens qui ne peut trouver de mesure que rapporté à l'éternité, comme si celle-ci, soudain "amoureuse des ouvrages du temps" selon les mots de William Blake, avait fondu sur l'ici pour le transir en un tremblé de pure lumière.

Tout s'agrandit au brasier de l'instant, tout - et ce jusqu'à "nos ruines" - se trouve transfiguré, comme si "(palpitait) en sa grâce  intacte / la candeur du premier matin", juste avant que l'unité ne se déchirât.

Mais aussi tout va très vite. Accompli, l'éclair rend le monde à sa nuit. Le proche et le lointain s'écartent, ici se ferme à l'ailleurs qu'il relégue au plus loin.

"La clé du temps" est perdue à nouveau.  Sous les cendres, avant que le vent noir de l'existence ne les disperse, les brandons de quelques mots furent dépo­sés. D'eux, nous ne saurons que ce pour quoi ils se donnent, un jour, sous la forme des premiers mots d'un poème "polis par la patience / des varlopes de mille hivers". Ces mots et ceux qu'ils traînent derrière eux, le poète va les dres­ser, dans l'horizon de visibilité du poème, afin de donner, en "une parole à la foudre apparentée", visage à ce jeu du monde où l'être ni n'apparaît, ni ne dispa­raît mais transparaît de manière incessante comme s'il venait là respirer.

Comme "l'air est poreux à l'inconnu", les mots de Jean-Vincent Verdonnet le sont aussi, tant ils sont irrigués par cela qu'ils ne peuvent saisir, cela qui par capillarité remonte, cela qui explique que sa poésie nous donne moins accès à ce que l'on peut voir du monde qu'à ce qui monte du fonds obscur des choses.

De même que pour que le regard tourne à l'écoute et l'écoute à la vision, il faut que "l'oubli de soi triomphe / dans le ballet de la lumière", de même le poème de Jean-Vincent Verdonnet n'est lisible, vraiment, que si la même tourne opère, c'est-à-dire si nous savons nous retenir de projeter notre moi imaginaire et ses constructions préformées sur ses "traces justes", sur son "espère"; si nous savons pratiquer cette pudeur de l'éloignement qui sait se tenir suffisamment en retrait pour qu'à partir de l'appel créé par ce mouvement même, les mots du poème nous arrivent et que ce soit à partir des yeux qu'ils auront ouverts en nous que nous le lisions, ce qui sera l'écouter, soit l'entendre en propre.

Cette parole qui sait que "le chemin toujours / devance nos pas", nous l'aimons, on le comprends mieux peut-être maintenant, parce qu'étant "la voix de tout ce qui se tait", elle entretient les marcheurs que nous sommes, tourmen­tés par l'infini, toujours en exil d'eux-mêmes, dans cet espoir que "retrouver / la piste perdue" est possible, ainsi suscite-t-elle toujours "l'espace d'un nouveau départ".

 

*

Sans lâcher sa lampe-tempête, l'homme s'est enfoncé dans la nuit. Il tient sous la sauvegarde de son halo "ce qui n'est plus très loin / mais ne saurait se révéler", jamais. En confiance, suivons-le. A la trace.

 

 

 

 


1 Où s'anime une trace (1976-1979), Tome II, Rougerie, 1996. Le premier tome, regroupant les recueils publiés entre 1951 et 1979, a paru en 1994. Deux autres devraient suivre. La plupart de nos citations sont extraites de ces deux volumes ainsi que de Ce qui demeure (Rougerie, 1984), Fugitif éclat de l'être (Rougerie, 1987), A chaque pas prenant congé (Rougerie, 1992) et A l'espère tu me rejoins(Rougerie, 1996).

2 Lettre à Jean-Vincent Verdonnet d'Yves Bonnefoy du 10 mai 1977, publiée dans La Sape, N°8_9, spécial Jean-Vincent Verdonnet, 1985.