30/09/2006
Alain Freixe & Anne Slacik – Arbres et neiges, l’hiver
Les Cahiers du Museur ont assuré l’édition originale non paginée de ce texte manuscrit par Alain Freixe et accompagné de 6 peintures d’Anne Slacik sur 5 feuillets d’Arches de 270g.
La vignette originale de couverture est de Martin Miguel. L'ouvrage est présenté sous un étui toilé violine de format 20x28cm sorti des ateliers À fleurs de peaux de Claude-Adélaïde Brémond en 2005.
Les 13 exemplaires sont tous signés au colophon par l’auteur et l’artiste.
Prix unitaire de 450 euros
A propos d'Anne Slacik:
Anne Slacik est née à Narbonne (France) en 1959. Elle vit et travaille en région parisienne et dans le Gard.
Très nombreuses expositions personnelles et collectives en France et en Europe . Son oeuvre est présente dans quantité de collections publiques . Anne Slacik a travaillé avec beaucoup d'auteurs. Sa collection des livres manuscrits-peints compte plus de 120 titres. Une véritable "constellation"!Elle a publié une quarantaine d'ouvrages chez Fata Morgana, Aencrages, plus récemment chez André Benoit éditons...
Dans un entretien avec Benoît Lecoq, conservateur du Carré d'art à Nîmes, elle déclare : "je suis un peintre qui fait des livres. On peut les appeler « Livres de peintre », en reprenant la définition de Tériade qui récusait le terme de « livre illustré », puisque le livre de peintre est un livre qui engage entièrement le peintre. Pour moi, le texte n'est pas au second plan. Il doit y avoir rencontre ; on ne sait qui est au premier plan, qui a commencé : l'un est le support de l'autre. Même si l'idéal du livre réussi est toujours à venir, on peut tenter de croiser les choses au point qu'on ne puisse plus les dissocier. Ceci dans la plus grande liberté. Mais il n'y a pas de fusion pour autant. La rencontre est un jeu autrement subtil et difficile."
"Quelques auteurs ont voulu donner à leur écriture un élan ou des inflexions plastiques : ils ne réussissent qu'à montrer l'impuissance de notre alphabet à devenir visuellement expressif. Seuls, les auteurs américains le font au moins avec naturel. Mais sans doute le problème n'est-il pas de donner à notre graphie une allure qui n'est pas dans sa nature : à quoi bon ? Puisqu'Anne Slacik réussit à faire du livre peint l'espace révélateur de l'évènement poétique."
Bernard Noël
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29/09/2006
Alain Freixe & Maria Desmée – Comme on tombe amoureux
Texte d’Alain Freixe manuscrit par l’auteur accompagné de 2 gravures et 3 peintures de Maria Desmée. Publié dans la collection à la main petit format des éditions L’Attentive en 2006 sur Vélin d’Arches et sous couverture rempliée ornée d’une vignette de Maria Desmée. Format 17,20 x 22cm.
Prix unitaire : 230 euros
A propos de Maria Desmée:
Maria Desmée est née en roumanie en 1952 où elle fait des études d'art et de littérature. Peintre et graveur, elle vit et travaille en France de puis 1982. Nombreuses expositions en France et aux Etats-Unis, participations à des salons, collaboration à des éditions de livres avec des poètes qu'e'lle accompagne en image.
Gilbert Desmée a écrit à son propos : "La peinture de Maria Desmée est non-figurative, mais loin d'une abstraction, elle nous parle de feu, de roche, de faille, de fusion, d'arrachement, de pénétration, de rencontre, d'émotion, de sentiments, d'infimes moments de vie et, naturellement, de l'être dans ce qu'il a de pénétrant, de sa faiblesse, de sa grandeur, de ses incohérences, de ses désirs et de ses jouissances."
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Alain Freixe & Martin Miguel – Dire Non
Poème d’Alain Freixe manuscrit par l’auteur sur une prise au noir de Martin Miguel sur une feuille de papier dessin blanc à grains de 224 g/m2, pliée en quatre au format 11,5 x 29,7 cm.
Ces 36 exemplaires, présentés sous jaquette papier calque , sont signés au colophon par le poète et l’artiste.
Prix unitaire : 65 euros
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Balise 5
"La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce?"
René Char
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28/09/2006
Alain Freixe & Martin Miguel - Temps disjoint
Poème d'Alain Freixe en regard d'un bâti courbe de béton, suie et huile de lin de Martin Miguel. Présenté dans un encadrement en bois naturel de format 30 x 30 cm. Réalisés en 2006, les 33 exemplaires sont signés au colophon par le poète et l'artiste.
Prix unitaire: 500 euros.
A propos de Martin Miguel:
« Né le 14 février 1947à Nice, Martin Miguel a fait ses études à l'Ecole des arts décoratifs de Nice. Renvoyé en même temps que Dolla et Maccaferri et pour les mêmes raisons, il passera son diplôme aux Beaux-arts d'Aix-en-Provence. Dès son retour du service militaire, en 1968, Miguel travaille avec Alocco, Dolla et Maccaferri et se retrouve avec eux dans le groupe INterVENTION. Puis il fonde le Groupe 70, avec Charvolen, Chacallis, Isnard et Maccaferri. Le travail de Miguel s'oriente dès le début sur des préoccupations de mise en espace jouant sur le manque ou la rupture, et dans lesquelles les objets et outils de l'art ne sont jamais pris comme données évidentes. Outils, supports, pigments, modèles sont à la fois ce dont le peintre se sert pour construire les objets plastiques et ce que les objets lui permettent de construire. Ainsi de "L'Espace mental" de 1968 construit autour d'une découpe et d'un vide, aux montages de peinture et béton bâtis autour de fragments d'encadrements de portes et de fenêtres de ces dernières années, son travail creuse l'une des problématiques en raison desquelles s'étaitconstituéleGroupe70. » Raphaël Monticelli
« L’œuvre de Miguel est une source de poésie : elle crée, à l’intérieur de nos discours habituels, des trouées ou des absences que nous devons apprendre à combler » Raphaël Monticelli
Retrouvez Martin Miguel sur le site amourier.com
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26/09/2006
Alain Freixe & Yves Picquet - Et ce n'est rien la pluie
Et ce n’est rien la pluie
Edition originale – non paginée constituée de 6 feuillets en triptyque
Texte de Alain Freixe - huit peintures de Yves Picquet
14 exemplaires sur vélin d’arches 250 g.
Présenté dans un étui réalisé par les ateliers Dermont Duval. Format 16,5x19,5 cm.
Tous les exemplaires sont signés au colophon par le poète et le peintre
Année d’édition : 2006
Prix unitaire : 425 euros
A propos d'Yves Picquet:
Parallèlement à son travail d'artiste peintre, Yves Picquet poursuit une activité d'éditeur à l'occasion de rencontre avec différents poètes, peintres et musicien.
En 1982, naissent ses premiers livres d'artistes, réalisés pour la plupart en sérigraphie y compris le texte.En 1986, il crée les Editions Double Cloche ; nom volontairement provocateur, emprunté à un format de papier. A ce jour, il a réalisé une trentaine d'ouvrages avec des artistes tels : Jacques Ancet, Françoise Ascal - Gilles Baudry – François Béalu – René Depestre – Pierre Dhainaut - Joël Frémiot - Alain Freixe - Gaston Jung - Emilienne Kerhoas - Werner Lambersy - Luc Larmor - Gagriel Le Gal - Jean Picquet - René Pons, François Rannou - Patrice Roturier - Erwann Rougé - Pierre Torreilles.
De ces rencontres naissent des livres d'une approche et d'une conception à chaque fois différente ou chaque ouvrage a son histoire et ses règles de jeu que les auteurs se donnent au départ. Ces livres élaborés ensembles tant dans leur forme que dans leur contenu, se répondent au fil des mois jusqu'à la création d'un livre d'artiste Papier, format, typographie, poèmes et estampes deviennent un tout.
Ces livres d'artiste sont entièrement conçus à la main dans son atelier de Plouédern dans le Finistère et tirés en moyenne à 25 exemplaires sur papier chiffon.
Rendez-vous sur son site : http://perso.wanadoo.fr/yves.picquet/pages/accueil
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25/09/2006
Balise 4
« Ange et muse viennent du dehors. L’ange donne des lumières. La muse donne des formes (…) En revanche, le duende, c’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller (…) le duende blesse et dans la guérison de cette blessure qui ne se ferme jamais réside l’insolite originalité d’une œuvre. »
Federico Garcia Lorca
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24/09/2006
Jean-Marie Barnaud : Les enjeux du poème
( Il s'agit là du texte d'une conférence prononcée lors du Festival international de poésie de Taipei en 2003 où Jean-Marie Barnaud et Jean-Pierre Siméon avaient été invité pour représenter la France)
Mesdames, Messieurs,
Je veux tout d’abord remercier les organisateurs du Festival international de poésie de Taipei pour leur invitation, et vous dire combien je suis sensible à l’honneur que l’on me fait de me donner ainsi l’occasion de parler de mon travail d’écrivain et de poète. Je tiens aussi à vous remercier tous pour votre présence.
I. Une tâche redoutable.
C’est une tâche redoutable que de parler de son rapport à l’écriture, et cela pour trois raisons.
La première tient à ceci que celui qui écrit n’est peut-être pas nécessairement le mieux placé pour parler de son travail. Pourquoi ?
C’est maintenant une idée assez répandue dans la création littéraire, et particulièrement en France, que, selon l’expression du romancier Claude Simon, on n’écrit jamais qu’au “ présent de l’écriture ” ; cette formule résume bien l’idée qu’écrire représente en soi une aventure dans laquelle l’écrivain se risque, sans avoir peut-être au départ d’autre projet que celui d’écrire, tout simplement, et non pas, comme on pourrait l’imaginer, d’écrire sur ou à propos de quelque chose. Idéalement, ce serait l’acte d’écrire, chaque jour remis sur le chantier, qui, à mesure que l’on avance, dessine les contours d’un projet qui, peu à peu, s’invente et invente sa propre forme littéraire.
Il faut donc, il me semble, peut-être plus de naïveté que de véritable maîtrise, pour se lancer dans ce que je nommais une “ aventure ” ; et cette naïveté, comparable en un certain sens à la liberté, et en apparence au peu de sérieux, d’un enfant qui joue, semblerait à priori incompatible avec ce retour sur soi que présuppose l’interrogation sur la nature de sa propre pratique de la poésie.
La deuxième raison tient au fait que la plus grande partie de la poésie française moderne et contemporaine, et cela globalement depuis la fin du 19ème siècle, et ensuite sous l’influence du Surréalisme, s’est libérée, et parfois violemment, des formes traditionnelles et classiques de la poésie, s’affranchissant ainsi, par exemple, des règles de la versification. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, dans la modernité poétique française, des courants, voire des écoles, face auxquels chaque poète peut se situer, ou envers lesquels il peut reconnaître sa dette, même s’il n’a sans doute pas toujours une conscience claire des influences qu’il a reçues, mais cela veut dire que c’est solitairement en quelque sorte que chaque poète cherche sa voie, dans cet espace ouvert et sans contrainte que représente pour lui la langue qu’il travaille, - ou qui, pourrait-on dire tout aussi bien, le travaille. Et cela le conduit aussi, nécessairement, à lire de façon différente les poètes du passé qu’il admire.
Mieux encore : la poésie contemporaine prétend trouver assez souvent sa légitimité dans un mouvement de soupçon à l’égard des formes antérieures ou immédiatement contemporaines de la poésie, ce que résume bien la formule de la poétesse allemande Ingeborg Bachmann : “ Là où aucun soupçon et où, de ce fait, aucune problématique réelle n’existe chez le créateur, là je le crois, ne peut naître de poésie nouvelle ”.
