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11/09/2006

Lu 6 : Viendra-t-il le ciel?

Il y a tant de choses que nous ne verrons pas ! Tant de nuits à l’intérieur du jour. À rôder en lisière, sur les bords déchiquetés des hommes quand ils aiment. La littérature s’affronte toujours à la même question : comment raconter l’irracontable ? Et toujours tentant cela, toujours ses pages nous font entrevoir sinon cette nuit du moins les premières vagues d’une d’entre elles.
Pris entre beauté convulsive des surréalistes et construction maîtrisée du Nouveau Roman, Vienne le ciel est un beau récit, publié aujourd'hui par les éditions de l'Amourier dans leur collection Thoth. Beau d’être aussi troublant. Qu’une « mère soit le cadavre d’une femme amoureuse », si cela ne peut se dire, cela peut s’écrire. Se composer. C’est tout l’art de Jérôme Bonnetto que de bâtir un récit comme une mosaïque où jouent des voix narratives multiples. L’effet de brouillage dure peu, très vite on repère les différentes tesselles , leurs couleurs et nuances. Jamais on ne perd le fil du chemin invisible, ligne de fracture interne qui parcourt l’épaisseur et l’obscurité de la vie d’Ada comme dans ces cristaux si transparents qu’on finit par y noyer ses yeux.
Allez, comme de juste, je vais m’exécuter et m’efforcer de répondre aux fameuses questions ; de quoi ça parle ? Qu’est-ce que ça raconte ? Pour le dire vite et j’espère pas trop mal : un photographe – on a son carnet – propose à une jeune femme, Ada, de la photographier tout au long d’un « voyage sentimental » qui va les conduire de Prague à Paris, puis Tokyo, Petersbourg, encore Prague et enfin une ville imaginaire, celle de ce dernier chapitre où se mêlent alors qu’un bateau s’en va emportant l’homme aimé, les voix d’Ada et de son fils Alexandre. Alors pour que vienne le ciel, une mère demande à son fils de la tuer en lui brisant la nuque au moyen d’une pierre, celle-là même qu’il est devenu. Pour que Vienne le ciel, il faudra bien des prières. Des folies. On laissera aux lecteurs le soin de décider s’il viendra ou pas.
Compositeur ai-je dit, monteur aussi bien. Dans ce récit où la problématique photographique, cette folie de l’instantané, cette fraction, ce point de présent déjà enfui se croise avec la problématique littéraire qui se développe, elle, à l’aventure, les éléments se mettant en place chemin faisant – écrire ne saurait se faire qu’au présent . Dans les deux cas, on cadre. On coupe. Comme le tailleur de tesselles. Puis on met en place. On agence. On monte. Douleur et lumière de ce qui tient on ne sait plus trop comment tellement les lignes de narration deviennent souples et comme poreuses. Comme dans ce dernier chapitre où sans le soutien d’une quelconque ponctuation s’impose le rythme qui emporte ce chant d’amour. Et de mort.

