08/01/2009
Lu 33 - Du rouge aux lèvres (Haïjins japonaises)
Ce qui plaît en général dans le haïku, c’est son trait, soit l’aigu d’une brièveté qui a force d’évidence. Plaît ce quelque chose qui traverse ce peu de mots vers les choses du monde dans leur frémissement, leur vacillement, leur légèreté. Quelque chose qui ouvre ces mots à l’espace même de l’énigme de cette présence, de ce souffle qui caresse les yeux. Et passe – 5/7/5 – dans ces trois vers :
« beni soita kuchi mo wasururu shimizu kana
Je bois à la source
Oubliant que je porte
Du rouge aux lèvres »
Ce haïku de Chyo-ni qui vivait au XVIII donne son titre à l’ anthologie bilingue élégamment présentée que publient les éditions de La Table Ronde, Du rouge aux lèvres, Haïjins japonaises (21 euros). Makoto Kemmoku et Dominique Chipot ont ainsi choisi et traduit quelques 40 haïjins japonaises. Et telle est bien l’originalité de ce livre ! Forts des quelques grands livres parus sur le haïku – Et je pense à celui paru chez Fayard en 1983 et réédité récemment dans la collection Points-Poésie du Seuil dont le texte français est de Roger Munier et la préface d’Yves Bonnefoy et à l’Anthologie du poème court japonais de Corinne Atlan et Zéno Bianu en Poésie/Gallimard – on a toujours tendance à réduire la pratique du haïku aux noms de quelques grands maîtres : Basho (1644-1694), Buson (1715-1783), Issa (1763-1827), Shiki (1866-1902). Ce faisant, on oublie les hajins, ces poètes femmes à qui cette anthologie aujourd’hui rend justice. Elle laisse également entrevoir, d’une part, cette seconde branche du haïku qui tourne ses feuilles vers le quotidien et les gestes qui lui donnent sens jusqu’à réserver un chapitre aux haïkus de la bombe atomique, à côté de celle toujours présente bien sûr des choses comme elles chantent dans le cours des saisons. Et, d’autre part, combien la pratique du haïku est aujourd’hui particulièrement vivace chez les poètes femmes japonaises. Ainsi de Ayaka Sato, née en 1985, dont ce poème termine le livre :
« tachiuo ya toki kikari o hanekaeshi
une ceinture d’argent
reflète la lumière
lointaine. »
(Note parue dans le Patriote Côte d'Azsur du )
19:19 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, poésie
07/01/2009
Turbulence 26 - Où la poésie?
Oui, où? Ces jours de sang et d'injustice, à Gaza, où?
Me reviennent les paroles de Juan Gelma qui dans son discopurs à Madrid lors de de la réception de son Prix Cervantès 2007, devant le Roi d'Espagne Juan Carlos, déclara: "Voici la poésie : Debout contre la mort!"
20:26 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poèsie
Balise 38 - Paul Celan à René Char (1962)
"Voyez-vous, j'ai toujours essayé de vous comprendre, de vous répondre, de serrer votre parole comme on serre une main; et c'était, bien entendu, ma main qui serrait la vôtre, là où elle était sûre de ne pas manquer la rencontre. Pour ce qui, dans votre œuvre, ne s'ouvrait pas - ou pas encore - à ma compréhension, j'ai répondu par le respect et par l'attente : on ne peut jamais prétendre à saisir entièrement - : ce serait l'irrespect devant l'Inconnu qui habite - ou vient habiter - le poète; ce serait oublier que la poésie, cela se respire: oublier que la poésie vous aspire. (Mais ce souffle, ce rythme - d'où nous vient-il ?) La pensée - muette- et c'est encore la parole, organise cette respiration; critique, elle s'agglomère dans les intervalles: elle dis-cerne, elle ne juge pas; elle se décide; elle choisit: elle garde sa sympathie - elle obéit à la sympathie. "
Extrait d'une lettre de Paul Celan à René Char du 22 mars 1962, cité par Andréa Lauterwein, in Paul Celan, édition Belin,
12:30 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, poésie
06/01/2009
Lu 32 - Georges Bataille - L'archangélique et autres poèmes
Georges Bataille poète ?
On pensait que l’auteur de L’érotisme, du Bleu du ciel, de L’histoire de l’œil, de Madame Edwarda, l’homme du Collège de sociologie et de La part maudite, de La Somme athéologique qui regroupe L’expérience intérieure, Le coupable et Sur Nietzsche, bref l’inclassable, tout à la fois romancier, essayiste, philosophe, sociologue, ethnologue, penseur religieux… qui n’écrivait peut-être que toujours la même chose à propos de champs aux objets spécifiques, cet homme toujours sulfureux n’avait que dégoût pour la poésie !