Bien évidemment cette attitude soupçonneuse ne peut pas ne pas conduire le poète à s’interroger sur la nature de ce qu’il a produit. Cette nécessité n’est qu’apparemment contradictoire avec la revendication de naïveté dont je parlais plus haut. Il me semble que la création poétique est sans cesse tiraillée entre ces deux attitudes : d’une part la spontanéité d’un mouvement de libération et d’invention et d’autre part le retour sur soi qui correspond à une interrogation sur les pouvoirs de la poésie à dire le monde avec justesse.
En tous les cas, et c’était le sens de cette seconde remarque, il est difficile de parler de l’aventure, en partie solitaire, qu’on est entrain de vivre.
La troisième raison tient à la nature même de la poésie et à la difficulté dans laquelle on se trouve dès qu’on veut la définir sans se limiter aux seuls critères formels ou rhétoriques très aléatoires, et à l’intérieur desquelles elle ne s’est d’ailleurs jamais laissé enclore. Je crois que la poésie, quand elle se fait entendre, se fait toujours entendre comme la voix d’une énigme ; c’est du reste à travers ce même caractère d’énigme que l’un des plus grands initiateurs de la modernité, Baudelaire, se caractérise lui-même, lorsqu’il se présente sous la figure emblématique de “ l’étranger ” …
Ainsi la poésie est-elle plus quelque chose vers quoi l’on se tend, comme on le fait lorsqu’on se dresse pour prendre la mesure d’un horizon peut-être inaccessible ; et ce que le poète peut faire de mieux, dès qu’on lui demande de parler de son travail, c’est d’évoquer l’expérience qu’il a de cette tension et les quelques raisons qui le poussent à poursuivre son entreprise, même si les poèmes qu’il écrit lui semblent toujours en deçà de l’horizon qu’il voudrait atteindre.
C’est bien cette tension, il me semble, que signale Arthur Rimbaud dans son poème “ Phrases ” :
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés – en une page pour deux enfants fidèles – en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai.
.
II La parole engage
Les quelques mots qui précèdent pourraient peut-être laisser penser que l’activité de l’écriture se résume pour moi à un jeu ou à un enjeu intellectuels dans lesquels la réalité du monde serait facilement mise entre parenthèse. Hypothèse, bien entendu, tout à fait contraire à mon expérience. Je n’ai jamais considéré ce travail comme une activité séparée du monde, de l’existence quotidienne et de l’Histoire.
Je crois même que, lorsqu’elle est vraiment exigeante, la parole poétique engage notre vie.
Et, pour mieux faire entendre ce que je veux dire par là, je voudrais d’abord exposer les rapports parfois contradictoires que j’entretiens avec l’écriture.
D’abord, une contradiction fréquemment vécue par moi entre deux types d’ activités : d’une part, donc, celle de l’écriture, celle du poète que je m’efforce d’être et qui s’impose des heures d’immobilité à sa table de travail ( écrivant, relisant à voix haute, gommant, écrivant à nouveau, relisant, etc. ), souvent pris par cet exercice au point d’en oublier le temps qui passe, et parfois aussi, du reste, impuissant à rien écrire qui vaille, un œil fixé sur la feuille, tandis que l’autre voit le dehors où les entreprises du corps sont plus sereines et rayonnantes, le grand air, la lumière ; et, d’autre part, des engagements plus physiques, comme, par exemple, la navigation à voiles, ou encore la marche en montagne, ou la compagnie des amis. Or, en plein milieu de ces activités qui me comblent aussi, voici que je me demande soudain si je ne suis pas en train de démériter de l’écriture, si je ne trahis pas le poème en attente, s’il ne me faudrait pas bien vite rentrer à l’abri, verrouiller toutes les issues, et me consacrer au seul métier, au seul service nécessaires, celux qui veulent que nous traquions le vrai dans la parole.
Je crois bien que je mourrai sans avoir pu résou¬dre vraiment la contradiction. Possible, certes, que selon une idée conventionnelle les activités du corps nourrissent le travail du poète — et réciproquement.
Cela dit, il m’est même arrivé de penser malgré tout qu’il y avait peut-être un piège dans l’écriture, comme si je craignais que nous autres, les poètes, ayons fini par céder un peu complaisamment à une mode, étant entrés par le poids des choses dans une sorte de confrérie¬ qui, il est vrai, en vaut bien d’autres, et entrés... faute de savoir vivre mieux, au plus près des choses, peut-être.
Et pourtant je reviens toujours à la table, cer¬tain que je me dois quand même à je ne sais quel “autre” encore qui, en ce lieu, me réclame, assuré qu’il me faut absolument donner sa chance à une voix qui m’habite en secret, et combler ce vide, ce rien, dont la feuille est le signe.
Ajoutons, pour être tout à fait honnête, que j’éprouve aussi à cet exercice de poésie, et lorsque le résultat me semble accompli, une joie vraie et pleine, et irréduc¬tible à toute autre — même si, très vite, le poème ou la page achevés me deviennent étrangers et s’éloignent de moi comme fait la peau après la mue.
Et tout est à reprendre; et tout recommence...
L’inconfort de cette pratique m’a toutefois imposé quelques règles de déontologie à usage personnel, et auxquelles je crois n’avoir jusqu’à présent jamais dérogé, dont la principale est de ne jamais écrire par pure convention, l’écriture devant tou¬jours pour moi se refuser, sauf à trahir l’essentiel, aux prouesses des savoir-faire, et ne tenant sa légi¬timité que de cette évidence : la parole engage.
Voici un exemple pour illustrer cette idée :
dans Sous l’écorce des pierres, livre qui date de 1983, on peut lire ces vers :
Dans la faille du temps
Irons-nous à la mort
Comme de bons marcheurs
A grandes foulées vers l’incendie
Sourds aux écorces qui pourrissent
Ce poème pose la question: irons-nous à la mort comme de bons marcheurs. Mais j’avais d’abord écrit : nous irons à la mort comme de bons mar¬cheurs, dans une sorte d’enthousiasme lyrique, et en conclu¬sion d’un poème que j’avais longtemps porté en moi et dont l’achève¬ment m’avait en quelque sorte libéré.
Cependant, une fois l’émotion de la création évanouie, la forme affirmative m’est apparu d’une grande prétention; et, des exemples cruels autour de moi m’ayant rap¬pelé à la réalité des choses, je me suis rendu compte que la vie pouvait bien me réserver un jour la mauvaise surprise de me mettre dans l’incapacité d’assumer jusqu’au bout cette parole. Et pourtant la relecture du poème me confirmait toujours dans le sentiment que l’affirmation semblait “esthétique¬ment” pertinente…
J’ai hésité, je m’en souviens, de longues semai¬nes entre l’une et l’autre formule, et je ressens encore le soulagement que fut, en fin de compte, la décision de choisir la forme interrogative, celle du doute : c’est que les préoccu¬pations esthétiques avaient dû se soumettre aux impératifs d’une voix intérieure qui me disait que, sur cette question, je ne pouvais rien affirmer sans me mentir à moi-même, et par là, sans risquer d’ôter à mon poème la seule valeur à laquelle il devait prétendre.
Et je pense aujourd’hui que cette exigence de fidélité est sans doute l’une des rares choses qui justifient l’activité poétique devant les malheurs du temps.
III Témoigner aussi du monde
Ce que j’ai dit jusqu’à présent pourrait laisser croire que mon rapport à la poésie se satisfait à bon compte des tours et des détours d’un débat intérieur centré sur soi, comme si l’enjeu de l’écriture pouvait se résumer à l’expression d’une aventure, d’une affaire personnelles.
Cette vision étriquée des choses, cet écho lointain d’un vieux romantisme exsangue et qu’on pourrait voir à l’œuvre chez des écrivains qui, comme le dit ironiquement Rimbaud, “ se proclament auteurs ” et tirent vanité de cette posture, est certainement celle que la poésie de notre temps récuse avec le plus de force, tant les soubresauts de l’Histoire des deux ou trois générations qui nous précèdent n’ont cessé de remettre en question nos prétentions à quelque maîtrise que ce soit, comme aussi bien notre confiance dans la pérennité de nos valeurs.
Bien des voix se sont élevées pour amener nos consciences à plus d’humilité, et la poésie à une tâche plus juste et donc plus humaine.
J’en citerai trois.
Nous avons entendu le philosophe Adorno, par exemple, refuser toute légitimité à la poésie au nom du tenace sentiment de culpabilité de tous ceux qui ont survécu à la Shoah ; nous avons entendu des affirmations aussi sévères et définitives que celles du poète Paul Celan qui écrit dans une lettre : “ Nous vivons sous des cieux sombres, et il y a peu d’hommes. C’est pourquoi aussi il y a peu de poètes ”. Nous savons, comme l’écrit Bertold Brecht, que la cruauté de l’Histoire rend le plus souvent incongrue, ou inacceptable, ou tout simplement impossible, l’expérience et l’expression d’un contact innocent avec le monde, dont parfois cependant nous rêvons encore : “ Qu’est-ce donc que ces temps, écrivait-il, où il est presque criminel de parler des arbres, dès lors que cela implique qu’on fasse silence sur tant de méfaits ? ”
Depuis les périodes que ces trois citations évoquent, c’est-à-dire depuis la fin de la dernière guerre mondiale, je ne vois pas que l’Histoire ait cessé de montrer ici et là ce visage de la terreur. Et la question de Brecht est toujours pertinente : oui, Qu’est-ce donc que ces temps que nous vivons ? “ Pourquoi des poètes en ces temps de détresse ? ” C’était aussi, n’est-ce pas, la question de Hölderlin.
Or le poète que je m’efforce d’être en étant fidèle au réel et au monde tel qu’il est, se sent aussi requis de porter témoignage de ce qui vient à lui dans la rumeur de l’Histoire. Certes, je ne prétends pas être capable de me risquer à la hauteur de “ ces hommes ” dont Celan dit qu’il sont en si petit nombre. Et cependant il me semble qu’aucun poème ne serait légitimé si la parole ne s’ouvrait pas aussi à la douleur du monde, si elle ne se laissait pas traverser ou travailler par elle, si elle n’acceptait pas de se laisser interroger par elle, de se laisser remettre en question sous la violence de cette douleur, quitte à avouer sa propre impuissance à témoigner de façon juste, quitte à être abandonnée au silence.
On trouvera dans certains de mes poèmes des échos à ces propos, comme un questionnement toujours présent à l’horizon de mon travail. Je vous en donnerai deux exemples :
How even to say
Sweetness
When the air
Everywhere around us
Bursts
And falls back into cinders
When it is sand that is poured
By cartloads
Over the faces and hands
0f supplicants
When the pains of plowing look only
To death
Beneath its mask of steel
When we go forward and only dig
Graves
So little time had they left
To live
On the sharp edge of hours
So little time
Yes
To weigh as if barely a parasol
On the sand
When the gleaner has passed
And thus,
Weighted with his load of bone and rneat,
He wondered
From where the final burden would come
And so he took stock of those who would unseal his gaze
While the sun still
llluminated him
And the soft skin of time
Passed over him.
But what new silence
Forces our lifeless eyes
Further into shadow
Women of amber skin
Who in the bedroom were leaning
The eyes closed
You who were bending
As the bullrushes yield
To the pressure of the wind
Women suddenly playful
In love
And strong
As a torrent that trembles
Sun women
Is it truth that now
Insulting the earth
They tear you apart
Ripping out of your skin,
Under the bludgeons of fear,
The secret of the sources
(a God,
so they say,
also sees that)
Un autre extrait d’un livre intitulé Aux enfances du jour, et qui est à la fois une interrogation sur les pouvoirs de la poésie face aux malheurs de l’Histoire et sur les pouvoirs de la force quand elle atteint les humbles.