© Alain Freixe

10/09/2006

Lu 5 : Serge Bonnery, homme du Midi noir

Après "Une patience", ce récit qui à partir d’un objet – cette planchette percée d’une rainure, dont les soldats se servaient pour astiquer leurs boutons – laisse s’opérer – avec « un tremblé dans l’écriture » dont Yves Ughes disait qu’il « était cultivé comme un acte de fidélité » - un lent travail de mémoire autour de la figure d’un grand-père, ancien poilu de 14-18 ; après Le temps d’un jardin où le grand-père est convoqué mais cette fois comme donateur de « l’amour des choses terrestres », voici "Les roses noires", aux éditions de l'Amourier, collection Thoth, une histoire d’amour, un récit d’enfance si l’enfance n’est pas seulement un âge de la vie repérable sur la ligne du temps mais ce qui n’arrive jamais à se dire. Et comme tel fait retour. En fantôme obstiné.
Le tempo de l’écriture de ces trois livres diffère. Les roses noires sont un texte qui fait du silence et du secret, de l’attente, du mystère et de l’oubli, son sujet. Quelque chose se tient caché dans ce texte, quelque chose qui est ignoré du texte lui-même. Et c’est peut-être de savoir ce que c’est que d’aimer…
Si le récit est bien le lieu même de la mémoire ; si raconter, c’est bien conserver, maintenir au plus près ce qui fut vécu, Les roses noires nous content l’histoire d’une perte. Ce qui a été vécu, la mémoire même du narrateur se trouve dans un carnet, Le cahier noir de Jean, qu’il finit par ne plus retrouver…Du coup, Les roses noires pourraient être lues comme la tentative de reconstituer l’histoire consignée dans le cahier noir. De là son apparence labyrinthique, ces pans de narration que le narrateur s’efforce en même temps de comprendre et d’interpréter afin d’en faire apparaître la part de vérité. Ruines d’une écriture rompue, en miettes. En charpie.
L’écriture de Serge Bonnery, ses modulations développent un phrasé, un tempo qui tend un fil invisible entre ces moments de vie. C’est lui qui fait bouquet de ces roses noires.
Et c’est au lecteur de les disposer dans le vase qu’il aura choisi.

© Alain Freixe

Lu 4 : Jacques Dupin, homme des sources

medium_Dupin.2.jpgCoudrier, le livre de Jacques Dupin qui vient de paraître chez POL, est la baguette qu’il nous confie. Prenez-la en mains. Laissez venir. Ce livre est tout entier en contact avec un pur Dehors que traversent courants d’énergie, fluxions et fluctuations.
Lisez, vous ne pourrez pas ne pas entendre comme un balbutiement têtu, celui-la même qu’il repérait chez Joan Miro : «Le balbutiement nous touche plus instinctivement, ou plutôt bouscule en nous de la pensée enfouie, de la parole informulée (…) perçant lentement à travers les stratifications d’un autre règne ». Quelque chose qui ne cesse pas de murmurer, dans les basses, au plus près de soi quand soi n’est plus que vide, n’est plus dedans. Ou plutôt que le dedans est dehors, pauvres eaux qui vont s’ajustant aux pierres d’un torrent souterrain, frêles eaux qui obstinées poursuivent leur cours.
C’est cela que l’on entend, cela qui fait signe, selon les mots de Pierre Reverdy, vers ce « noir qu’on n’a pas vu derrière les étoiles », dans ce dernier livre de Jacques Dupin.

© Alain Freixe

03/07/2006

Lu 3 - La bouche est une oreille qui voit

medium_Serge_Pey_-_1-091.jpg

Vite ! Il faut lire le beau livre d’Arlette Albert-Birot sur Serge Pey , La bouche est une oreille qui voit publié dans la collection Jean-Michel Place/poésie.
C’est entendu le Mexique est son « lointain familier », mais le pays d’oc, ses troubadours, ses poètes, ses hommes et ses femmes d’hier et d’aujourd’hui, est son « lointain intérieur ».
Homme d’oc, Serge Pey ne saurait être l’aigle dont il s’est approché dans ce beau livre publié par Jacques Brémond, je le verrai plutôt en grillon, ajusteur de pierres, occupé à chanter dans le mur tel que l’avait campé Raimbaut d’Orange, comme le rappelle Franc Ducros à propos de Reverdy:
« el temps qe grill
rob del siure
chanton el mur
jos lo caire
qe-s compassa e s’esquira »
Et ce grillon se tient toujours « sous le grand chêne de larmes » du monde. Vivant. « Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous les enfants sans clarté allions bientôt parler ». Et l’on n’en sait toujours pas plus que René Char en son temps d’ombres terribles.
Juste que les poètes restent des amoureux d’inconnu. Intempestifs, ils se tiennent à la proue du présent comme les grillons sur les branches des genêts. À chanter moins pour demain que pour que notre présent ne se dilue pas dans l’actuel mais se tienne à hauteur d’homme et de sens.

