21/11/2006
André Frénaud, poète métaphysique?
(Texte remanié d'une conférence prononcée à La Maison de la poésie de Grasse le vendredi 17 novembre 2006 à l'invitation de l'association Podio qui travaille pour "la défense et 'illustration de la poésie à Grasse.
J'invite ceux qui souhaiteraient prendre connaissance des poèmes lus lors de cette intervention à se procurer les livres. L'oeuvre poétique d'André Frénaud se trouve maintenant disponible sous la forme de 5 volumes dans la collection Poésie/Gallimard)
« Oublions les choses, ne considérons que les rapports"
Braque
Et d’abord pourquoi André Frénaud ?
Peut-être à cause de ces mots de Bernard Noël rencontrés dans son article sur jacques Dupin paru dans Strates, volume collectif dirigé par notre ami Emmanuel Laugier : « Peut-être Jacques Dupin a-t-il des frères en Pierre-Jean Jouve et en André Frénaud, il n’a pas de semblable », mots qui font signe vers une voix, un timbre singulier, une manière unique de remuer la langue et de la faire sonner de manière tantôt assourdie et tantôt agressive…
Peut-être à cause de cette solitude dans le paysage poétique des années 50/80 qui le voit persister alors que s’imposent fragments et dis-jonctions à écrire de longs poèmes qui sont autant de vastes méditations, autant « d’affrontements de la nuit qu’il avait en lui », selon les mots d’Yves Bonnefoy.
Peut-être à cause de ces mots anciens de Montale qui en 1953 écrivait : « La poésie est appréhendée par lui comme un acte vital qui porte et résout en soi toutes les contradictions par le fait même de les vivre (…) c’est le seul monde où puisse évoluer u !n homme comme André Frénaud, poète de grande culture, mais qui ne croit pas à « la littérature », individualiste, sinon anarchiste, disons un esprit réfractaire qui ressent pour les hommes une « piété » infinie et qui ne pense pas qu’on puisse les racheter à coups de trique, comme on le fait des brebis égarées. »
Ou ceux de mon ami Gaston Puel qui dirigea en1981 un N° spécial de la revue Sud sur André Frénaud et qui écrivait dans sa préface que ce dernier « se (présentait) à nous comme l’un des poètes français les plus nécessaires à notre survie d’homme de 1981 »
Peut-être à cause des paradoxes que souligne Gaston Puel: - homme qui commence par la fin. Ainsi le poème Epitaphe qui date de 1938 et ouvre son livre Les rois mages paru en 1944 chez Seghers
Lecture de Epitaphe, Les Rois mages, Poésie/Gallimard, p.15 (30 ‘’)
- homme qui aime les hommes mais qui écrit un ‘je me suis inacceptable » !
- athée qui ne cesse de revisiter la tradition chrétienne
- révolutionnaire tôt revenu de ses rêves mais qui pas de son idéal de justice
- amoureux de la nature qui déclare que « toujours les grandes villes (l’)ont troublé plus que la nature qui est trop claire et qu’elles seules donnent « le sentiment de ce que l’on n’atteint pas »
- amoureux de son « vieux pays » de Bourgogne mais qui avoue s’être épris définitivement de l’Italie et peut-être à un degré moindre de l’Espagne.
On pourrait continuer...