Il n’y a pas d’oiseau
Dans la main sourde
Des forts
Que plombe le mal
Nécessaire
Et qu’y pouvons-nous
Si c’est la loi d’airain
Qui gagne encore
Avec ses chiffres pour flambeau
La force passe sur les villes
Comme le maître de la nuit
Sa poudre d’or entre les doigts
Et pour sa gloire
Elle fait le compte de ses morts
La force n’aime pas
Qu’on trouble ses rivières
Elle sait la rigueur des temps
Le goût amer que laisse aux pauvres
La défaite
Elle voit bien que par ici
On ne joue pas
Elle compatit et rend hommage
À ceux qui vont à petits pas
Jusqu’à la tombe
Elle a pour elle ses raisons
Elle sait faire propre
Quand il faut
(…)
“ Frères humains qui après nous vivez ”
Le bras des forts vous couchera
D’un seul revers
Au lit des mêmes fosses
N’en déplaise au poème
À sa clarté d’aurore
Comme une audace à se tenir
Une bonté
On dit que c’est ainsi que va l’Histoire
Elle lance au galop ses pur sang
Et jamais ne se courbe jusqu’à terre
Laissant aux humbles
Le souci
De retourner chaque matin
Le sablier
Bien entendu, la question demeurera toujours ouverte de savoir jusqu’où la poésie peut s’engager sans donner le sentiment d’utiliser pour son propre compte, de mettre à son service, la souffrance des autres, de transformer l’Histoire en représentation esthétique.
Il ne s’agit pas de parler pour ceux qui n’ont pas la parole, ni de jouir du spectacle de sa propre représentation. Il s’agit de témoigner, aussi justement qu’il est en notre pouvoir, de ce qu’est aussi le monde dès qu’il montre ce visage négatif.
Je lisais, il y a peu de jours, cet autre texte de la poétesse Ingeborg Bachmann. Je vous le livre comme l’exemple d’un idéal qui pourrait légitimer un projet d’écriture, quels que soient, bien entendu, la taille et la force de chacun :
La tâche de l’écrivain ne peut pas consister non plus à nier la douleur ni à effacer ses traces ou à leurrer son lecteur en dissimulant son existence. Il doit au contraire prendre la mesure de sa vérité et la rendre effective encore une fois, afin que nous puissions voir. Car nous voulons tous devenir voyants. Or seule cette douleur secrète nous rend sensibles à l'expérience, en particulier à celle de la vérité. Nous disons très simplement et très justement, quand nous nous trouvons dans cet état, cet état lucide, douloureux, dans lequel la douleur devient féconde: mes yeux se sont dessillés. Nous ne disons pas cela pour exprimer le fait que nous percevions une chose ou un événement extérieurs, mais parce que nous comprenons ce que justement nous ne pouvons pas voir. Voilà ce que l’art devrait réaliser: réussir, dans ce sens-là, à nous dessiller les yeux.
Conclusion
Tout ce que je viens de dire se résumerait à cette évidence si simple que “ nous ne sommes pas seuls au monde ”.
Or ce monde que, donc, nous partageons avec les autres - et le seul moyen de ce partage, et y compris dans le travail des hommes, ce sont la langue et la parole, qui sont notre commune mesure à tous - ce monde, comment ignorer aussi qu’il est un espace de découvertes, d’inventions, d’étonnements, de surprises, et d’amour encore, amour offert comme une main tendue. Et dont la poésie est tout autant comptable que du reste.
La rumeur du monde n’est pas faite que du sang et des larmes. Elle porte, cette rumeur, aussi, comme la part solaire de leur Histoire, toute la générosité des hommes, cette générosité qui n’en a jamais fini dans son effort pour s’opposer aux forces d’oppression et de destruction, et pour imaginer l’avenir.
Résister contre ces forces négatives, refuser, c’est-à-dire inventer les conditions de la joie depuis la douleur, et contre le désespoir qui menace, c’est un bel enjeu pour le poème. C’est même peut-être le seul.
Et c’est à quoi aussi le poète s’attache, dans son travail sur la langue.
La langue est bien le premier lieu de notre résistance. C’est parce qu’il peut y avoir du “ jeu ” dans la parole – au sens à la fois de “ to play ” et de “ to loosen something up ” – que le poète peut entrer dans cette résistance, et créer par là même les conditions d’une liberté. Alors notre monde est humain. Il vibre à nouveau de toute la profondeur de son énigme. ; il peut être offert aux autres comme la grande chance de toute une vie.
Il ne s’agit pas pour nous d’aimer la poésie, ni de goûter des poèmes. Il s’agirait d’être capable d’écrire des poèmes qui nous rendent le monde habitable.
Je n’ai pas, bien entendu, la prétention d’avoir jamais atteint un tel objectif. Cependant c’est toujours lui qui me semble légitimer l’écriture.
“ Là où nous sommes, disait René char, il n’y a pas de crainte urgente ”, et j’aime à entendre dans ce nous l’affirmation d’une communauté qui est à la fois celle des hommes et celle des poètes, - et peut-être est-elle celle des hommes parce que c’est précisément celle que, par sa puissance de résistance, la langue des poètes a pu inventer, une communauté qui s’organise depuis le questionnement de la langue, et que le poème offre en partage comme une parole d’amour, et comme l’espoir d’un devenir..
“ Donner parole, dit Pantagruel, un personnage du vieux Rabelais, est acte des amoureux ”.
Donnons-nous donc parole, et alors l’on pourra, oui, redire avec René Char : “ Là où nous sommes, il n’y a pas de crainte urgente ”.
Tu ouvres la fenêtre
La nuit a lessivé le ciel des rues
Tu ne sais comment nommer cet écheveau
des antennes des fils des tuyaux
luisant sur le vernis des ardoises
Le tout proche se dédouble
tressaute dans la brume jusqu’aux lointains
sur les colliers de feux et de balises
tendus sur le vide
jusqu’aux tours inertes
que midi n’a pas encore jetées
les unes dans les autres
suspendant aux nuages les branches nues
les réverbères la muraille d’en-face
le flot des voitures
et la foule minuscule
Mais ce qui vient en gloire dans le petit jour
a-t-il jamais manqué aux errants
La lumière la fidèle dresse comme une poursuite
sur la ville
le flambeau de son soleil tout rouge
Pas étonnant que chante le colosse de Memnon
sous cette main gracieuse
Et c’est la même qui coule jusqu’ici
passe ses doigts sur le ciment
laisse traîner sa chevelure sur les vitrages
les cheminées d’usine les tubes d’acier bleus
découpe en plans multiples les redents
les arêtes vives des immeubles
jetés comme des falaises
sur le glacis des rues en bas dans l’ombre
Puis elle se fond dans les vapeurs qui montent
noyée sous les éclats cinglants
des vitrines et des feux
dans la rumeur mécanique
Si frêle et si discrète qu’on perd sa trace
au long du jour où l’on avance courbé
Mais elle persiste la clarté
comme en hiver
dans les collines ou les squares
la neige de la nuit montre
les arbres nus
et la sagesse des oiseaux
Toujours juste la constante
venue du bleu lointain
beauté sans faille
comme un couteau
elle tranche à vif dans le noir
Tu lui souris
Le monde est sauf
© Jean-Marie Barnaud
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20/09/2006
Michel Balat : Don Quichotte le scribe
Il semble qu’on traite habituellement Don Quichotte à la légère. Peut-on penser sérieusement qu'un tel personnage aurait traversé les siècles sans porter en lui quelque chose d'essentiel ? Il est vrai qu'on pourrait considérer sa folie comme celle que tout homme porte en lui, mais je pense que cela ne suffirait pas à en faire une référence. Je voudrais proposer un hypothèse : don Quichotte est le chevalier du désir. Il y a en nous (ou hors de nous, ou les deux à la fois,) ou encore chacun de nous est dans, un « idiolecte », une langue qui est la sienne, ou du moins dans laquelle il réside et qui fait sa singularité. L'idiolecte n'est pas directement accessible, il est une abduction nécessaire, si j'ose dire. L'idiolecte comme « fondement » d'abductions ? Oui, sans doute, mais encore faut-il pouvoir les inscrire, ça ne résout rien. Opposer l'idiolecte à ce qu'il faudrait sans doute appeler le « polylecte » (le « lecte » de plusieurs) ? Sans doute aussi, en songeant qu'on se soumet au polylecte et que sans doute même, c'est de lui que procède l'idiolecte, qui est toujours là. Cela fait de l'idiolecte un polylecte singulier, celui, bien entendu, du museur. Alors, comme il procède de l'autre, du poly, sans doute a-t-il du coup une vocation à pouvoir être repris en charge par le poly. En introduisant le scribe, voici une formule : le scribe inscrit comme polylecte l'idiolecte du museur. L'idiolecte comme langage du désir ?, donc inaccessible, c'est pourquoi il ne peut s'inscrire qu'en polylecte. Mais le caractère idiolectal doit passer par l'agencement des mots et des phrases, la fameuse « rencontre entre des mots qui ne s'étaient jamais rencontrés ». L’autre jour à l’hôpital Hyères nous avons eu l'occasion de travailler avec un homme qui avait eu un trauma crânien suivi d'un coma relativement bref. Il se trouve que cet homme avait la difficulté suivante : il était incapable d'exprimer quelque chose parce que les mots qui venaient et qu'il s'entendait dire, n'étaient jamais adéquats. Les phrases étaient bien construites, son vocabulaire était riche, mais tout se passait comme s'il souffrait d'une sorte de jargonophasie. En fait il n'en était rien, du moins sur le plan de son état cérébral : c'était une sorte de jargonophasie psychique, si ce n'est que, contrairement à la jargonophasie, rien chez lui ne soulevait le rire, on sentait bien plutôt avec force et intensité son drame intérieur, nous pouvons inscrire ici le terme « idiolecte ». Par contre, et c'est là ce qui est remarquable, il était parfaitement capable de décrire ce qui se passait globalement dans sa pensée, cette fuite des mots, etc. Au bout d'une heure il était épuisé de ne pas parvenir à ce qu'il voulait dire et il propose alors d'arrêter. Pour des raisons qui m'échappent, nous n’avons pas voulu et nous avons ainsi continué quelque temps jusqu'au moment où, alors qu'il prononçait certains mots (je n'ai pas hélas retenu lesquels, mais je crois que ce n'était pas vraiment essentiel) il s'exclame tout à coup : « Ah, non, ça non, ce n'est pas ça que je veux dire ». Nous avons alors pensé qu'il avait fait un grand pas puisqu'il arrivait pour la première fois à mettre en rapport cet état intérieur de pensée avec la visée intentionnelle, ce rapport étant exprimé par la phrase en question (polylectale). En somme il arrivait à introduire une discontinuité signifiante dans la continuité de son musement « auto-scribé ». Je crois qu'il y a plein de choses à inférer de là. Pour lui, ça a été une vraie découverte. Trois ou quatre jours après, il était encore sous le choc de ce qui s'était passé. Le romancier, qui a tous les droits, nous livre l'idiolecte de don Quichotte : c'est la masse des écrits sur la chevalerie errante. Et don Quichotte, comme chacun de nous, mais, lui, de façon conséquente, se fait le défenseur de son idiolecte. Nous, nous sommes toujours prêts à en rabattre sur notre singularité idiolectale au profit d'une communauté de pensers, d'une identification, d'une imitation (au sens que donne à ce terme Gabriel de Tarde). Or don Quichotte, lui, ne cède jamais ! Il se pose dans le monde comme idiolectal et, faisant ça, il s'abandonne à l'errance, à la tuché, à la rencontre. Cela fait de lui cet homme qui polarise autour de lui le désir de tous autres. Rappelons-nous le Duc et la Duchesse qui se présentent comme voulant se moquer d'une sorte de fou, mais qui se retrouvent au bout du compte totalement pris dans le désir de don Quichotte, au point même où ils sont amenés à donner un poste de gouverneur à Sancho. D'ailleurs, don Quichotte mourra lorsque l'Étudiant le mettra dans la nécessité de renoncer à son désir pour être conséquent avec ce désir même. Mais, direz-vous, et les Moulins à vent ! C'est là que don Quichotte se montre pour ce qu'il est, un vrai, un authentique pragmaticiste. Il voit des géants et mobilise ses possibilités d'action en conséquence. Il va « à la rencontre » et, conséquent avec ses concepts, il tâte du « géant » et note qu'il y a parfaite cohérence, totale adéquation. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Sancho est dans l'imaginaire alors que don Quichotte traite le « réel» (au sens de Lacan) par le symbolique, d'une façon pragmaticiste. Pourquoi Sancho est-il dans l'imaginaire ? Pour la simple raison qu'il est paysan et que (comme pour les moutons) les Moulins à vent, qui venaient d'être introduits en Espagne peu avant le moment du récit, sont pour lui déjà familier, alors qu'ils sont du « réel » pour don Quichotte. Et c'est parce que ce dernier est conséquent avec son idiolecte qu'il repère abductivement des géants. Mais, répéterez-vous, c'étaient des Moulins à vent ! Ah, cher lecteur, il faudra donc que je vous laisse dans un monde où le rêve est échappatoire. Dans celui de don Quichotte, comme, je l'espère, dans le nôtre, le rêve est dans le monde, que le musement idiolectal construit. Il y a un univers entier entre « prendre des Moulins à vent pour des géants » (ce qui est une abduction parfaitement raisonnable, et qui donne lieu à une position pragmaticiste chez don Quichotte) et « prendre des vessies pour des lanternes» (qui est une croyance immodérée dans l'imaginaire, dans l'univers du même). Évidemment, tout ça mériterait d'être précisé et argumenté, mais il semble qu'en somme, don Quichotte est la représentation même de cette chose si mystérieuse, c’est-à-dire le désir du scribe. Quelle différence y a-t-il entre faire une assertion et faire un pari ? Ce sont tous deux des actes par lesquels l’agent se soumet délibérément aux pires conséquences si une certaine proposition n’est pas vraie. Seulement, lorsqu’il s’offre à parier, il espère que l’autre personne se sentira au même niveau de responsabilité que lui si la proposition contraire est vraie ; tandis que lorsqu’il fait une assertion, il souhaite toujours, ou presque, que la personne à qui il la destine sera conduite à faire ce qu’elle fait. (5.31) Si le désir du scribe est le désir des interprétants qui viendront, comme le suggère Peirce, il me semble que don Quichotte, lorsqu'il se place, en sortant de chez lui, face au monde en position d’« errant » qui désire ce qu'il va rencontrer, est une représentation quasi parfaite de ce désir. Peirce, puisqu'il dit qu’« asserter c'est toujours, ou presque toujours, souhaiter que l'allocutaire soit conduit à faire ce qu'il fait ». Faut voir le contexte, qui est celui d'une série de conférences sur le pragmatisme, et, au cours de la première, il indique ce qu'il entend par « practicalité ». Alors on voit bien ici que l'assertion « complète » met en cause directement l'interprète (les interprétants). C'est sans doute pour cela que le désir du scribe ne recouvre pas entièrement l'assertion comme telle, mais ne concerne que ce que l'interprète pourrait être conduit à faire. En cela il me semble que c'est le scribe qui est au coeur de la question pragmatique, c'est-à-dire la logique de l'abduction (comme l'a si bien vu Jean Oury). Le scribe ébauche l'assertion, mais l'assertion comme telle nécessite l'efficience de l'interprète (des interprétants : je précise, pour éviter la chosification de l'interprète qui est, pour moi, le lieu des interprétants, une fonction). Je laisse là ces élucubrations, mais il me semble quand même qu'il y a quelque chose dans tout ça qui permettrait, par exemple, de reprendre la question du délire, en affirmant que don Quichotte n'est pas délirant mais pragmaticiste. L'exemple que donne Danielle Roulot de cette jeune femme qui pense qu'elle délire parce qu'elle a entendu le psychiatre jouer de l'orgue dans l'église et qui maintient qu'elle délire alors même que le psychiatre jouait réellement ce jour-là dans l'église, — et que c'est bien lui qu'elle a entendu —, tendrait à montrer que si le délire a à voir avec une certaine position par rapport au réel (impossibilité de trouver des ressources imaginaires ou symboliques pour le « traiter »), il n'a par contre à peu près rien à voir avec la réalité. Or don Quichotte, lui, traite correctement le réel par le symbolique. Le seul « reproche » qu'on pourrait lui faire, c'est d'être quelque peu défaillant dans ses inductions (au sens de Peirce).
© Michel Balat
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19/09/2006
LU 7 : La méthode Stanislavski de Claire Legendre
La méthode Stanislavski, on tourne autour de ce titre de Claire Legendre publié chez Grasset, soit parce qu’on sait – ou croit savoir – ce qu’il en est de ce chemin supposé sûr puisqu’on s’intéresse par ailleurs au théâtre et que forcément on a rencontré Stanislavski, soit parce que plus simplement on a lu la quatrième de couverture !
Ainsi va la lecture, on tourne les pages sans cesser jamais de se demander comment le récit qu’entreprend Graziella Vaci, pensionnaire de la villa Médicis à Rome, fascinée par cet « emblème de notre génération perdue » qu’est à ses yeux S.A.R, tueur des trains, et qui débouche sur l’écriture d’un scénario de film vite transformé en pièce de théâtre dont un metteur en scène connu, Vlad, va vouloir assurer le devenir scénique ; oui, comment ce livre va finir par tendre vers son titre. Et faire flèche.
On le sait la méthode de Stalisnavski ne concerne pas le roman – Qui connaît Claire Legendre sait que de Making off ( éditions Hors Commerce, 1998, repris in J’ai lu) à Matricule (Grasset, 2003) en passant par le très médiatisé Viande (Grasset, 1999), il n’y a pas de méthode chez la jeune romancière, tout au plus, et j’emprunterai ces mots à Jean Echenoz que l’on croise – en clin d’œil admiratif ? – dans La méthode Stanislavski, « une appréhension, aux deux sens du terme, de ce qu’on veut raconter et de la façon dont on veut le raconter » - mais bien le théâtre et plus particulièrement la formation de l’acteur, titre traduit de l’américain et préfacé par Jean Vilar en 1958, et la construction du personnage.
On pourrait dire de ce livre de Claire Legendre qu’il est un roman policier. Et certes tous les ingrédients sont présents : un meurtre, un séduisant commissaire, un assassin, la villa Médicis et le monde de l’art contemporain pour décor …Et j’aime, dans ce livre, la montée lente vers le terrible, me plais à l’ironie douce de quelques descriptions – La villa Médicis que je ne connais pas comme le festival du livre de Nice que je pourrais connaître mais dont je me garde encore – à cet art de l’intrigue que Claire Legendre maîtrise : fausses pistes, impasses, rebondissements, mobiles souterrains, calculs, non-dits… toute cette réalité où l’on ne s’avance que masqué comme l’autre sur le grand théâtre du monde, des amours et des fêtes – nous sommes à Rome ne l’oublions pas, Rome et son décor, ses flèches baroques, ses trompe-l’œil, ses faux-semblants et ce parfum de secret qui flotte, ces passions tues. Mais ce serait en amoindrir l’enjeu et la portée puisqu’on ne pourrait le comparer qu’aux romans du même genre.
Alors ? Dire qu’il s’agit d’un livre sur le théâtre serait bien court et réducteur. Ce roman est le livre d’un autre texte dont nous ne connaîtrons que quelques passages, bribes d’un objet littéraire laissé en amont, non perdu sinon voué à passer dans les corps des acteurs Léa et Ali. Texte voué à devenir parole, à produire du jeu, à être porté sur la scène par l’entremise de Vlad, fervent partisan de la méthode de Stanislavski. Parodiant René Descartes, on pourrait dire « pour bien conduire » l’acteur « à chercher la vérité » du personnage à partir de sa propre vérité, si par ce terme on entend sa « mémoire affective » : matériaux disparates d’affects, sentiments, souvenirs…Livre d’une fascination moins pour les tueurs en série finalement que pour les metteurs en scène qui inventent le spectacle avec les acteurs, aidant à l’apparition de la parole et donnant à la présence de l’acteur tout son poids, courant le risque de la vérité.
Avec la méthode de Stanislaski, il n’est plus question de grimace ni d’artifice. L’expérience traverse la technique. La déborde. Un événement advient qui subvertit la représentation même. Là, le texte littéraire peur rencontrer sa corne – Vous vous souvenez de Michel Leiris, de sa « littérature considérée comme une tauromachie » ? « Faire un livre qui soit un acte » était son désir le plus vif – et devenir, sur le plateau, ce qu’il était mais en puissance seulement. Jouant, l’acteur énonce la parole, arrive à se mettre à l’endroit où la parole devient possible. Concrète. Réelle. Parole qui aura prise, fera trait – cette flèche et sa plaie – sur le spectateur. Traversé par la parole, il est parlé si loin qu’il en bégaye avant de se taire. Silence, terreau pour l’acte en fleur. Ici, un crime. Le Mal.
Que dire de l’écrivain, de la littérature sans cette « part maudite » du jeu, de l’alea, du danger ? Oui, que dire ? Et Claire Legendre en claire jeune fille s’esquive non sans nous adresser, se retournant, un énigmatique sourire.
© Alain Freixe
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12/09/2006
Hans Freibach sur Les Beaux chemins de Philippe Jaccottet
Combien nous parle cette fidélité-là, à nous qui si souvent nous dispersons sur des voix obliques, perdant de vue le centre, sa lumière.
Je retrouve, dans Après beaucoup d'années, j'entends à nouveau, la voix de Philippe Jaccottet, et cette force qui l'anime, persistante, malgré les alarmes de l'Histoire, les catastrophes, l'effondrement de tant de choses autour de nous. Malgré aussi de nouvelles morts toutes proches. Et je note au passage comme chacun de ses livres a la gravité d'un livre de deuil, d'un "tombeau". Tant il est vrai aussi que les morts ne cessent de nous faire cortège, et que leur nombre s'accroît à mesure que nous avançons.
J'entends, oui, cette voix à nouveau.
Et il me semble qu'elle parle ici sur un ton plus confiant. Ainsi des fleurs. Alors que dans Airs elles n'étaient que "de la nuit / qui feint de s'être rappro¬chée" et qu'elles voyaient le poète, troublé, "veiller / devant cette porte fermée"; que, dans A travers un verger, parce qu'il ne savait toujours pas "si elles men¬tent, égarent ou si elles guident", il entendait s'en "méfier", voilà qu'aujourd'hui il regrette de ne pas avoir "le premier, salué" les pivoines, "plantes pleines de grâce", saintes vierges du jardin, qui, certes, toujours en échappées sur elles-mêmes, restent encore ob¬sédantes mais, "comme une porte qui serait à la fois, inexplicablement, ouverte et fermée", tant elles "habitent un autre monde en même temps que celui-ci". Les fleurs, maintenant, font passage; et c'est comme si nous parvenaient les signes de leur "leçon", antérieure à tout savoir, et qu'en confiance il nous faut écouter. Telle celle de "la passe-rose" : "Que la rose du chant / brasille de plus en plus haut / comme en défi à la rouille des feuilles".
Le ton de cette voix semble aussi plus apaisé comme si la "légèreté", que le poète appelle de ses voeux depuis toujours, lui était enfin accessible, lui donnant l'inflexion déliée, l'aisance, de ceux dont les paroles maintenant "volent dans la lumière transparente, comme les hirondelles rapides aux soirs d'été"1. Paroles qui, "malgré l'avenir presque entièrement obscur" et "le poids du malheur", s'opposent avec plus de confiance qu'avant au nihilisme, à la tristesse qu'il peint sur les visages des hommes de ce temps. Elles affirment "qu'il n'y a pas au monde que du malheur", que, devant nous, persiste toujours, indubitable, dans le cours même du monde, cette lumière "bien qu'invisible dans le bleu du ciel / aussi sûre que chose au monde que l'on touche", lumière "qu'il faut à tout prix maintenir" et "transmettre (...) comme une étincelle ou une chaleur".