© Alain Freixe

Turbulence 2

Oui, lire de la poésie

« Je n’ai jamais rien demandé à ce que je lis que le vertige. Merci à qui me fait perdre, et il suffit d’une phrase, d’une de ces phrases où la tête part, où c’est une histoire qui vous prend. Aucune règle ne préside à ce chancellement pour quoi je donnerai tout l’or du monde. »
louis Aragon


On s’engage dans la lecture. On fait confiance. On se fie à…sans trop savoir où l’on va mais sûr du fait que s’éloigner de quelques pas de ces rives, on le veut. L’obscurité n’est pas celle qui règne là devant moi mais bien celle des brumes qui bouchent à l’arrière les chemins du retour vers les niches.
On lit. Fort de ce savoir selon lequel « le poème est toujours marié à quelqu’un » selon les mots de René Char. Sera-ce celui-ci, un autre ? Allons, avançons. Lecteur, j’ai la faiblesse de croire qu’un poème m’attend toujours quelque part et auteur, j’ai la faiblesse de croire que les miens peuvent être rencontrés de la même manière, aventureuse et risquée.
On lit comme on s’avance non vers un rendez-vous mais vers une rencontre possible, un coup de vent. Ou du sort.
Un poème, c’est un événement dans le tissu du langage. Ça vous habille ou pas ! C’est une surface traversée de courants marins pour les amoureux de cette mer que chériront toujours les hommes libres. Electriques pour ceux qui des montagnes aiment les orages d’été.
Un poème, ça vous branche ou pas ! ça vous porte ou pas ! Vous flottez ou pas ! Un poème est d’abord un pur jeu d’intensités. Des forces sont là au travail. Soulèvements / éboulements.
À ce titre, il est moins à comprendre qu’il ne nous comprend. Nous serre. Nous tient de toute son obscurité. Ou sa désarmante simplicité. Vous le savez bien, il est des Haïkus – ces formes brèves japonaises – dont la transparence mène au vertige !

Après vous ouvrirez, si ça vous chante, les boites à outils. Après le regard ébloui. Les coups au cœur. Après vous ravauderez du sens. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie…vous vous engagerez alors dans l'interminable.

Entrez dans les poèmes. Risquez ces lectures. Engagez-vous dans ces mises à nu. Le monde s’il n’en ressort pas plus compréhensible risque de gagner inexplicablement d’abord en saveur…alors le savoir n’est pas loin !

Balise 2

« Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes et les poèmes sont des cadeaux qui transportent en eux du destin. Nous vivons sous un ciel sombre et il y a peu d'hommes, c'est pourquoi sans doute il y a si peu de poèmes ».

Paul Celan

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02/07/2006

Balise 1

La poésie en tant que telle aura toujours pour objet quelque destinataire inconnu et lointain en l’existence duquel le poète ne saurait douter sans se remettre lui-même en question.

Ossip Mandelstamm
« De l’interlocuteur », in De la poésie, Gallimard, 1990

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Entretien 1 - Lorand Gaspard ou l’art de semer des questions

medium_gaspar.jpg Cet entretien a été réalisé via internet durant le printemps 2006. Il est à paraître prochainement dans la revue Friches, Le gravier de Glandon, 87500, Saint-Yrieix.


Alain Freixe : J’irais pour commencer, si vous le permettez, cher Lorand Gaspar, au plus simple, même si je sais qu’on a dû souvent vous poser cette question : comment êtes-vous arrivé à concilier votre pratique de chirurgien et les exigences de l’écriture poétique ? Comment voyez-vous plus généralement les relations qu’entretiennent ou devraient entretenir science et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique » (allocution au banquet Nobel, 10 décembre 1960) ?