On se souvient de ses polémiques avec André Breton à propos du surréalisme, de l’accusation d’idéalisme qu’il lui portait alors et de son livre de 1947, Haine de la poésie.
Mais on avait peut-être oublié l’épisode de Carpentras entre mai 1949 et juin 1951, années durant lesquelles, Georges Bataille, bibliothécaire à Carpentras, renforcera ses liens avec René Char, liens datant de 1946 alors que dans la revue IIIème convoi, il dédie à René Char sa suite d’aphorismes, Apprendre ou à laisser.
On avait peut-être oublié cet Archangélique que Bernard Noël nous avait donné à lire en 1967 au Mercure de France et qu’il reprend aujourd’hui dans la collection Poésie/Gallimard, augmenté « d’autres poèmes » et d’une préface, Le bien du mal, si éclairante à partir de la lumière qui émane des questions qu’il nous offre à méditer, la moindre n’étant pas que « la poésie (soit) le contraire de ce qu’annonce le mot qui la désigne » !
On avait oublié que cette expression si souvent citée aujourd’hui encore, Georges Bataille l’avait très vite trouvée obscure. C’est que c’est moins le poème qu’il entendait contester – poème en lutte contre lui-même, sacrifiant ce qu’il pourrait y avoir de poétique en lui – que cette tentation du lyrisme où il est toujours menacé de se complaire ; aussi il lui substituera, quelques années plus tard, en 1962, le titre « L’impossible », manière de faire signe vers « ce qui restera hors d’atteinte », hors explication, irreprésentable et qui cependant reste l’orient de toute littérature et de cette poésie qui est « le contraire de ce qu’annonce le mot qui la désigne ». Révolte dans la langue à partir du désir et de la mort en vue d’une vérité qui serait « représentation de l’excès ».
Or l’excès n’est pas médiatisable. Il ne saurait loger dans les mots. Les articulations du langage les assèchent. Les poèmes de L’archangélique sont marche forcée dans l’impossible. Déchaînement, délit, crime : « le couteau du boucher dans la langue (belle, noble, élevée), écrit Michel Surya dans son Georges Bataille, la mort à l’œuvre (Gallimard, 1992).
A la voie icarienne surréaliste, à son « signe ascendant », Georges Bataille oppose le creusement de la « vieille taupe » entre pierres, racines, vieux os et vers. Là où ça peut germer !
D’aucuns saluaient en l’animal aveugle, la révolution.
C’était hier . Et c’est demain !
(article paru dans le Patriote Côte d'azur du )
19:56 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, poésie
13/12/2008
Balise 37 - S'entretenir
N'oubliez pas Le quart livre! N'oubliez pas à propos des "paroles gelées" ce que Pantagruel répondit à Panurge: "Donner parolles estoit acte des amoureux"!
19:35 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, poésie
Voix du Basilic - 28 entretiens conduits par Alain Freixe
Dans leur collection Voix d'écrits, les éditions de l'Amourier viennent de faire paraître ces Voix du Basilic. Il s'agit de donner à lire les entretiens qu'en l'espace de 10 ans j'ai pu mener avec 28 auteurs des éditions de l'Amourier:
Olympia Alberti, Marcel Alocco, Marie Claire Bancquart, Jean-Marie Barnaud, Daniel Biga, Serge Bonnery, Michel Butor, Michel Cosem, Daniel De Bruycker, Charles Dobzynski, Colette Deblé, Sylvie Fabre G., Claudine Galea, Michaël Gluck, Bernadetre Griot, Werner Lambersy, Henri Maccheroni, Jean MailIanJ, Anna Prucnal, Marcel Migozzi, Martin Miguel, Raphaël Monticelli, Bernard Noël, Florence Pazzottu, René Pons, Leonardo Rosa, Paolo Ruffilli, Fabio Scotto, Michel Séonnet, Yves Ughes, Martin Winckler.
On peut commander l'ouvrage (25 euros) sur le site des éditions : amourier.com
Pour ceux qui l'ignoreraient le Basilic est la gazette que publient 3 fois par an l'Association des Amis de l'Amourier. Ces 8 pages sontdiffusées à 1800 exemplaires en France et à l'étranger. Animal mythologique, plante méditerranéenne, que sais-je encore...notre Basilic est mode d'approche de ce qui est en jeu dans la littérature et la poésie, espaces de vie, d'expression et d'expérimentation. Si vous souhaitez le recevoir, envoyez vos adresses postales à mon adresse mel.