La fidélité que j'évoquais, on la retrouve d'abord dans la posture du voya¬geur, puisque c'est ainsi que se présente le poète. Non pas voyageur au sens rimbaldien du terme, avec toute la démesure que cela implique, et ce goût pour l'illimité qui mène à tout risquer. Mais plutôt voyageur, en effet, sur des "chemins", un peu à l'écart de la foule, certes, mais balisés, déroulant leurs lacets autour de lieux dont l'espace est ordonné; avec la présence, à portée de regard, de la montagne, de ses cols qui vous appellent, de ses eaux messagères.
Lieux vers quoi, dans ce livre, on revient, en "touriste". Lieux d'enfance, donc: paysages suisses, paysages d'alpages, qu'il y a toujours moyen d'aborder de façon humaine. Lieux qui reviennent de nuit, comme ce "Hameau", qui ne manque pas d'évoquer "Beauregard", à la faveur d'un de "ces rêves" de chaude intimité ( autant d' images abandonnées sur les jusants du réveil, qui conduisent "au bord des larmes" comme aux premiers mots du poème, pour tenter de ras¬sembler les fragments de ce secret, source de l'émotion, qui s'est retiré du rivage, mais dont les sables gardent, lumineuses encore, les traces ). Lieux humbles aussi, sentier que l'on gravit comme au col de Larche, vergers que l'on longe, combes et prairies qu'on "traverse" moins qu'elles ne nous "traversent", pay¬sages que l'on ar¬pente.
Jaccottet l'arpenteur? Ce serait plutôt cela. Celui qui prend la mesure de sa terre. Jaccottet le géomètre? le géographe aussi bien, celui qui, écrivant avec justesse sa terre, écrit la terre, notre patrie.
Et combien de titres antérieurs reviennent en mémoire, qui balisent aussi ce cadastre: A travers un verger, La promenade sous les arbres bien sûr, ou tels poèmes de l'Effraie, de l'Ignorant: par exemple, la "chambre du voyageur, et sa "fenêtre", elles sont déjà dans la si belle "Lettre du vingt-six juin"2, mais plutôt comme les signes d'une angoisse. Voyager alors, en effet, peut-être à cause de l'instabilité qu'impliquait le mouvement, l'incapacité de se poser là ( "Il y a si longtemps que je cherche à vivre ici / dans cette chambre que je fais semblant d'aimer"3), était aussi une souffrance: "Et vous ne verriez plus à travers ses pa¬roles / qu'une chambre de voyageur, une fenêtre / où la buée des larmes voile un bois brisé de pluie...".
Tandis que le retour au paysage d'enfance, dans Après beaucoup d'années, apaise. Sans doute le regard s'est-il épuré: dans cette même "Lettre du vingt-six juin", n'appelait-on pas de ses voeux l'écroulement de tous ces "illusoires murs que le vent pousse", et dont plus aucun maintenant n'"arrête le regard"?
Par exemple encore, le visage tutélaire et aimant, que les yeux de l'enfant ont fixé pour toujours dans une attitude surannée, cette "très vieille dame d'un autre temps", et qui rappelle celle dont "le travail du poète"4 évoque tendrement l'absence...Ou encore tel regard de femme aimée.
Tant d'êtres et de choses, tant de paysages qui font ainsi retour dans ce dernier livre, tous éléments d'un espace si fort intériorisé, tellement passé du côté de l'invisible qui nous habite, qu'ils sont devenus les témoins de cette voix, les signes sensibles de sa présence.
Oui, il y a bien des éléments récurrents dans le paysage jaccottéen. Leur permanence rassure. Fidèlement le promeneur y revient, ou les évoque. Il leur donne un abri dans le poème, ou dans ces petites séquences en prose qui sont comme autant de voies de traverse.
Oui, tout cela constitue bien un lieu, c'est-à-dire cet espace ordonné autour d'un centre tant recherché depuis qu'il existe, chez ce poète, une "pensée des lieux", depuis l'origine sans doute.
Or, qu'est-ce qu'un lieu? A la question posée dans Paysages avec figures absentes et à laquelle ce livre répondait aussi en disant qu'il ne s'en trouvait plus - sinon épars, éclatés, en parcelles, à peine quelques traces - Après beau¬coup d'années donne une réponse plus heureuse: près des eaux de la Sauve, on éprouve ce sentiment qu'ici "tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble"; qu'ici tout convient à tout. Et même si le temps s'écoule toujours, rien ne tremble, rien ne se trouble, rien ne semble se dissiper. Ici, tout est en ordre: "debout", "ferme et clair", "calme", "comme au premier jour (...) comme il y a très longtemps". Cosmos retrouvé. Beauté reve¬nue sans qu'il soit "besoin d'aller au-delà" de ce "moment du jour et de la sai¬son", où nous voilà comme "suspendus", arrêtés, "en esprit, pour un instant, pour toujours". Et c'est comme si l'on vivait à la naissance des jours. Renouant avec le rêve d'Eve, avant que ne l'ait terni l'insupportable pesanteur.
Plus heureuse, la réponse paraît aussi plus assurée d'elle-même, comme débarrassée de ses doutes. Réponse "héroïque", comme l'est le paysage du col de Larche, réponse qui ose "en cette fin de millénaire", "en un temps de fin du monde", affirmer qu'"on n'est pas absolument tenu de n'accorder de réalité qu'à l'ignoble". Jaccottet ne s'interroge plus comme il le faisait dans A la lumière d'hiver: "tout cela qui me revient encore - peu souvent - / n'est-il que rêve, ou dans le rêve / y-a-t-il un reflet qu'il faut préserver?". Ici, près des eaux du Lez, de la Sauve, ou près de celles qui dévalent les pentes du col de Larche, il af¬firme: "ce lieu et ce moment ne sont pas un rêve".
Fugitives, les eaux? Eboulées, les ruines? Rien, dit Jaccottet, ne parle de perte, ni de ruines, "rien ne parle d'exil". L'instant fait asile, ce lieu sa¬cré où la sécurité était, dans l'antiquité, garantie. L'instant rédime le monde. Chaque chose étant reliée aux autres, le voyageur se trouve lui-même relié au tout. Aussi est-il dans cet "espace immense comme dans une maison qui (l') accueille sans (l') enfermer". Montagne - maison, Jaccottet en faisait déjà dans La semaison l'image même de "la limite heureuse, (...) celle qui n'enferme pas", celle qui sait ménager des passages, des ouvertures.
On le savait, Jaccottet aime la lumière. Mais n'avait-on pas fini par oublier qu'il aimait aussi sa "puissance inouïe"? Ne disait-on pas, le plus souvent, qu'il n'était à l'aise que dans les clairs-obscurs, la clarté indécise des buées, que la lumière aimée était celle qui déréalisait les choses, qui les délivrait de leur con¬sistance comme pour un envol, ou celle qui semblait émaner d'elles comme par transparence? On le disait et, sans doute, avait-on raison. Mais voilà qu'avec Après beaucoup d'années revient une lumière "aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les roches". Lumière cosmogénique, lumière qui bâtit le lieu. C'est elle qui tient tout ensemble par "des noeuds de pierre". C'est elle qui nouant les choses entre elles, d'une part, nous noue à elles, dans l'harmonie d'une évidence retrouvée, et d'autre part, dénoue les fruits de la petitesse de notre moi imagi¬naire, ombre toujours préoccupée d'elle-même: "maladie, ou fai¬blesse, ou lâ¬cheté". A cette lumière qui "guérit", "on peut s'appuyer, s'adosser" et se remettre debout comme "sur un bastion". Non pas évidemment pour occuper une position de maîtrise mais pour être comme dans un lieu impossible, à la fois ouvert et fermé, où l'on vivra mieux parce que dans cette position juste, on "rend au re¬gard son plus haut objet"5. Et quel est-il cet objet sinon cette coïncidence entre la merveille et l'énigme, cet invisible qui, touchant en nous ce qui nous est le plus intérieur et le plus dérobé à la fois, et le faisant vibrer, ouvre en nous "ces beaux chemins" où l'on va, ailes aux pieds, comme à contremont, vers ce col d'où semble monter, impérieusement, une lumière toujours plus vive. Loin de nous éloigner de la vie, "ces beaux chemins" nous y ramènent. Il en va ici comme de toute conversion. Rien n'a changé et tout a changé. C'est toujours de notre monde dont il s'agit, mais vu autrement, vu "à partir de ce qui ne peut se voir", vu à partir de ce à quoi nous sommes devenus si aveugles, nous qui vivons dans l'aveuglement, nous qui ne voulons plus voir. Jamais peut-être l'affirmation de Simone Weil que Jaccottet aime à citer6 n'a été plus vraie: "le regard est ce qui sauve"7 .
Or, regarder, ce n'est pas chercher à saisir, encore moins à posséder. Re¬garder, c'est plutôt être surpris, être saisi par cela même qui est insaisissable, par ce qui vient quand on laisse venir une de ces images qui nous touche "avant toute pensée, comme un astre dans une étable"8, images, "navettes ou anges de l'être"9 . Alors le regard s'ouvre jusqu'à accueillir l'intimité des êtres - et ce sera par exemple avec la fraîcheur qu'on sent exister au plus profond du ciel - pour un contact aussi fort qu'avec "toute chose au monde que l'on touche".
La vue est le sens jaccottéen par excellence. Non pas pour sa dimension intellectuelle, où se crispe toute attention dans sa volonté d'aborder et de re¬joindre les choses, mais parce que d'abord, déliée d'elle-même, se tenant comme en suspens, en une patiente attente, elle nous situe dans une distance heureuse où le monde peut être contemplé, caressé du regard, comme si le corps ne pou¬vait exulter, se satisfaire, participer vraiment, que dans la distance.
Et n'est-ce pas ce que pourrait dire aussi un peintre, que pour "saisir" les pivoines, "il faut s'en éloigner"; que telle "grande rose de roche", qui nous a "rendu plus léger", on s'émerveille d'avoir pu "la suivre sans bouger d'ici".
Mais la distance n'est pas la seule condition du bonheur d'être au monde.Il y faut aussi l'élévation; il faut être comme emportés dans les airs, "suspendus". Le malheur, c'est non seulement lorsque des murs "arrêtent le regard", mais c'est aussi quand le lieu se fissure, quand les choses pèsent de tout leur poids; lorsque la montagne, par exemple, est une masse sombre qui écrase; et c'est là la mort même, ce comble de lourdeur, cet absolu de poids.
Au contraire, il faut que quelque chose vous enlève au ciel dans un mou¬vement ascensionnel qu'on peut admirer dans la floraison de l'humble passe-rose, et surtout chaque fois qu'un bloc de pierre, montagne ou roc, par l'effet d'une lumière miraculeuse, est projeté en plein ciel, "suspendu".
L'occurrence de ce mot, dans Après beaucoup d'années, est remarquable. Tout ce qui est heureux est suspendu: les montagnes de Savoie, les vierges de Zurbaran, des nuages roses, telle rumeur "un peu plus haut que vos têtes", toutes choses du monde, graves ou humbles, dont on aimerait tresser une couronne, comme une couronne de fleurs tenue "au-dessus". "Suspendu" aussi le prome¬neur qui longe les eaux de la Sauve ou du Lez. On le voit cette légèreté du monde se communique, comme par osmose, au poète. Le monde léger fait de nous des êtres légers dans l'altitude, et comme adossés à "une forteresse impre¬nable", quand c'est tout le ciel qui soudain nous regarde.
Cette distance qui se creuse, cette jubilation qui naît, cet allégement qui se produit sont toujours les fruits chez Jaccottet d'une émotion qui, loin de tout "ébahissement stérile" comme de toute "pâmoison sentimentale", est ou¬verture "sur les profondeurs"10 et retour au centre de soi-même, dans la mesure où elle manifeste "l'unité et la persévérance de (sa) vie".