Lorand Gaspar : Depuis l’âge de 12-13 ans je savais intimement et le disais clairement à mon père que je désirais mener parallèlement une activité dans les domaines scientifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me concernait), être une activité qui m’aidait à vivre, à mieux me connaître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sciences (centré sur les sciences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout particulièrement sur ce que peuvent nous apprendre nos connaissances actuelles de notre cerveau concernant notre développement personnel et la vie avec les autres), me semblait être tout aussi fondamental et je ne comprenais guère pour quelle raison la plupart des adultes autour de moi y voyaient une contradiction. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neurosciences et participant modestement au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nouvelle approche de notre psychologie grâce à nos connaissances actuelles du cerveau humain et de son fonctionnement que je peux constater que la créativité dans les domaines que nous appelons artistiques et scientifiques, se déroule dans la même structure cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neuroscientifique américain d’origine russe Elkhonon Goldberg (élève, à Moscou, d’un des fondateurs des approches neuroscientifiques de notre psychologie, Alexandr Romanovich Luria) a publié en 2001 un livre dont le titre est « The executive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civilized Mind ». Bref, je crois pouvoir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déclaration de Saint John Perse, autorisé par les connaissances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créativités artistique et scientifique prennent leur source dans le fonctionnement des mêmes structures cérébrales.

Alain Freixe : Tous vos livres sont livres d’expérience, donc de voyages, de traversées risquées que ce soit à propos du désert ou de la mer avec ses îles – Passer y est toujours difficile ! – ou de la mort affrontée au plus près dans les hôpitaux…ou de l’amour. Le monde cela se traverse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le désespoir. Pourtant toujours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effacer. Faire passer cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?

Lorand Gaspar : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minuscule j’aime m’y déplacer, découvrir des paysages, des sociétés, des cultures différentes Oui, cette vie en général - issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croyait naguère - , celle des êtres unicellulaires aussi bien que celle des corps-cerveaux singuliers complexes de l’homo sapiens sapiens – me passionne, mais le chemin que je pense avoir parcouru et continue encore à parcourir (tant que me le permettront les lois éternelles de la Nature, comme dirait Spinoza), n’est pas seulement celui de la nature sans bornes connues et des cultures de notre globe, mais aussi celui de l’expérience de l’individu humain singulier (à ne pas confondre « individualisme » et « individualité ») que je crois être, mais aussi celui de la réflexion et de nos connaissances humaines relatives, biens sûr, à nos sens et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce cheminement s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure connaissance de moi-même et d’un travail de développement personnel en vue d’une plus grande ouverture d’esprit, d’une fluidité, d’une souplesse faites d’une capacité d’adaptation à ce que je ne peux pas changer, d’une perception de la complexité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la perception du fait que ma connaissance de la Réalité restera toujours relative à mes sens et à mon cerveau ; d’un désir de distinguer les causes des effets et de les comprendre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon propre destin, même s’il est lié biologiquement et sociologiquement à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma culture, de l’Europe…et de l’humanité sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expérience : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes rencontres de ce qui échappe aux investigations de ma raison, de ce qui la déborde….Y entrent pourtant aussi mes connaissances, mes rencontres, mon travail, mon expérience de la vie.

Alain Freixe : Cette rencontre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la rendre au moyen de photographies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mouvementé de mots et de couleurs, publié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accompagne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?

Lorand Gaspar : Je conçois la photographie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-photographe perçoit un mouvement, une lumière, une construction instantanée que je cherche à capter sur un support, dont je propose un « tirage » qui me parle à la manière d’un poème… Parlera-t-elle à d’autres ? C’est la même question que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à propos d’un poème que je viens d’écrire…Proposera-t-elle à d’autres une ouverture ? Une occasion de se poser des questions ? De mieux s’explorer, de se connaître, d’aller à la recherche de…

Alain Freixe : Poursuivons si vous le voulez bien sur ce thème. « La photo voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un souvenir, sans doute qu’on finira par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la photographie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?

Lorand Gaspar : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « comprendre », l’image, la vision que propose ma photo, ne veut surtout rien « garder », seulement proposer un sentiment de découverte, d’approfondissement soudain, de perception de ce que j’appelle ouverture, de clarté qu’on pourrait dire intuitive.

Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des vestiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous confiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes prises à la diable sur des carnets. À quelle occasion les revisitez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des carnets, feuilles volantes, bouts de papier.. ? Qu’est-ce qui vous y pousse ?