...on en trouverait d’autres de ces contradictions dont la tension entre elles sembler le tenir. Par là, écrit Ramos Rosa, « il se maintient humain et capable de sur monter sa réclusion »A moins que ce ne soit ces mots qu’Yves Bonnefoy m’adressait dans un courriel du 19 avril 2006 : « Et tous mes voeux pour ce que vous allez faire pour Frénaud. Il est grand temps que ce poète d'une génération mal perçue au lendemain, à peine, du surréalisme, si autre, et, quant à lui, occulté (avec Follain) au sein même de cette génération par la renommée de Ponge qui était talentueux mais bien peu poète, eh bien, soit remis au centre de l'attention. C'était mon désir et j'avais d'abord imaginé une édition Quarto, à la semblance de celle qui se faisait avec l'oeuvre de Tardieu (un auteur que je ne fréquente guère, peut-être à tort) mais il nous fut répondu qu'elle ne se vendrait pas. C'est alors qu'André Velter, qui aime Frénaud, a imaginé cette belle idée d'associer une publication des deux derniers livres à une réimpression et nouvelle présentation d'Il n'y a pas de paradis. Et je vois qu'il y a "de la réponse". Mais la partie n'est pas gagnée parce qu'elle est celle de la poésie en ce que la poésie a assurément de plus difficile, autant que de totalement spécifique: ce par quoi elle n'est pas le mieux dire d'un vécu gardé dans le monde balisé et limité par la pensée conceptuelle, mais un outre dire, une percée vers de l'immédiat, une coïncidence tentée avec ce que le temps et le lieu veulent, au plus proche, de nous. C'est parce qu'il avait ce souci en somme ontologique que Frénaud n'était pas perçu. Et il souffrait d'être pris, parfois même, pour un "poète paysan"! J'espère que j'ai pu réussir à montrer que son rapport à la Bourgogne était tout de même tout autre chose. »
Et qu’importe ! Au seuil de ce qui sera l’année 2007 où nous fêterons le centième de la naissance de René Char, il me semblait justice peut-être de rappeler que ce serait aussi celui d’André Frénaud. Et d’insister sur le fait que désormais nous disposons de son œuvre poétique complète sous la forme de 5 volumes dans la collection Poésie/Gallimard.Voyez si déjà je glose… Si je contredis déjà à l’essentiel à savoir qu’ « une œuvre est le lieu de rendez-vous que le poète donne aux autres hommes, le seul où il vaille vraiment la peine d’aller les trouver. » selon les mots de Pierre Reverdy dans Cette émotion appelée poésie, que je fais mien.Allons-y donc :
- Lecture de Les Rois Mages, in Les Rois Mages, Poésie/Gallimard, p.141 (4’)
- Lecture de La plainte de Roi Mage (extraits), Les Rois Mages, Poésie/Gallimard, p.151, (3’)
- Lecture de L’étape dans la clairière (extraits), Les Rois Mages, Poésie/Gallimard, p.167 (10’)
Je termine par l’étape dans la clairière parce que c’est un de ces longs poèmes dont je vous parlez, parce qu’on voit le poète revisiter une certaine mythologie chrétienne, parce qu’on y trouve le thème du château, ce haut-lieu qui à l’approcher se dérobe, celui de la quête et du « courage perpétuel » qu’il y a à poursuivre. Malgré tout…parce qu’il est aussi l’exemple d’une de ces collaboration avec les peintres qui fait aussi la grande caractéristique d’André Frénaud – et ce seront Ubac, Villon, Miro, Fautrier, Chillida Vieira da Silva, Alechinsky, Léger, Masson…
Voyez ce qu’il écrit à Jean Bazaine qui l’accompagnera pour cette Etape dans la clairière :
« Je rêve à des mots en ure, à partir de coiffures que tu emploies, et déjà dans ton aquarelle, j’imagine, ou je crois voir, le brandissement d’une armure ; et armure fait songer à blessure (l’homme est l’homme blessé intérieurement, blessure dont l’armure ne protège pas, même si l'homme se cambre et nous voilà à cambrure. Et, dans ce monde incertain, du moins y a-t-il, dans le ciel ou dans le fond, des échancrures, comme ces brèches dans la forêt que sont les clairières.Et puisqu'il est question d'une quête, d'un cheminement dans l’espaœ, qui rend compte des aventures en rapport entre la distance et la proximité. Où en est-on de la quête? A combien d’encablures du but, mais y a-t-il un but? Ma poésie dit le hors d’accès et l’imminence – et l'imminence qui se diffère avec l'être qui se dérobe ».
(J’ai extrait ce texte d’une lettre qu’André Frénaud écrivit à Jean Bazaine alors qu’ils étaient entrain de travailler – c’était au cours de l’automne 1980 – à l’accompagnement que le peintre imaginait pour l’Etape dans la clairière – Jean Bazaine donna des extraits de cette correspondance pour le N° que la revue Sud consacra à André Frénaud en 1981, numéro qui fut dirigé par Gaston Puel.)
A quoi je rajouterai bien le mot droiture !Je vais m’efforcer de glisser quelques mots aux côtés de ceux d’André Frénaud, suivant en cela son conseil : « faire le tour » de ces mots arrivés en cataracte !