Aussi n'est-il pas surprenant que ce qui surgit ainsi du dehors et nous ar¬rête, étonnés, fasse écho à des étonnements passés, nous reportant ainsi à notre lointaine enfance. Or, Jaccottet n'est pas un écrivain de l'enfance, comme il le dit dans l'entretien qu'il accorda au journal Le Monde (édition du 15/9/1994). Comment comprendre? Jaccottet ne s'attarde guère aux méandres du labyrinthe qu'est notre passé, où toujours quelque sourde nostalgie trouve¬rait à se satisfaire. Si chacun de nos étonnements nous ramène à l'enfance, c'est à chaque fois comme à cet "âge imaginaire où le plus proche et le plus lointain étaient encore liés, de sorte que le monde offrait les apparences rassu¬rantes d'une maison, ou même, quelquefois d'un temple, et la vie celle d'une mu¬sique."11 C'est un reflet de cela qui nous parvient du fond de tout étonnement. Alors l'enfance n'est pas derrière nous mais plutôt toujours devant nous, comme il semble qu'elle pourrait l'être pour ce "voyageur âgé" qui "se retournant pour passer le col, vers sa déjà lointaine enfance (...) ( aurait ) l'espace d'une seconde, l'illusion de re¬joindre plutôt, ce qui encore, l'attendrait".
Après beaucoup d'années, au commencement, est toujours l'étonnement, cette "meilleure pente de l'homme" comme le disait Pierre-Albert Jourdan. Eton¬nement comme voie d'accès à ce que Jaccottet ose nommer, mal¬gré l'usure de ce mot, beauté. Beauté qu'il voit comme "la chose la plus proche du secret de ce monde, (...) l'ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi autrement"12. Autrement qu'au travers de cet arrêt, caractéristique de l'étonnement, où le re¬gard trouve à se réveiller de ce mauvais sommeil d'hommes "abrutis à la fois par ( leurs ) propres manques ( qui seraient plutôt des surplus ) et par cet au¬jourd'hui"13 si propre à flatter notre privilège mortel : tout rapporter à soi. L'étonnement qu'en son adret on nommera émerveillement - encore un mot qu'ose très souvent Jaccottet - brise les glaces qui scellent les lèvres de la vie et dans lesquelles restait pris le regard. Il en va de lui comme de ce "gué" qu'il évoque. Le voyageur s'y arrête. La vie se remet alors à couler car il n'est "nul besoin de boire, la vue suffit à désaltérer".
Décidément, ce monde est bien pour Jaccottet ce qu'il était pour Simone Weil : "la porte d'entrée", soit, et "en même temps", une "barrière" et un "passage"14 . L'étonnement entrebâille la porte dans l'intervalle d'un instant. Il fonde ce que Jaccottet appelle "l'entrevision", dont il dit dans un autre entretien accordé cette fois au journal Libération (édition du 7/4/1994) qu'il s'agit de l'un de ces moments privilégiés qui "échappent légitimement à l'ordre de l'Histoire" tant ils font écho en nous à un "ordre de sensations qui est ce qui change le moins".
Entrevoir, ce n'est pas voir à moitié.
Le mot ne se limite pas non plus à décrire la posture de celui qui voit. Même si l'on a souvent fait remarquer, avec raison, que c'est toujours à partir d'un couvert, depuis un rideau d'arbres, que s'exerce le regard de Jaccottet.
Entrevoir, c'est voir dans la distance, à partir de l'invisible qui traverse le regard. Cet invisible, en excès sur toute nomination pos¬sible, ce toujours autre chose, dont "les colombes" qui s'envolent "à grand bruit" des eaux du "col de Larche ou de l'Arche" ne rejoindront jamais le ciel "presque hors de ce monde". Invisible indubitable, pourtant. Comme cette "fraîcheur" qu'il dépose "sur le front", signe qu'il a touché en nous, par delà les sens, à ce que "nous ( avons ) en nous d'invisible". C'est cette frappe qui produit la jubilation, cette "joie d'être", dont "l'expression la plus naturelle", disait Jaccottet dans Pay¬sages avec figures absentes, se trouve dans ces voix, ces messages, ces appels qui ne sont ni voix, ni messages, ni appels mais plutôt déjà réponses, même s'ils ne sont qu'"une rumeur au-dessus du sol", juste "une insinuation à voix très basse, comme de qui murmure: regarde, ou écoute, ou simplement attends".15
Finalement, entrevoir, c'est écouter le dehors, après que nous ayant saisi, s'est objectivé en lui notre fond le plus propre et, Jaccottet n'en doute jamais, le meilleur.
C'est alors deux "leçons" qui nous sont rendues accessibles. Elles tiennent en peu de mots, et c'est à demi-mot qu'elles sont énoncées.
La première, on peut la reconnaître dans ces eaux, "messagères des crêtes", qu'elles soient de la Sauve, du Lez, ou les ser¬vantes rieuses des pentes du col de Larche. Le promeneur qui est entré dans la course rapide de ces eaux jail¬lissantes, s'élançant de la pierre lourde des "tombeaux froids", voit et entend la même chose que celui qui dans Paysages avec figures absentes se retrouvait près d'une "frontière, un poste avancé, perdu au seuil d'un Thibet", là où "la terre ( avait ) l'air de dire: "passe"."
"Hâtives" sont les passantes, "fraîches" et si "claires", et si "vives" que "rien" ne saurait les "assombrir". "Ivres" aussi mais si "pures" qu'"on n'en voit pas le commencement ni la fin". Ainsi, ces "eaux premières" échappent au temps, ce lieu du mélange, ce mixte de présence et d'absence. Fuyant d'un flot qui brille, leur brièveté est aussi signe d'éternité. Eternité que Jaccottet ne situe pas hors du temps mais, au contraire, comme la pointe même du pré¬sent. Telle est leur réalité, leur présence.
Or, à surgir ainsi, la présence défait notre expérience de la durée, où le présent existe à peine, car dans le même temps où il se jette dans un avenir qui n'est pas, il se perd déjà dans un passé qui n'est plus. Si donc les voir ainsi aller "prodigues" dans la joie nous "abreuve" et nous "désaltère", c'est parce que ce n'est que dans la rencontre du présent que nous éprouvons notre réalité de pas¬sant qui doit savoir "leur donner congé". Il reste seul avec leur bondissement, le coup de tonnerre de leur explosion, avec ces "étincelles", cette "foudre d'eau dans les rocs", comme Jaccottet le disait déjà dans La promenade sous les arbres, ce pur jaillissement, à propos duquel dans Cahier de verdure, il rappelle ces mots de Hölderlin: "tout ce qui jaillit pur, en pureté, tout pur jaillissement est énigme". Enigme d'où nous vient cette "fraîcheur" dont la tendre pression incline le poète à tenter de "faire entendre" cela qui est mur¬muré comme "dans une langue étrangère", cela qui n'est que de l'eau.
Et c'est la deuxième "leçon": "faites passer" dit la terre au promeneur "de sa voix qui n'en est pas une". "Mais quoi? Quelle consigne?" Rien, sinon "l'intérieur de ce bruit, de cette course d'eau". Où l'on comprend qu'il s'agit moins de faire passer la beauté aperçue dans "l'asile d'un instant" que celle, ac¬cessible dans l'accord inattendu entre la lumière du jour et la lumière du coeur, plus profonde, et dont elle n'est finalement que le reflet, d'une lumière si autre qu'elle rayonne dans un "espace où l'on ne peut entrer" mais que la parole de poésie, cette survivante qui regarde l'oubli, prend sous sa sauvegarde.
Ne nous étonnons pas si c'est sur cette lumière inconnue que se clôt, du moins dans son espace typographique, Après beaucoup d'années. Ainsi reste-t-on face à cela seul qui importe, à cela seul qui est fidèle, même si c'est dans son retrait qu'il se tient. "Cette lumière inconnue (...) portant toujours un autre nom que celui qu'on s'apprêtait à lui donner"16 n'est le point de butée que d'une "limite heureuse". Après beaucoup d'années, Jaccottet sait laisser toujours vif l'attrait de "ce qui ne peut se voir", comme si c'était la lumière de la présence qui s'occultait elle-même, n'étant dès lors ni "neige", ni "bannière blanche ou bleue / ni rien qu'on puisse vraiment déployer", mais toujours autre chose qui échappera "à toute espèce de chasseur" alors même que de sa poigne, quand bien même il s'agirait d'une caresse, il exige du poète qu'il s'efforce de le tra¬duire du silence. On ne rappellera pas ici les doutes de Jaccottet, sa prudence, effet de sa belle querelle, de son beau souci de parler d'une "voix juste". On se contentera d'en appeler encore une fois à Simone Weil.
Et si je me risque à dire de ce livre qu'il est beau, c'est me souvenant de cette parole: "est beau, le poème qu'on compose en maintenant l'attention orientée vers l'interprétation inexprimable en tant qu'inexprimable"17 .
Beau aussi comme un de ces cols que nous gravirions, garant de conti¬nuité, de passage, douant d'ouverture nos montagnes - ce col fut-il infranchis¬sable - sur cette lumière qui s'élève depuis l'autre versant, remonte les pentes inconnues et dont les premiers souffles, en passant, nous rafraîchissent et af¬fermissent nos pas de marcheurs voûtés par trop de doutes, comme le dit sou¬vent Jaccottet.
Beau, enfin, comme un chant quand il n'est rien d'autre "qu'une sorte de regard"18 , chant qui fait passer cette joie antérieure au poème, "d'un autre ordre que littéraire, Dieu merci!",s'exclame Jaccottet, dont cela "qui ne peut se voir" reste la source toujours vive et que fait affleurer la baguette de coudrier de nos éton¬nements.
Les "beaux chemins" de Philippe Jaccottet sont des chemins de vie. S'ils ne consolent pas, s'ils ne guérissent rien de nos malheurs, ni de ceux, ef¬froyables, de ce monde, au moins mènent-ils "un pas / au-delà des dernières larmes".
Ils aident à vivre parce qu'ils se tiennent toujours sur le versant "où la proue fend l'eau", et qui, pour n'être pas le présent de l'émerveillement - cet insu qui appartient en propre à Jaccottet - est, avec un minimun de perte, ce que le passeur a su amener jusqu'à nos rives. Avec lui, nous nous sentons à nouveau vivants, et comme assurés de nous-mêmes et du monde. Un peu moins lourds, un peu moins sérieux, un peu plus légers. En dépit de tout ce froid...
( Article paru dans la revue SUD, N° , .)
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Entretien 2 - Voir, entendre les couleurs du silence avec Michel Butor
J'ai souhaité après avoir donné en avant-première un premier entretien avec Lorand Gaspar qui ne doit paraître dans la revue Friches qu'en automne/hiver 2007, reprendre un entretien avec Michel Butor paru en 2000 d'abord pour lui souhaiter un bon anniversaire pour ses 80 ans et ensuite pour rappeler combien l'existence des revues de poésie est éphémère puisque la revue La Sape dans laquelle il était paru en 2000 a disparu aujourd'hui.
Alain Freixe : En 1962, avec le peintre chilien Enrique Zanartu vous publiez votre premier livre d’artiste à la galerie du Dragon. Vous l’intitulez Rencontre. Pouvait-on rêver mieux pour un commencement que ce mot ? Pour moi, il dit le heurt qui fera bouger non seulement le peintre et l’écrivain mais également l’espace où trouvera à se matérialiser la rencontre. Quelle idée vous faisiez-vous, cher Michel Butor, en 1962, du livre d’artiste ? Cette conception a-t-elle évoluée au fil des ans et des artistes rencontrés ?