19:04 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poésie
Hans Freibach - Lalla des vestiges (à propos de Désert de J.M.G. Le Clézio
( Mon ami Hans Freibach vient de me communiquer ce texte sur Désert de J.M.G. Le Clézio. Ce texte avait été publié dans la revue Aporie que dirigeait depuis Revest-les-eaux dans le Var, Jean-Claude Grosse. C'était en 1988.
Rappel:
D'Hans Freibach, on lira dans nos Archives:
- en novembre 2006: Du verrou à la clé (une réflexion sur la question du lieu en poésie)
- en décembre 2006: Les beaux chemins de Philippe Jaccottet )
Lalla des vestiges
« La philosophie n'a plus qu'une tâche : accuser partout l'occupation des lieux par la soldatesque. C'est de cela que nous mourons.» Ainsi parie Michel Serres.
Ailleurs, commentant le livre de Robin Clarke, La Course à la mort, il nomme « Thanatocratie » le gouvernement de ces forces qui nous dominent, depuis Hiroshima : instinct, ou claire décision du politique, ce sont des forces de mort.
Ailleurs encore, comme Girard et quelques autres, il suit, en amont, et jusqu'aux origines, la trace de ces conduites sacrificielles qui installent le pouvoir sur d'horribles offrandes.
Al’origine, nous les hommes, avons toujours su trouver des raisons pour tuer. Et nous, en Occident plus peut-être encore que les autres, nous qui possédons, comme les autres, cette arme imparable, l'argent, mais nous qu'inspire cette âme pervertie, lucide et raisonnante toujours, qui a son siège dans nos yeux : peut-être, oui, n'ayant jamais su regarder en vérité, avons-nous le regard qui tue ; le regard « qui ment ».
C'est tout cela que dit Désert, et plus encore. Car on doit bien se demander, fermé le livre, s'il ne faut pas modifier la formule de Serres. Dire « c'est de cela que nous mourons » ne suffit plus. Peut-être faudrait-il dire : « c'est de cela, de l'occupation violente du monde, que nous sommes morts », nos yeux, définitivement, étant aveugles.
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18:35 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature
10/12/2008
Lu 31: Gaston Puel - L'âme errante et ses attaches
L’âme errante fut publié au Dé bleu en coédition avec Le Noroît en 1992. Dans L'âme errante & ses attaches que publie quelques quinze ans plus tard les éditions de l'Arrière-Pays (15 euros), Gaston Puel revisite son ancien livre et hormis quelques corrections de détail, une suppression ou autre, rien de bien notable.
Rien, sinon notre joie de lecteur de retrouver un texte aimé. Et le voir repris par son auteur comme amoureusement c’est en soufflant qu’on ravive les couleurs d’un objet aimé qu’on croyait perdu et qu’on retrouve d’une manière inattendue.
Rien de notable donc. Si ce n’est, et c’est l’essentiel, que l’homme-de-Veilhes a touché à sa composition. L’architecture du livre en est changée comme l’indique avec justesse le titre. Gaston Puel a regroupé dix-neuf poèmes de son livre de 1992 pour en faire « dix-neuf attaches » autant d’agrafes pour cette « âme » qui entre mémoire et parole demeure « errante ».
A la vilaine voix qui dirait que finalement il n’y a rien là de nouveau, j’opposerai la protestation de Pascal affirmant haut et fort « mais la disposition des matières est nouvelle ! ». Il est vrai que cela change tout !
Cette nouvelle économie du texte mais en évidence ces dix-neuf poèmes non seulement comme ensemble qui donne sens à ces fines terres des poèmes qui les précèdent, ensemble divisé en trois parties : « L’invivable ; La vie émiettée ; La nuit plus loin ». Mais encore comme ce qui nous attache au monde jusque dans sa finitude, qui nous assure de notre « lien mortel » avec la terre dans toutes ses déclinaisons, ainsi retrouve-t-on les figures aimées du scarabée, du rouge-gorge ; du merle ; des ormeaux, des collines… Et enfin comme ce qui met en évidence ce vent du désir, « souffle d’énigme et d’évidence » qui vient raviver le texte jusqu’à le rendre à sa fraîcheur première.