Le premier mot, celui de blessure. Que l’homme soit une « créature mutilée », que « la vraie vie soit absente », qu’ « il n’y ait pas de paradis » et qu’en cela réside « la démesure de l’infortune métaphysique de l’homme », que les hommes ignorent cela passionnément, que la poésie entende répondre à cette dimension métaphysique de l’homme, cela André Frénaud ne cessera de le répéter (cf. Notre inhabileté fatale, ce dialogue avec son ami Bernard Pingaud).
On me permettra deux mots à propos de mon titre. J’ai risqué ce mot de « métaphysique » dans mon titre comme épithète et je l’ai assorti d’un point d’interrogation par pure rhétorique !
Car Oui, André Frénaud est un poète métaphysique ! Nous y reviendrons…
André Frénaud, poète métaphysique ?
J’ai aventuré, puis voulu ce vocable si chargé de connotations souvent négatives, si lourds de polémiques, pour au moins 3 raisons :
d’abord parce qu’André Frénaud n’hésite pas à l’utiliser à plusieurs reprises, ainsi par exemple écrira-t-il de ses Poèmes d’en dessous le plancher qu’ils maintiennent le pas gagné d’une ambition métaphysique de la poésie française » dans ses Réflexions sur la construction d’un livre de poèmes, texte qui clôt La sainte face.
Ensuite, pour faire un signe vers cette année 1939 au cours de laquelle se préparait autour de Jean Lescure – mort il y a peu et dont je salue ici la mémoire – ce fidèle ami d’André Frénaud, le deuxième cahier de la revue Messages, Poésie et métaphysique , au sommaire duquel on trouve entre autre : Jean Wahl avec un article sur Métaphysique et poésie ; Gaston Bachelard et son Instant poétique et instant métaphysique, T.S Eliot et sa Poésie impersonnelle, Paul Eluard avec ses Jeux vagues (sur la poupée)….
Enfin, parce que la métaphysique n’est pas ce qui vient « après » et/ou au-delà de la nature, sa force, ses poussées vers les rivages de la lumière. La métaphysique ne dépasse rien. Après la/le physique, il n’y a rien. Telle que j’aimerais l’entendre, elle serait plutôt ce qui soutient la physique du monde, ce qui nous ouvre à ses plis et replis, enveloppements et développements.
André Frénaud connaît cette blessure première, fondatrice de l’humanité même de l’homme. Il sait l’homme séparé de lui-même, des autres et du monde.
Il sait qu’il vit hors de tout et hors de lui-même, qu’il avance « mêlé(s) à tous et séparé(s) ».
Il sait qu’il est aussi l’être qui passe son temps à oublier cette blessure dans ses pensées – là est son armure, être imaginaire qu’habille son épouvante – c’est pourquoi il a besoin de consommer une part énorme de rêve afin de se rendre supportable l’idée de sa finitude et de la mort. L’homme oublie son être dans ses pensées – mauvaise fuite ! – la poésie le ramène à lui-même, au lieu le plus déshérité qui soit, celui de son exil radical et ainsi le révèle à lui-même : « toute créature passe par une eau obscure avant de naître / sortie de là tous les pas qu’elle fait / la rapproche du plus noir », La sorcière de Rome aux « paroles qui éclairent » le sait : « nul ne s’égare ». Il y a bien un traumatisme de la naissance – J’emprunte ces mots au psychanalyste Otto Rank – là est « l’origine de ce manque fondamental et inacceptable qui se trouve ainsi fonder la poésie comme un besoin irréductible » déclare André Frénaud dans Faut-il croire en la poésie ? texte-brouillon d’une conférence qui ne fut jamais prononcée et que Jean-Yves Debreuille publie Dans le N°1 des Cahiers de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Quelque chose a été perdu.
Quelque chose qui demeurera inaccessible.
Quelque chose du côté du « tout qui échappe » et dont Actéon dans La mort d’Actéon fera l’adversaire et l’objet de la quête.
Quelque chose du côté de la grande unité.
Quelque chose comme un paradis.
Quelque chose d’inguérissable et qui voue l’homme à toutes les errances, qui fait de lui un éternel nomade jeté sur toutes les routes – Toute la poésie d’André Frénaud résonne de ces injonctions, Vous les avez entendus dans les poèmes lus précédemment, écoutez celles de L’auberge dans le sanctuaire : « Allons ! Les chemins nous attendent / ici ailleurs nous sommes des routiers…ça va mieux, nous devons repartir » .