Michel Butor : Je viens d’apprendre la mort d’Enrique Zanartu. Il n’était pourtant pas beaucoup plus âgé que moi. Je l’avais rencontré galerie du dragon, fondée par Nina Dausset, qui avait hébergé le groupe surréaliste d’alors. J’habitais chez mes parents rue de Sèvres et je passais presque tous les jours par la rue du dragon pour aller à Saint-germain-des-près. Le nom de cette rue vient de l’ancienne cour du dragon qui a donné son nom à l’une des journées de la Semaine de bonté de Max Ernst. Elle était déjà fort délabrée dans ma jeunesse. Elle donnait de l’autre côté sur la rue de Rennes par un magnifique porche rococo orné d’un dragon, qui a été détruit deux ans après avoir été classé pour faire un monoprix. La galerie est au coin de la rue Bernard Palissy où s’étaient installés les jeunes éditions de Minuit. Comme il devait y avoir une exposition Zanartu, en 56 ou 57, le nouveau responsable de la galerie, max Clarac-Sérou, m’avait demandé une préface pour le catalogue. Quelques années plus tard, Enrique ayant réalisé cinq grandes eaux-fortes en couleurs, max Clarac réussit à intéresser un commanditaire suédois pour réaliser ce livre. On y voit se produire une rencontre, mais naturellement le titre évoque aussi la nôtre. Presque tous les livres que j’ai réalisés depuis avec des artistes auraient pu avoir un tel titre. La dernière fois que j’ai vu Enrique Zanartu, c’était à l’occasion d ‘une visite chez Antonio Saura, encore pour un projet de livre. J’arrive chez celui-ci qui me dit en m’accueillant : avant de vous faire entrer, je voudrais vous mener chez un ami qui aura beaucoup de plaisir à vous rencontrer. Ils habitaient sur le même palier. Quand à la conception du livre d’artiste alors elle venait de la cohabitation, l’intimité que j’avais tant admirée entre peintres et écrivains dans le groupe surréaliste, et d’un certain nombre de grands classiques, en particulier ceux réalisés par Ambroise Vollard. Cela impliquait grand format et grand luxe. Au fil des années et des collaborations j’ai exploré bien d’autres formats, bien d’autres techniques et si j’ose dire d’autres économies, en particulier ce qu’on peut appeler le luxe pauvre. C’est ainsi que pour nous libérer le plus possible des problèmes de prix de revient que j’ai multiplié les livres manuscrits.
AF : Vous opposez «grand luxe » et « luxe pauvre ». Qu’entendez-vous par cette dernière expression ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette autre économie du livre d’artiste ?
MB : J’aime le papier sous toutes ses formes ; les plus somptueuses qui peuvent coûter très cher, mais aussi les plus simples : le papier journal, le papier kraft, le papier machine sur lequel je vous écris. Je suis donc heureux de le célébrer par des livres qui en montrent les beautés. Et l’on pourrait développer cela pour tous les aspects de la fabrication. Il y a un grand luxe qui revient très cher, qu’il faudra donc vendre très cher, qui sera réservé aux gens riches. Il a ses vertus. Mais il y a aussi un luxe pauvre dont les matériaux ne coûtent presque rien, et qui est fabriqué seulement par le travail de ses auteurs. C’est alors seule la rareté qui peut lui donner une valeur marchande, et peu à peu. C’est par excellence l’objet à donner.
AF : Diriez-vous qu’avec ce mot – Rencontre - pour premier titre de votre collaboration avec les artistes ce fut comme un véritable coup de vent – « salubre », disait Rimbaud, fiable ont toujours pensé les poètes de Reverdy à Dupin en passant par Char – quelque chose qui se serait révélé être comme le garant de cette ouverture par où pouvait passer l’air dont vous aviez besoin, air qui se raréfiait pour finir par manquer totalement du côté de l’écriture romanesque ? Pourriez-vous revenir sur ce moment de rupture, de battement entre deux portes ?
MB : La rupture avec le roman habituel, même « nouveau » était déjà consommée sans que je ne m’en rendisse compte, avec l’écriture de Mobile qui a paru en cette même année 1962. Rencontre avec son côté poëme en prose a été en effet une bouffée d’oxygène. C’est à partir de ce moment que j’ai osé me remettre à écrire des textes que l’on pourrait qualifier de poëmes. Sans l’intense confrontation avec les peintres et leur intense encouragement je n’aurai jamais osé franchir ce pas. Je leur en garde à cet égard une reconnaissance éperdue (hélas ils meurent les uns après les autres ; d’autres plus jeunes les relaient heureusement). J’étais déjà connu comme auteur de romans et d’essais, ils m’ont libérés dans ce domaine qui a envahi peu à peu tout le reste. Cela a été et reste un bain de jouvence. Je me sens un vieux romancier bientôt du siècle passé, mais un jeune poëte tout prêt à entrer dans le siècle nouveau.
AF : Vous parlez, cher Michel Butor, d’une part de « l’intense encouragement des peintres » à propos de la reprise de votre écriture poétique et, d’autre part, d’une’ « intense confrontation » avec eux. Pourriez-vous éclairer davantage ce face à face ? Quels en furent les temps forts ? Les aigus ? Les points d’achoppement ? Les remises en question ? Dessiner comme un parcours ?.
MB : J’ai toujours vécu dans une atmosphère de peinture. Mon père, employé dans l’administration de la SNCF pour pouvoir subvenir aux besoins de sa nombreuse famille (8 enfants, dont une fille morte avant la naissance), aurait bien voulu être peintre. Il a fait de l’aquarelle toute sa vie (paysages et images pieuses) et de la gravure sur bois. Je suis allé apprendre à dessiner chez l’un de ses amis. Quand j’ai commencé à faire des livres avec des artistes, j’ai eu l’occasion de retrouver l’atelier Féquet et Baudier où je l’avais accompagné enfant lorsqu’il voulait de beaux tirages de ses gravures. Certains des artistes avec qui j’ai commencé à travailler sont devenus des amis intimes (Hérold, Bryen, etc.). Chaque dialogue a été différent. Quelquefois les choses n’ont pas marché. Je me souviens d’un éditeur qui avait voulu me faire faire un livre avec des encres de Soulages, peintre que j’admire beaucoup. J’ai écrit mon texte que vous pourrez trouver dans Illustrations III sous le titre Méditation explosée. Je me suis heurté à un refus catégorique, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir de bons rapports avec lui par la suite. Je ne sais , je devais révéler quelque chose qu’il ne voulait pas laisser voir. Je pense qu’aujourd’hui les choses se passeraient différemment. Quant au parcours, eh bien, mon premier livre d’artiste à proprement parler a été Rencontre en 1962. Puis j’ai eu une période où j’ai travaillé exclusivement dans le grand luxe. Je ne me prive pas d’y travailler encore quand l’occasion se présente. Tout était alors imprimé. Puis il y a eu l’invention du luxe pauvre. Je me souviens qu’Hérold avait décidé de faire recouvrir certains étuis du magnifique Dialogue des Règnes avec de la toile à serpillière. C’était splendide, et comme c’est un tissu fait spécialement pour absorber liquides et salissures, il faut le manipuler avec de grandes précautions. Il y a eu aussi Ania Starotsky, artiste russe amie d’Iliazd, avec qui nous avons fait entre autres choses, un ouvrage en photocopie, technique alors dans son enfance. C’est à partir de là que ce sont multipliés les livres manuscrits permettant une réduction considérable des coûts, mais interdisant de réaliser plus de quelques exemplaires. La consultation du catalogue de l’Ecart montre ainsi l’explosion progressive de ma production qui est en même temps devenue secrète.
AF : Comment expliquez-vous cette contradiction, d’une part votre production s’accroît considérablement - plus de 300 artistes – et d’autre part, elle devient plus secrète. Explosion, secret ce sont les termes que vous utilisez. Une explosion silencieuse comme se recouvrant peu à peu elle-même, et finissant par se dérober aux regards, par se cacher.
MB : Ce qui s’accroît, c’est le nombre des objets-livres, mais leur texte est souvent assez court, et surtout le tirage est restreint, surtout quand il s’agit de livres-manuscrits ; il faudrait alors parler de quantité de copies. Cette production n’est d’ailleurs pas médiatisée comme celle qui passe par les grands éditeurs. C’est le circuit des galeries et surtout le bouche à oreille. Explosion douce par conséquent, qui ne m’empêche nullement de vivre à l’écart.
AF : Michel Butor, qu’est-ce qui vous préoccupe, quel est votre souci premier, fondamental – peut-être votre querelle, votre belle querelle ! – lorsque vous entrez dans une relation de travail, d’écriture avec un artiste ?
MB : Je me mets à travailler avec un artiste lorsque je sens une demande. Parfois, c’est effectivement lui qui me propose un projet, mais ce n’est pas indispensable. Ce qui l’est c’est que je sente une sorte d’injustice. Dans ce qu’il fait, il y a quelque chose de précieux pour moi, qui devrait l’être pour d’autres à qui il convient de passer le mot. Donc l’œuvre met en branle en moi un nouveau discours et je lui en suis reconnaissant ; je me sens une obligation. Donc la demande peut très bien venir d’un peintre mort, illustre ou non, qui en quelque sorte se ranime en moi.
AF : Qui lira cet entretien sera certainement touché par le bel hommage que vous rendez à vos amis peintres. C’est donc leurs œuvres, lits de couleurs, couches de matières qui a été, pour vous, occasion d’expérience, cette traversée toujours risquée. Puis-je vous demander selon vous pourquoi ? Ce coup de bêche venu des peintres en vos terres, comment expliquez-vous qu’il visa juste, là où l’eau des poëmes affleurait déjà ? La peinture pour remuer l’écriture, l’irriguer de quelles nouvelles espérances ?
MB : J’avais écrit beaucoup de poëmes étant étudiant. Certains ont été repris dans Travaux d’approche et La banlieue de l’aube à l’aurore. C’était l’époque où je me demandais encore si je n’allais pas me consacrer à la peinture – mais de moins en moins. Retour d’Egypte, travaillant sérieusement à mon premier roman Passage de Milan, j’avais décidé de renoncer aussi bien à la poësie de style habituel, qu’à la peinture. Je me suis mis alors un peu à la photographie, pour quelques années. Mais il s’agissait pour moi de tout faire passer dans le roman. Je n’y ai pas réussi à cause de la production d’essais qui s’est multipliée, laquelle s’accordait à mon gagne-pain, l’enseignement, et aussi à cause du retour du jeune poëte assassiné ou abandonné, en réponse à la curiosité de certains amis. La demande des peintres a rouvert une vanne, mais il faut dire que la liqueur avait considérablement évolué, qu’elle évoluera considérablement encore. Non seulement les peintres m’ont donné une autorisation qui me manquait, ils ont brisé en moi un Tabou, mais ils m’ont enseigné par leurs ouvrages et aussi leur comportement toutes sortes de stratégies de détail. Chacun m’a ouvert une sorte de purgatoire différent ; et il s’en est toujours trouvé un pour me sauver du désespoir ou de l’ennui.
AF : Cette relation entre poëtes et peintres semble sans cesse réactivée, au moins depuis Baudelaire – ah ! la couleur chez Delacroix ! -, au point qu’elle semble sinon spécifique du moins « très » française, non ?
Certes, la renaissance avait su faire un sort à l’adage d’Horace ut pictura poesis, liant arts du langage et art des formes à partir du moment où la Nature – ce Cosmos – leur était modèle commun. Depuis, ce modèle a volé en éclats. Toutefois, n’a-t-on pas toujours quelque mal à échapper à la hiérarchisation qui voit la littérature tenter d’occuper la plus haute marche. Je pense à André Breton affirmant encore dans Position politique du surréalisme que la poésie était le seul « véritable art de l’esprit », qu’elle était capable de pénétrer les autres arts…
L’ut pictura poesis, Michel Butor, comment l’entendez-vous aujourd’hui ?
MB : Dans les grandes religions monothéistes, Israël, Islam, Chrétienté, tout tourne autour d’un livre essentiel : torah, coran, bible. L’écriture est donc première ; elle est même souvent considérée comme antérieure au monde. Au début de l’évangile de Saint Jean, c’est le logos ou le verbe. Aussi l’écrit est considéré comme fondamentalement antérieur à l’image qui ne peut être que son illustration, qui peut être dangereuse si elle s’émancipe, ramener à l’idolâtrie. Cette antériorité de l’écrit est la règle dans presque tous les livres européens jusqu’au XXème siècle. Il faur remarquer qu’Horace, en bon païen, dit : ut pictura poesis, c’est-à-dire : la poésie est comme une peinture, imite la peinture qui, elle, imite la nature. A la Renaissance, c’est plutôt l’inverse : ut poesis pictura, la peinture est comme un poëme, c’est-à-dire qu’elle doit chercher l’inscription profonde qui se trouve au-delà des apparences. Le XXème siècle a assisté à une extraordinaire invasion des images qui prétendaient nous donner une réalité toute crue, antérieure à tout texte, avec la photographie et le cinéma. Nous savons bien maintenant que cette prétendue crudité est un mythe. Mais l’écriture aujourd’hui a besoin de revendiquer sa place tout autrement qu’auparavant. J’aime la peinture qui est comme un poëme (Raphaël, Bellini, Titien) ou comme un commentaire au texte sacré (Giotto), mais j’aime tout autant la poésie qui est comme une peinture, et qui donc va faire surgir à nos yeux des formes et des couleurs qui retrouvent parfois celles de la réalité en nous les découvrant. Je dis ici plutôt réalité que nature, car la photographie et le cinéma ont dès l’origine trouvé leur terrain d’élection dans l’urbain (ce qui n’empêche pas des parties de campagne). A partir de l’urbain l’impressionnisme redonne une nature perdue, en procédant de proche en proche : jardins publics, promenades, villégiatures, etc. Pour répondre à Breton, je pense que la poésie est peut-être le plus grand art de l’esprit, mais qu’elle n’est certainement pas le seul capable de pénétrer les autres arts, elle doit aussi s’en pénétrer.
AF : Pour vous, Michel Butor, le poème, le texte d’accompagnement, le texte mis en route, en chantier serait est-il simple équivalent verbal de l’œuvre plastique ? N’y-a-t-il pas toujours le risque – C’est Daniel Lançon qui cite ce passage de Jean Roudaut dans Une ombre au tableau, texte paru aux éditions Ubacs où votre correspondance avec votre ami Georges Perros a aussi été éditée – d’une appropriation possible dans cette mise en mots, mise en histoire, en fable d’un tableau ? Doute, suspicion…René Char parlait des « lèvres incorrigibles » des poètes lorsqu’ils abordaient l’œuvre d’art. Y aurait-il silence de ce côté-là ?
MB : Un de mes livres s’appelait Chantier (les textes en ont été repris dans A la frontière à La Différence). Pour moi le texte qui accompagne l’image n’est pas un équivalent, mais un complément.Il réalise avec le tableau, la gravure, etc un nouvel objet plus riche. Il est donc difficile de l’en détacher. Pourtant, j’ai l’impression qu’il ne joue vraiment son rôle que s’il est capable d’une vie indépendante, serait-ce au prix des transformations. C’est ce qui explique qu’un texte écrit pour le peintre A, puisse être utilisé par le peintre B pour un nouveau mixte. Il y a des écrivains qui sont tellement imbus de la prééminence du texte, qu’ils voudraient en effet y traduire tout, faire des textes qui puissent à la limite remplacer les objets, les œuvres. Je cherche tout autre chose ; je veux que mon texte ouvre les yeux (ou les oreilles), qu’il rende l’œuvre nécessaire. Cette œuvre-là, peut-être une autre aussi, une troisième, bientôt toute une galerie de musée.
Le tableau nous dit que l’on n’a pas su parler, notamment de lui, mais qu’il faut parler. Son silence est un appel. Cet appel continue tout au long de nos textes qui ne peuvent être définitifs. Après le dernier mot, le silence revient, l’attente. Mais il n’y a pas que les tableaux qui nous disent cela ; tous les grands textes nous le disent aussi. Ils appellent nos lectures fraîches. Nous pouvons entretenir la source, mais à la fin il nous faudra toujours laisser la parole au suivant.
AF : Ecrire avec les peintres, vous l’avez fait. Ecrire à partir des peintres aussi. Sur les peintres, n’en parlons pas. Ecrire en peintre puisque vous me disiez que certains poëmes sont comme des peintures – tout tient dans le « comme », je suppose – cela ouvre les portes de la réalité sur un au-delà du langage ? Chercher dans les mots à aller vers ce qui les dépasse, à faire signe vers un dehors…Ce serait cela la poésie, selon vous ?
De sorte qu’il y aurait à voir le poème comme on voit un tableau, dans sa brusque apparition ? Cette expérience-là est-elle envisageable ?
MB : Le langage n’est langage que dans la mesure où il désigne autre chose, où il donne sur la réalité et nous la donne. C’est pour avoir oublié cette évidence, cette expérience fondamentale, que toute une partie du structuralisme, les yeux brouillés par de vieux préjugés, s’est mise à tourner en rond. Ecrire comme les peintres, cela peut vouloir dire :Ecrire comme les peintres écrivent, car cela leur arrive souvent, et si certains sont un peu bavards, d’autres sont d’excellents écrivains ;
Ecrire comme les peintres peignent, donc regarder avec eux, les regarder peindre, tirer des leçons de leur travail.
En ce qui concerne le résultat, le texte rivalise avec une peinture dans la mesure où il évoque avec force des images, des couleurs, appelant souvent à son secours l’œuvre du peintre qui les fournit. Dans la mesure aussi où il fonctionne comme une peinture. Certes celle-ci, pourvu qu’elle soit de petit format, peut être appréhendée d’un seul coup, alors que nous épelons d’abord le texte lettre à lettre, puis l’ânonnons mot par mot, puis prenons notre envol sur la page, mais les différentes parties de celle-ci subsistent pendant cette opération. Il y a des régions réservées : pagination, titre courant, titres de chapitres, annotations, dans lesquels nous puisons comme pour reprendre haleine avant de reprendre le fil (ou les fils). Il est facile de voir que le fonctionnement du poëme est plus proche de celui de la peinture que celui de la prose. Le poëme nion ponctué est plus visuel que celui qui est ponctué. Les signes ayant été inventés pour faciliter la lecture à haute voix, puis à voix de plus en plus basse, de plus en plus intérieure. Les nombreux « tableaux » synoptiques qui illustrent nos manuels nous éclairent à ce sujet. Le poëme s’en rapproche plus ou moins notamment quand il utilise la forme essentielle de la liste : litanies, catalogue des vaisseaux dans l’Iliade, etc.
Il arrive qu’il y ait ainsi brusque apparition d’un tableau. Je me souviens par exemple de mon étonnement lors de mon premier voyage à Florence, lorsque j’ai découvert le tryptique Portuari de Hugo Van den Goes. D’abord, je ne savais pas qu’il y eût des primitifs flamands à Florence. D’autre part je n’imaginais pas dans cette école un tableau si grand. Cela a été comme un coup de foudre. Mais après ce premier moment, comme je me suis promené de détail en détail, de panneau en panneau, des deux côtés des panneaux extérieurs. La nouveauté produit ainsi une sorte de déflagration. Mais pour le peintre en général que de temps avant d’arriver à ce résultat, avec dessins préparatoires, esquisses, repentirs. Souvent des semaines, parfois des années.
De même la première lecture d’un poème peut apporter un tel coup de foudre. Je pense aux Illuminations si bien nommées. J’étais adolescent. Je n’imaginais pas qu’on puisse faire des choses pareilles avec des mots. Comme je les ai relues depuis, et quels trajets j’y ai parcourus !
Lors de sa première rétrospective au Museum of Art, un critique incompréhensif demanda à Mark Rothko combien de temps il lui fallait pour faire une de ces œuvres, imaginant qu’il répondrait quelque chose comme une grosse demi-heure. Mais il lui dit : 65 ans, l’âge qu’il avait.
AF : Cette question pour clore notre entretien. Elle porterait sur cette citation de Paul Klee que vous rappelez dans votre entretien sur Michaux, publié dans le Magazine Littéraire d’avril 98 : « Ecrire et dessiner sont semblables en leur fond ». Le croyez-vous ? N’est-ce pas là encore – et en quel sens alors ? – la question de la trace qui se pose ? Et puis dessiner, peut-être, mais peindre, et qu’avec la couleur cèdent les contours ?
MB : Oui, la trace, toujours. Sur une surface plus ou moins unie, blanche en général, mais pas forcément, le dessinateur aussi bien que l’écriveur, dispose des traits noirs en général, mais pas forcément. Les bâtons de l’écolier évoluent en un sens vers des lettres, dans un autre des représentations visuelles, entre les deux l’ idéogramme. L’écriveur obéit dans la disposition de ses traits à des règles extrêmement strictes impliquant un passage au moins possible par l’oral. Le dessinateur d’autrefois, dans sa recherche d’une ressemblance, obéissait à des contraintes aussi serrées. Les changements dans la relation au modèle ont libéré le dessinateur. L’enchaînement des signes-lettres chez l’écriveur se fait fondamentalement au long d’une ligne idéale dont les sections s’entassent en pages, les pages en volumes quelle que soit la forme de ceux-ci. Mais le manuscrit avec ses ratures, ajouts, renvois peut rivaliser de liberté plastique avec les produits du dessinateur. Quant à l’imprimé, il nous suffit d’ouvrir un peu nos volets pour découvrir la richesse des titres, sous-titres, tableaux, titres-courants, notes, etc., sans parler même de la relation avec des illustrations sur la page, le texte pouvant devenir lui-même une illustration (photographie d’une page de telle édition particulièrement belle ou intéressante). Les lettres peuvent retrouver leur figuration enfouie ; les dessinateurs peuvent leur en inventer de nouvelles : alphabets figuraux, lettrines, etc.
En ce qui concerne la couleur, notre tradition scripturaire (prééminence du texte, du livre, sur son illustration ou décoration) nous a menés à opposer, comme Mondrian pendant toute une partie de sa vie des non-couleurs : blanc, noir et tous les gris, à des couleurs : celles du spectre solaire et leurs combinaisons. Mais Mondrian lui-même n’a pu maintenir cette opposition dans ses dernières œuvres où il découvre avec émerveillement que le noir aussi est une couleur.
Ainsi notre écriture, c’est en général des signes noirs sur un fond blanc, mais toutes les autres couleurs sont possibles, à condition bien sûr de conserver un contraste suffisant. C’est un bouleversement complet de nos habitudes, et surtout de celles des éditeurs. Ainsi Cendrars imprime en couleurs la Prose du Transsibérien, moi Boomerang.
Le dessin était, dans l’enseignement traditionnel des beaux-arts, conçu comme contour cernant une couleur qui le remplissait, comme un liquide dans une bouteille. On voit la filiation avec l’art du vitrailler ou de l’émailleur. La couleur peut s’épanouir beaucoup plus librement, le dessin devenir lui-même une matière de points, cils, boucles, etc qui remplit une forme en l’animant. L’écriture aussi. Pensons seulement à la bouteille de Rabelais.
Lorsque j’écris à la main dans l’œuvre d’un artiste : dessin, gravure, gouache ou collage, j’éprouve à chaque mouvement de ma plume l’énorme influence de mes dessins-mots sur les dessins-images qui les entourent, ceci naturellement déjà antérieurement à la lecture en mots et phrases qui fait intervenir des océans de références, de formes et couleurs remémorées, imaginées. La peinture nous force au silence pour nous rendre capable d’entendre sa rumeur. La poésie propose sa rumeur pour nous rendre sensibles aux couleurs du silence.
* La photographie de Michel Butor a été prise par Marc Bénita à Mouans-Sartoux en octobre 2005.
© Alain Freixe
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