Dès lors que peut-on faire d’autre que d’accepter ce remuement auquel il se prête ? Je suis heureux de retrouver la poésie de Gaston Puel sous sa forme d’ « art des nuages », métaphore d’une création sans clôture, sans fin ni finalité, ouverture sur l’ouvert et n’en désignant jamais que l’ « insaisissable présence ». Ce vent de poésie pousse au devenir, à la série infinie de transformations infinies, élan perpétuellement renaissant.
Il faut lire Gaston Puel comme il regarde les choses du monde - le rouge-gorge, par exemple – d’un « regard vrai ». Cela « rend l’âme légère ». Revient alors l’espoir, cette « grâce de recommencer ». Et donc de poursuivre. Homme debout sous les coups du dehors.
C’est cela que l’on entend dans les poèmes de Gaston Puel, cette voix de l’espoir qui sait acquiescer au temps comme il vient, qui nous délie, nous brasse, nous fait gerbes. Cette voix de l’espoir vient d’où vient le vent et qui souffle entre les attaches que nous offre le monde, elle est l’âme errante qui hante le poème.
© Alain Freixe
20:10 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, littérature
Lu 30: En présence...de Bernard Noël
En présence... que publient les éditions de l'Amourier dans leur collection Voix d'écrits (30 euros) est un livre d’entretiens de Bernard Noël avec Jean-Luc Bayard auquel est joint le DVD d’un film réalisé par Denis Lazerme, En présence d’un homme, tourné à propos du livre géant que Bernard Noël a réalisé avec le peintre Geneviève Besse et le sculpteur Olivier Seguin pour la maison Rabelais à la Devinière.
Jean-Luc Bayard parle volontiers de voyage à propos de ce projet : voyage dans une vie de création, traversée du temps de la vie d’un homme qui fait surgir aussi bien le passé que ce que ce que l’on pourrait faire si l’on croyait à l’avenir mais voilà si l’on est bien en présence d’un homme – et les questions de Jean-Luc Bayard n’y sont pas pour rien tant elles cherchent moins le renseignement, les anecdotes qu’à se joindre au propos par où s’affirme une solidarité entre questionneur et questionné- c’est que l’homme y est au présent !
Vous ne trouverez dans ce livre ni inventaire, ni somme, ni un Bernard Noël empaillé au passé, ni un Bernard Noël ennuagé de futur, soucieux à mourir de son œuvre !
Le poète Bernard Noël – et c’est là à mon sens la grande leçon de ce livre – s’efforce d’être moins poète et toujours plus homme. Un homme que « l’écriture engage gravement », un homme ouvert dans sa division, toujours rendu à ce qui le dessaisit de toute prise et le jette au présent sur les routes où écrire désespère certes dans le présent des mots tant il sait ne pouvoir sauver le vif mais qui d’un autre côté s’offre comme la seule voie possible où poursuivre jusqu’à ce qu’arrive la fin avec pour moteur un désir, inventeur de chemins, et une soif qui ne peut s’étancher que dans de nouvelles fièvres. Un homme que toujours quelque chose pousse dans l’inachevé, le vouant à l’interminable, dimension ouverte par la désertion des noms en lieu et place de Dieu, « vide vivant » dirait Jacques Dupin, vide germinatif où naît le vent qui anime la traversée. L’impossible traversée. Pour que ce soit « la fin qui signe ». Un homme au “non” résistant qui sait que “c’est la guerre”, “guerre avec la société dans laquelle nous vivons. C’est la guerre de continuer à écrire. C’est la guerre de ne pas se plier au commerce, à la consommation”. Un homme pour qui “la poésie est le foyer de résistance de la langue vivante contre la langue consommée, réduite, univoque”, poésie qui ne seprend jamais les pieds à ses propres miroirs. Un homme engagé en tant qu’écrivain moins par les sujets de ses textes que par son engagement dans l’écriture, engagement grave du côté de la vie.
( Article publié dans le Patriote Côte d'Azur du 17-23 octobre 2008 )
19:36 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, littérature
Turbulence 25 - Sécurité quand tu nous tiens...
Ceux qui nous gouvernent surfent sur la peur. Mauvaise vague! L'asphyxie menace. On entend ramener la psychiatrie à ses heures les plus sordides; on fouille au corps ici ou là; on arrête sans ménagement un journaliste; on fait donner les chiens : dans les "jungles" autour de Calais mais aussi dans un établissement scolaire du Gers; on accuse de terrorisme sans discernement...Faut-il continuer le tas? Les libertés publiques sont bafouées. Et l'inhumain progresse. Même plus en douce! Le tournant vers un ordre nouveau semble s'amorcer. Vigilance!