C’est toujours la marche en avant. Vers l’impossible salut. À cause de cet « appel insensé » qui nous a fait Roi mage de notre vie en quête du vrai lieu, de la « vraie contrée ». Telle est « l’aventure de l’homme dans la durée », « héros en marche / par les contrées mortelle », «aventure qu’il lui arrive de « maudire » dans le poème Les rois mages, vous vous souvenez, parce qu’on nous a trompé, qu’ « on nous a fait de faux rapports » et ce « depuis le début du voyage / il n’y a pas de route, il n’y a pas de lumière ».
On le voit, c’est bien le temps qui marque notre impuissance foncière. Temps, dimension métaphysique de l’homme sur quoi nous sommes sans pouvoir mais qui, par un étrange renversement, au moment même où il nous prive d’un rêve de puissance, nous rend à nos pouvoirs. Alors le temps devient le signe même de notre liberté ouvrant sur ce versant éthique où le devoir prime l’être. Ainsi le temps loin de nous perdre comme pourrait le laisser croire un cliché romantique, le temps nous tient, nous soutient, aide à notre maintien. Et c’est vraiment sur ce point que j’aimerais insister.
Et les passages sont nombreux où André Frénaud ne traîne pas le temps au banc des accusés mais vante celui qui « avec nous (est) comme un compagnon inventif . Il active et ralentit avec justesse l’impatience qui n’est plus angoissée de nos pas », « temps (…) ouvert et vivace » et même si « demain précipitera de nouveau l’opacité cruelle du jour », même si à la fin on perd le fil, c’est que nous le tenions…un temps du moins.
C’est ainsi qu’on ne sort pas du voyage !
C’est que ce serait là abdiquer. Perdre cette dignité crispée à laquelle tenait tant André Frénaud. C’est pourquoi il faut poursuivre. Jamais les chevaliers, les rois mages, les routiers, les errants des grands poèmes d’André Frénaud ne cèdent au nihilisme. Leur énergie, ils l’alimentent à un « non-espoir ».
Etre des lointains, l’homme dans la poésie d’André Frénaud remonte ses épaules, relève la tête et poursuis . L’échec ne saurait prévaloir, l’énergie ne saurait être hostile.
Telle est la cambrure d’André Frénaud. Cette posture : insoumission et tenue, c’est celle sur laquelle insiste Gaston Puel dans son article Tenu par…, paru dans le Cahier Pour André Frénaud que publièrent les éditions Obsidiane et Le temps qu’il fait en1993 : Debout, Frénaud se tient debout sans Dieu, sans espoir. Mais sa digne verticalité, sa dignité verticale est amour, attente de la Présence, de la Visitation. Le poète poursuit l’être, le poème appelle la parole, la poésie. »
Il y a là une stature poétique, c’est celle d’un qui ne se résigne pas. Abattu peut-être mais qui ne se couche pas ou alors juste pour l’étape, dans l’auberge où les tables sont chaleureuses. Il est des non qui redressent, des refus qui éclairent. Ce sont ceux de qui entend ne pas s’en laisser compter par les religions, les défaites et les fatigues, toutes liées à ce que Mario Luzi appelait le « dur filament d’élégie ». André Frénaud a ce courage et c’est de cela dont vibre, résonne sa poésie.
Lecture de L’auberge dans le sanctuaire, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard, p.103 (3’15’’)
Ce qu’il y a de terriblement émouvant dans la poésie d’André Frénaud, c’est qu’on y voit l’homme tenir dans un dénuement abrupt, sans s’agripper à la vérité, à Dieu – tôt et définitivement rejeté, question de dignité avouera-t-il à Bernard Pingaud – et pas même à l’être qui à passer à notre portée, réduit nos yeux en cendres non sans introjecter ses feux à l’intérieur d’un corps déjà en flammes.
Ici, l’homme est l’homme de tous les chemins et si ces chemins le conduisent à la mort, c’est selon un parcours où la mort est remise à sa place : entretenir la vie !
Oui, André Frénaud peut affirmer que sa « poésie dit le hors d’accès » ; rien, aucune expérience de fusion dans un tout rassurant et c’est même de cela que l’on souffre, c’est même cela que l’on voudrait, après quoi l’on peste et grogne mais c’est cela qui est interdit, l’existence humaine reste tragique, écartèlement et tension entre son être et tous les êtres la définissent. Il n’y a pas lieu plus exposé que celui de l’existence humaine, toujours placée « sous les coups du dehors » et sans le secours d’une conciliation, d’une réconciliation.
Pourtant, ce ne sont pas les occasions de « noce » qui manquent même si toujours elle finira par se révéler « noire ». Même si « jamais « l’événement ne prévaudra sur le parcours / je le savais dès l’origine », écrira André Frénaud dans La lumière de l’amour.
Ce sont là échancrures au ciel ou au fond comme clairières dans la forêt comme il le dit à Jean Bazaine. Soudain, l’être passe et sans bruit. Et c’est ce fameux Passage de la Visitation.
Et nous voilà à nouveau obligé de nous colleter avec la métaphysique et contraint de prendre en considération le fait que (souvent) la critique exercée à l’égard de la métaphysique porte sur la notion même de Présence, soit cela que l’on peut entrevoir de l’être dans l’échancrure que sa force fait au réel. Et l’on va disant que finalement on cède beaucoup à une certaine autorité magico-religieuse puisque c’est d’être et de rester secret que ce maintient cette présence.
Je voudrais montrer que c’est là accorder un sens superficiel et grossier à cette notion.
La présence n’est jamais celle de la chose. Elle ne renvoie pas à je ne sais quelle solidité de l’être. La présence est quelque chose qui s’arrache à la mort. Et se soulève. Et se suspend. On le voit bien dans ces vers d’André Frénaud, ; extraits de Pour ne rien perdre de ma vie :
Lecture de Pour ne rien perdre de ma vie (extrait), Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,p.119 (30’’)
La présence métaphysique arrache à la mort son caractère essentiel : l’absence trop présente, l’absence devenue si présente qu’elle envahit tout l’être. La présence est toujours impérieuse. Elle surprend ! Au moment où elle surgit, elle saisit, elle transit.
C’est quelque chose qui nous traverse (pensée ou sensation). C’est une rencontre. La présence métaphysique n’est donc pas un objet assigné, un être délimité mais une force qui traverse et illumine. En passant. Elle implique donc un certain rapport dont on sort différent. Est seulement saisissable le rapport, la relation. L’événement instantané, vif comme l’éclair est comme son droit à paraître. Ainsi toute chose a son moment métaphysique, son apparaître ontologique. Ce qui fait que les choses sont saisissables en expérience – donc insaisissables – c’est la menace du temps. Cela les fait visibles. Si William Blake a pu dire que « l’éternité était amoureuse des ouvrages du temps », c’est dans la mesure où elle est la conscience fulgurante de ce rapport. C’est là une éternité mortelle, le célèbre « un éclair…puis la nuit » de Baudelaire.
Dans ce moment métaphysique, dans cet instant, le temps comme suspendu bourgeonne.
On fait non l’expérience d’un fragment du tout mais celle du tout un peu.
On le croyait définitif, le voici éphémère ! Le tout se donne et se cache à la fois.
On fait également l’expérience que l’infini n’est pas une propriété des choses du monde mais une manière qu’elles ont de se donner à certains moments, en certains lieux. Le sentiment de l’infini ne dure qu’un instant . Il ne s’engage pas dans l’infini. Il l’effleure. Il ne peut aller plus loin. Il est pétrifié. Brûlé :
« Quand enfin je vais l’atteindre dans les yeux
sa flamme a déjà creusé les miens, m’a fait cendres »
Le regard sur l’infini n’est que celui d’un instant. Il doit se suspendre. C’est sur le seuil que tout s’arrête.
Cet instant nous mène-t-il devant porte close ? Non, la porte est ouverte - sinon où l’échancrure ? – et ce que nous entrevoyons c’est une enfilade de portes . Nous avons clé et serrure mais « la demeure fait défaut absolument ». Le « château » ne s’atteint pas. Il s’éloigne dès qu’on l’approche et se rapproche dès qu’on se décourage.
Le/la voir, c’est y avoir accédé.
Lecture de Chemin de Saint-Jacques in Haeres, Poésie/Gallimard p.165 (30’’)
Ce poème de Haeres, Chemin de Saint-Jacques, dit-il autre chose que cette vue, ce rapport et en plus ici dans la lumière de l’amour, dit-il autre chose que voir de loin, c’est voir au loin.
Oui, nous sommes voués aux encablures car ce qui se dérobe, c’est ce qui ferait centre, cela qui manque depuis que Dieu est mort. Et c’est cela, cette dérobade, ce décentrement qui nous jette dans l’interminable d’une quête de « l’être inaccessible ».
Lecture de Construire en marguerite in Haeres, Poésie/Gallimard, p.171 (30’’)
Et c’est là notre unique manière d’en être les passeurs ! Passeurs d’un rapport, de ses vibrations – musique et lumière !
Il reste au poète à tenir ce rapport. Où, sinon dans ses poèmes, ces « objets qui tremblent », ces « murmures misérables » qui rapportés au paradis sont néant certes – Et c’est toujours haineusement qu’André Frénaud nous enjoint d’aimer la poésie ! – mais à échelle humaine, ils sont tout ce qui nous reste pour témoigner encore d’ « une vocation à la divinité de l’être » et pour faire de la vie une « clairière habitable ».
Oui, si j’aime la poésie d’André Frénaud car c’est bien de cela qu’il s’agit finalement.
C’est que de poème en poème, c’est la terre ferme que je sens sous mes pieds. La terre des hommes. Non seulement la nature, la matière et ses lois – même si ses forces, sa poussée y sont actives mais un lieu qui a ses clefs de voûte dans la parole » selon la définition d’Yves Bonnefoy. Un lieu risqué où l’on parle certes, où l’on aime, lutte et marche, titube, s’effondre, chutes dont on se relève. Pour continuer. À avancer.
Si j’aime la poésie d’André Frénaud, c’est parce que je m’y sens chez moi.
Chez moi, ce n’est pas forcément ici. Ici, et comme à demeure. Installé. Assis. …Chez moi, c’est plutôt le tremblé d’une voix. Là un autre séjour est possible dans ce monde. Là se trouve confirmée l’intuition que, pour l’essentiel, le sens de nos vies se joue ailleurs que dans les martèlements réitérés de l’ordre, ailleurs que dans la cacophonie, l’incohérence, banales et imposées, de la vie comme elle va, où pourtant chacune de nos existences nécessairement s’enracine et se dépense.
C’est là que ces « machines inutiles », dont André Frénaud prend soin de nous dire que c’est par « dépit amoureux » qu’il a osé cette dénomination, révèlent toute leur utilité. Ne craignons pas ce mot quand il est la conséquence de cette quête de vérité qui lui donne son sens, soit sa direction.
Maintenir l’homme comme chance, là est toute « l’utilité poétique ».
André Frénaud est un de ceux qui « redresse au lieu d’anéantir », selon les mots d’André du Bouchet à propos de René Char. Dans ses écrits, la poésie redresse, relève l’homme en le menant, par delà toute actualité sur les chemins de son présent où se posent les questions – et tout lecteur d’André Frénaud sait combien elles sont nombreuses dans son œuvre – qui font vivre.
Poésie, lecture d’urgence en ces jours où il semble légitime de se demander si nous voyons vraiment autre chose que ce que voyait Henri Michaux en de plus sombres temps, à l’époque d’ Epreuves, exorcismes (éditions Gallimard, 1946): « J’ai vu ici, l’on brise les hommes. Ici, on les brise ; là, on les coiffe. Et toujours il sert. Piétiné, comme une route, il sert ». Dans les textes des poètes, Dans ceux D’André Frénaud, oui, c’est là que l’on voit « l’homme comptant pour homme ». C’est là que nous naissons et renaissons. Incessamment. Là où se vrille la langue, où le temps fait du bruit, là s’invente le détournement des énergies vers la « vie requalifiée » dont parlait René Char.
À André Frénaud la parole pour terminer. Parole qui dit la vie, la « possible dignité de vivre / au long des déambulations dangereuses » (Ménerbes) .
Lecture de Où est mon pays ?, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard, p.137 (5’)
© Alain Freixe
18:05 Publié dans Du côté de mes interventions, Inédits | Lien permanent | Commentaires (0)
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