Lorand Gaspar : Oui, poème du côté des vestiges, des traces et des traces des traces, comme vous le suggérez si bien. Précieuses sont pour moi ces notes prises, un peu comme des photos instantanées, prises sur le vif…Dans la photo instantanée, souvent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une photo que je peux proposer à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de toucher juste (juste par rapport à ma singularité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue singulier, plus ou moins partageable).

Alain Freixe : Comment passez-vous des notes au poème ? Comment l’ordre s’impose-t-il au désordre initial ? Comment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Comment finit-elle par s’imposer ?

Lorand Gaspar : Comment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui contient les informations sur la structure, la biologie intime d’une plante se met à pousser quand les circonstances deviennent propices à son déploiement….Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papier ne représentent pas un désordre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (parfois d’une pensée), qui bénéficiera ou pas des conditions nécessaires à son déploiement.

Alain Freixe : Dans les entretiens que j’ai eu l’occasion de mener dans cette revue avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vincent Verdonnet ou Salah Stétié, j’ai pris pour habitude d’en terminer avec des questions tournant autour des mêmes préoccupations. La première concerne l’ appréciation que vous porteriez sur la poésie française de ce temps, sa situation générale dans le champ littéraire, ses débats, ses modes de diffusion…La seconde, la manière dont vous envisagez les lectures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des interventions des poètes dans les établissements scolaires et, plus généralement, des rapports entre la poésie et l’école.

Lorand Gaspar : La poésie française contemporaine me semble bien vivante, autant qu’il me soit permis d’en avoir une opinion d’après les textes que je connais des poètes de ma génération et de celle qui la suit. J’avoue trop peu connaître la production de ceux qui ont 25-30 ans aujourd’hui pour en former une opinion.
Quant aux lectures publiques, je les trouve intéressantes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….
Enfin, j’ai personnellement une expérience très encourageante concernant mes propres lectures en milieu scolaire. J’ai eu même l’occasion de communiquer, établir un dialogue autour de la poésie dans les deux premières classes primaires…J’ai également rencontyré avec plaisir des collégiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a-t-il chez vous la nostalgie d’un langage des choses. Mieux peut-être d’une écriture . Ainsi des martinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan ». Ailleurs, vous parlez d’une « pensée lisible un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dissiper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas viser un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Lorand Gaspar : Pour moi, biologiste et intéressé depuis mon adolescence à la physique et à toutes les sciences de la nature, il est clair qu’il y a dans la composition de la matière et bien plus dans celle d’une cellule vivante sans parler des organismes vivants – au niveau cellulaire, au niveau des tissus, de la fibre musculaire au structures neuronales -, des « langages », dans la mesure où il y a « communication entre cellules, tissus, organes…J’ai pas mal réfléchi scientifiquement comme poétiquement sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gallimard en 2004, couplé avec une réédition d’Appentissage, publié auparavant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens toujours au même mouvement extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explorer activement, aller, faire, accueillir, cueillir, participer, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

( Cet entretien a été réalisé via internet durant le printemps 2006. Il est à paraître prochainement dans la revue Friches, Le gravier de Glandon, 87500, Saint-Yrieix )

© Alain Freixe

17:55 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0)

19/06/2006

Turbulence 1

On le sait – Et ces temps-ci certains de nos proches le savent mieux que nous – si quelque chose est vivant, c’est toujours quelque chose qui passe par notre corps. Je crois qu'en permanence, surtout quand nous n’y pensons pas, nous exposons notre corps.
Rencontré ces mots de Michel Leiris dans Frêle bruit : « Aussi radicale qu’elle soit, nulle transformation du monde n’est capable de changer du tout au tout ma vie, conditionnée notamment par ma certitude d’être appelé à mourir. Il est une part de moi que la révolution, même totalement aboutie, laisserait intacte, et c’est à cette part rebelle que, rebelle elle-même, s’adresse la poésie, et dans ce terreau-là qu’elle plonge ses racines. »
Peut-on pratiquer autrement la poésie, la peinture la musique…que comme un acte déchirant qui fasse trace, quelque soit le support, et que ces plaies-là – C’est Henri Michaux qui disait : « les traces sont des plaies » - soient les témoins sensibles de cette énergie cruelle dont nous sommes traversés?

16/06/2006

Lu 2 - L'autre langue de Sylvie Fabre G.

Ce que l’on ne peut pas dire, il faut l’écrire. Simple, non, pour ce philosophe dont je tairai le nom ? Sauf que qui écrit sait très vite que personne ne sait écrire et que « chacun, le plus grand surtout, écrit pour attraper par et dans le texte quelque chose qu’il ne sait pas écrire, qui ne se laissera pas écrire. Il le sait » et ces mots sont de Jean-François Lyotard.
Que Sylvie Fabre G. le sache, c’est manifeste dans ce Quelque chose, quelqu’un publié ces jours-ci aux éditions l’Amourier dans leur belle collection Grammages. La quête dans l’écriture balaie l’air et nul papillon ne se prend aux mailles. Toujours le filet reste vide. C’est une misère !
L’approche du « papillon de neige » - Je prends ces mots à Joë Bousquet pour dire le mot manquant, ce mot-marguerite autour duquel les autres mots trouveraient couleurs, parfums et saveurs, mot-centre où s’ordonneraient toutes les contradictions qui déchirent nos vies et tiennent l’amour au large – restera sinon infinie – Je renvoie le lecteur à cet autre livre de Sylvie Fabre G. publié au Dé bleu en 2003, L’approche infinie – du moins interminable. En effet, s’il arrive que dans l’air du poème ce soit soudain comme un effleurement d’ailes, un souffle emportera la présence pressentie : « dans la quête (…) quelqu’un approche, il ne fait qu’approcher ».
Voilà bien définit le lieu de Sylvie Fabre G. C’est un lieu d’attente. Dans le monde et son jeu, celui de ses saisons qui portent tout, selon les mots d’Héraclite, comme sous la lampe, dans l’écriture, où le poète essaie de ressaisir ce que le monde a laissé au profond de son corps afin de donner visage à ce qu’il ignore avoir entrevu – « Tu serres les lèvres sur un mot, tu ne sais pas dire le monde, seulement ce qui tremble en toi après provision de sa misère » écrit Sylvie Fabre G. Et notamment dans ce livre qui s’ordonne de l’été au printemps autour d’un lac et ses entours de montagne, toujours les mêmes et toujours autres : « un nuage, un lac, un bout de terre sont pays de transit. Ils parlent en toi une autre langue ». Là et pas là, présence insaisissable quelques soient les visages que les saisons lui prêtent.
Oui, le monde est ami. Oui, toujours « quelque chose » a lieu et toujours « quelqu’un » s’approche. Cela s’appelle rencontrer. Et Sylvie Fabre G. en connaît le « génie » - Il faut lire ses récits publiés par l’Amourier sous le titre Le génie des rencontres - soit ce moment où quelque chose, un fragment d’altérité – quelque chose d’étrange près/autour d’un lac qui devient soudain familier – « des pas s’impriment dans ta chair. Leur empreinte est l’inconnu » - quelque chose qui coupe le souffle, fait refluer les mots, laisse sans voix – « tu ne sais pas le nommer » - quelque chose qui pourtant dénoue – « mais cela te délivre » - desserre les limites de notre être, l’étend. Et dans cette décrispation de ce qui nous tenait, dans cette secousse, ces saccades, s’avance « quelqu’un », se lève comme un visage .
Un visage, mais quel ? Le nôtre ? Voire ! S’il est une expression qui revient souvent dans ce livre, c’est bien celle dans laquelle s’exprime un non savoir : « tu ne sais pas si c’est toi », avoue Sylvie Fabre G.
Mot manquant, visage manquant. Ce qui serait notre vérité se perd et se disperse comme ces épilobes fin août sur les prairies alpines. Avec cette douceur, reste la joie d’aimer et l’étrangeté du monde et notre exil.

15/06/2006

Yves Ughes sur La Poévie de Daniel Biga

Prenez par exemple une carte du Tendre mais réinventée, conçue dirions-nous entre Mer Dangereuse et Terres Inconnues. Vous y situez des villes essentielles : le lieu-dit Poésie, celui qui jouxte la cité Vie. Après quoi, comme dans un processus d’intercommunalité mentale, vous les fusionnez ; vous serez alors amené à visiter PoéVie.
Toutes les routes, chemins vicinaux, autoroutes y conduisent, surtout si vous empruntez les voies de l’amitié.
40 ans de poésie, tel est l’acquis intact de Daniel Biga…et comment donc les dire, si ce n’est pas des incursions abruptes en son/ses territoire(s), incursions fatalement parcellaires mais riches du chemin partagé, du pain pétri et donné, de l’un à l’autre.
Gros textes a tenu à fêter ces quarante ans parcourus dans la langue par une publication originale confiée à Christian Bulting…Elle s’ouvre et se referme sur un texte de Daniel Biga, sorte de journal quotidien déchiré par le temps et les ruptures poétiques. On y passe d’un Octobre à l’autre –mois de hasard ?- Balises posées marquant les époques qui s’écoulent : Lundi 1er octobre : 33 ans passés depuis cet autre Octobre, journal 1968 paru en 1971 chez P.J Oswald..une paille ! j’avais 28 ans et me voilà pesant des mes soixante et un ans.
Jour pluvieux.
Et de là défilent le quotidien fracturé, la ville, la Côte d’Azur, Nice, ses débordements les falaises blanches et vertes d’Eze de Cap d’Ail puis Monaco Cap Martin et au plus loin l’Italie juste visible par temps clair…
Lieux en tarentelle happés par les mots, concassés aussi par la composition, pour être mis à nu, pour libérer ce qu’il recèlent de vie. Loin de toute démarche oraculaire, mais si proche des hommes, des autres, se tressent ici des textes de passage.
Et de fait le retour ne se fait pas attendre…ils sont là, non pas tous…les réunir relèverait de la gageure..mais en grand nombre…les amis…ceux qui étaient sur le bord du chemin, ceux qui ont fait un bout de route, ceux qui ont poussé, accompagné, ceux avec qui, vraisemblablement, on a chanté, à un moment ou un autre, les yeux dans les yeux. Les amis plasticiens Viallat, Ernest Pignon Ernest, André Velter. Les amis de ce combat de sape mené dans la langue, entre autres Ben Vautier, authentique gaulliste d’extrême-gauche et Suisse Occitan, et puis Marcel Migozzi, et puis Franck Venaille, et puis tous les autres, Philippe Avron, le comédien, Yves Simon, le chanteur, auteur, compositeur. Les noms ne sont pas là alignés comme sur carton mondain, ils disent. Ils disent la présence, les saveurs données, la joie de lire, le bonheur de la création. Par eux se multiplient les voies. Et toutes nous conduisent en ce lieu de Poésie. Poésie. Vie.

11/06/2006

Lu 1 - La parole lichen d'Antoine Emaz

Là où le sol manque – ou un peuple, si l’on a lu Gilles Deleuze – la parole pour peu qu’elle sache se faire lichen n’est pas tout à fait démunie. Cette « parole lichen » est celle qui dans le poème d’Antoine Emaz tient toute sa poésie. En constitue la veille . Discrète et obstinée. Endurante. Quoiqu’il arrive. Elle se développe dans ce livre en 34 poèmes-lichens tous datés et disséminés sur de 5 mots-rocs : os, calme, ombre, peur et vieux.
Et qu’est-ce donc qu’une « parole lichen » ?
D’abord, c’est une parole qui refuse. C’est un non inaugural : « non / poser cela au départ / comme un grain de sable / ou un petit bloc sûr ». Un non au monde comme il va mal. Un non à la fatigue d’exister – « usé le corps usagé le cœur » - un non au « vieux » que l’on risque toujours de devenir. Un non à une langue toujours trop close, prisonnière des notions qu’elle véhicule, une langue exangue et si instrumentalisée qu’elle règle nos yeux sur les bassesses qu’elle couvre. Non, et tout commence. Tout peut commencer. En effet, il ne s’agit pas d’un non-coup-de-tête, violent mais sans suite, il ne ferait pas tomber le mur. Il s’agit plutôt d’un non-bélier, non répété jusqu’au dernier souffle. L’important est de « tenir le non » - l’expression revient par deux fois ! – tenir le non pour tenir tout court ! Insoumission et tenue. Telle est la posture d’Antoine Emaz : debout, dignité verticale : « vivre / sans grand espoir sauf / tenir le non / ne pas finir / tête basse ».
Cette éthique est liée à une esthétique. S’il s’agit de « serrer les mots » d’où parfois pour tout vers ces mots isolés, d’ où ces ellipses, ces effacements d’articles, ces ruptures syntaxiques, ces suspens blancs, ces silences… - on pense à André du Bouchet, auquel Antoine Emaz a consacré une très belle approche dans la collection de Jean-Michel Place : André du Bouchet, debout sur le vent, qui souhaitait voir les mots « libérer leur ciel » - c’est pour les tenir, les presser jusqu’à ce « reste de lumière » - cet os, cela qui reste. Et résiste – qui permettra de faire « un feu de mousse ».
Feu de peu ? Certes mais qui permet de durer. Encore un peu. Adossé à et contre.
Une « parole lichen », on le voit, c’est ensuite une parole du peu de mots qui « (va) vers le calme », vers ce jaune que prennent certains lichens, l’été, après les gris, les noirs de l’hiver comme ces encres de Djamel Meskache qui viennent couper les textes d’Antoine Emaz.Deux raisons possibles à cette inclinaison. Cette pente. Soit parce que la « parole lichen » obéit à la poussée de « l’ombre » - et c’est comme « voir revenir un visage / dans ce noir » - et que s’en vient la « peur », ce nom qu’Antoine Emaz donne faute de mieux à une angoisse moite, « une suée du dedans », « flaque de vide » comme une « gelée où le sang se prend » que l’écriture va éponger, ramenant à la surface ces « vieux souvenirs », ces émotions anciennes. Main qui essore - « Main qui attaque à la plume (…) main qui n’éclaire pas. » - Main qui tente une sortie. Soit parce que cette « parole lichen » est aidée par le monde lui-même qui n’est pas toujours de l’ordre de la frappe par quoi son dehors entre en nous et nous laisse souffle coupé, muet mais bien parce que parfois inexplicablement dehors et dedans harmonisent leurs contraires. Se gardent dans leur déchirure. Et c’est alors un « accord entre l’air et le matin », alors « aucune peur ne reste / entre la plaque d’herbe et le mur / et les ardoises qui coupent le ciel ». Un accord dont Antoine Emaz dit qu’il « ne tient à rien ». Peut-être. Mais il tient bon, a-t-on envie de lui répondre.
Oui, « on n’est pas tout à fait démuni » : « On peut encore aller pieds nus dans l’herbe et n’être que cette courte marche pieds nus dans l’herbe et la lumière droite ».
Mieux, La « parole lichen » est parole pionnière. Lente. Persévérante. Elle n’abat pas le mur de « la bêtise massive » mais « jour après jour / après soleils et pluies », de poèmes en poèmes – tous sont ici datés entre le 13/05/00 et le 25/05/03 – « il s’amenuise / devient poussière en bas / mais reste mur ». Encore. « Parole lichen » est parole thallophyte ! Et les tallophytes attaquent les roches, les dégradent jusqu’à libérer les minéraux avec lesquels ils finiront par former de nouveaux sols, nous dit le savoir du botaniste ! Viendront d’autres « horribles travailleurs » !
Pour l’heure, ces mots d’André Frénaud à Antoine Emaz dans lesquels il pourrait reconnaître sa cambrure d’homme : « je n’espère pas, je m’efforce ».