19:12 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (0)
Balise 36 -
N'oubliez pas ces mots de Al-Mutamar Ibn Al-Farsi, poète soufi de Cordoue (1118-1196):
« Les émissaires qui frappent à ta porte, c’est toi même qui les as appelés et tu ne le sais pas. »
18:53 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : poésie, littérature
Lu 29: Alvaro Mutis - Et comme disait Maqroll el Gaviero
Vous aimez les histoires ? Les romans ? Les romans latino-américains, cette littérature de ports perdus et misérables des Caraïbes avec leurs perroquet criards, leurs crocodiles furtifs, ces brumes sur les fleuves, cette humidité dévastatrices, ces personnages typiques - femmes dangereuses, hommes interlopes - pris dans un univers animiste et primitif, popularisés par Gabriel Garcia Marquez ? Alors vous avez sûrement aimé la saga narrative d’Alvaro Mutis, les aventures et tribulations de Maqroll et Gabiero : La neige de l’Amiral, Ilona vient avec la pluie, un bel morir et suite à ce tryptique, La dernière escale du tramp steamer, Ecoute-moi Amirbar, Abdul Bashur, le rêveur de navires et le rendez-vous de Bergen, tous publiés chez Grasset et tous tournant autour de ce personnage Maqroll et Gabiero, marin aux aventures terrestres,homme de vigie, veilleur aux confins, arpenteur des frontières, familier des précipices…figure même du poète.
Il n’est pas inutile de savoir que tous ces romans sont comme des excroissances de la poésie d’Alvaro Mutis, qu’ils sont sortis de son œuvre poétique, celle-là même que la collection Poésie / Gallimard nous donne aujourd’hui à lire avec ce volume Et comme disait Maqroll el gaviero. En effet, Alvaro Mutis est le poète qui contribua à sortir dans les années cinquante la poésie colombienne d’un lyrisme traditionnel, prisonnier de vers à la structure et au rythme convenus sous l’influence conjuguée du surréalisme et de Pablo Neruda.
Dès 1953 avec Les éléments du désastre, l’univers poétique d’Alvaro Mutis est en place, univers de désespérance où terminer importe peu, où il faut toujours poursuivre avec l’échec pour aiguillon . Le personnage de Maqroll et Gabiero en occupe déjà le centre nerveux. Il y tient la place du conteur : « Il déversait sur ses auditeurs la mélancolie de ses longs voyages et la nostalgie des lieux qui étaient chers à sa mémoire, et dont la distillation lui donnait la raison de sa vie ». Celle aussi de l’errant, toujours battu mais jamais abattu dont le désespoir n’est jamais un renoncement à vivre tant il tient de partout à la « réalité rugueuse » d’ici-bas mais force levée contre le monde et son cours.
Il est une figure de la poésie, celle qui ne vit que du désir et de la mort, forces qui la soulèvent et la dressent, l’adressant à l’autre de tout lecteur, celle qui se tient dans « l’imminence d’une révélation qui ne se produit pas » selon l’affirmation de Borgès, attente de ce miracle entrevu quand l’âme est invitée à la fête des sens ; la même qui rend ses amours transparents et libres avec Flor Estevez , Ilona, Ampara maria ou Dora estella ou qui préside à ces rencontres improbables avec ce qui en lui attend « l’effondrement de son être » dans les gorges d’Aracuriante par exemple ou ce sentiment de plénitude où « tout (serait) accompli pour lui » comme dans une rue de Cordoue, moments où « échapper au trafic des ports et de l’étoile toujours contraire de son errance insasiable », moments où s’opère un changement intérieur lui permettant de gagner en lumière, en lucidité.
Les routes du gabier sont géographiques, elles s’enfoncent dans le continent américain mais enlacent aussi bien les autres continents et les peuples d’Europe, d’orient comme du Moyen-Orient. Spatiales, elles sont aussi temporelles. Sur les routes de Maqroll, le passé et l’histoire sont présents. À ces routes du monde et de l’histoire, Alvaro Mutis ajoute les routes du sacré tant il sait mêler approche rationnelle et approche mythique du monde. Si l’âme est ce qui se joue entre les mots, les routes de Maqroll et Gabiero, en la poésie, cette propédeutique aux romans, sont routes de l’âme. Routes qui jamais ne sont de simples moyens mais toujours fin en elles-mêmes. Comme pour Antonio Machado : « caminante, no hay camino / se hace camino al andar ». Marcher fait le chemin. En route !
© Alain Freixe
18:50 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie