11/06/2006
Lu 1 - La parole lichen d'Antoine Emaz
Là où le sol manque – ou un peuple, si l’on a lu Gilles Deleuze – la parole pour peu qu’elle sache se faire lichen n’est pas tout à fait démunie. Cette « parole lichen » est celle qui dans le poème d’Antoine Emaz tient toute sa poésie. En constitue la veille . Discrète et obstinée. Endurante. Quoiqu’il arrive. Elle se développe dans ce livre en 34 poèmes-lichens tous datés et disséminés sur de 5 mots-rocs : os, calme, ombre, peur et vieux.
Et qu’est-ce donc qu’une « parole lichen » ?
D’abord, c’est une parole qui refuse. C’est un non inaugural : « non / poser cela au départ / comme un grain de sable / ou un petit bloc sûr ». Un non au monde comme il va mal. Un non à la fatigue d’exister – « usé le corps usagé le cœur » - un non au « vieux » que l’on risque toujours de devenir. Un non à une langue toujours trop close, prisonnière des notions qu’elle véhicule, une langue exangue et si instrumentalisée qu’elle règle nos yeux sur les bassesses qu’elle couvre. Non, et tout commence. Tout peut commencer. En effet, il ne s’agit pas d’un non-coup-de-tête, violent mais sans suite, il ne ferait pas tomber le mur. Il s’agit plutôt d’un non-bélier, non répété jusqu’au dernier souffle. L’important est de « tenir le non » - l’expression revient par deux fois ! – tenir le non pour tenir tout court ! Insoumission et tenue. Telle est la posture d’Antoine Emaz : debout, dignité verticale : « vivre / sans grand espoir sauf / tenir le non / ne pas finir / tête basse ».
Cette éthique est liée à une esthétique. S’il s’agit de « serrer les mots » d’où parfois pour tout vers ces mots isolés, d’ où ces ellipses, ces effacements d’articles, ces ruptures syntaxiques, ces suspens blancs, ces silences… - on pense à André du Bouchet, auquel Antoine Emaz a consacré une très belle approche dans la collection de Jean-Michel Place : André du Bouchet, debout sur le vent, qui souhaitait voir les mots « libérer leur ciel » - c’est pour les tenir, les presser jusqu’à ce « reste de lumière » - cet os, cela qui reste. Et résiste – qui permettra de faire « un feu de mousse ».
Feu de peu ? Certes mais qui permet de durer. Encore un peu. Adossé à et contre.
Une « parole lichen », on le voit, c’est ensuite une parole du peu de mots qui « (va) vers le calme », vers ce jaune que prennent certains lichens, l’été, après les gris, les noirs de l’hiver comme ces encres de Djamel Meskache qui viennent couper les textes d’Antoine Emaz.Deux raisons possibles à cette inclinaison. Cette pente. Soit parce que la « parole lichen » obéit à la poussée de « l’ombre » - et c’est comme « voir revenir un visage / dans ce noir » - et que s’en vient la « peur », ce nom qu’Antoine Emaz donne faute de mieux à une angoisse moite, « une suée du dedans », « flaque de vide » comme une « gelée où le sang se prend » que l’écriture va éponger, ramenant à la surface ces « vieux souvenirs », ces émotions anciennes. Main qui essore - « Main qui attaque à la plume (…) main qui n’éclaire pas. » - Main qui tente une sortie. Soit parce que cette « parole lichen » est aidée par le monde lui-même qui n’est pas toujours de l’ordre de la frappe par quoi son dehors entre en nous et nous laisse souffle coupé, muet mais bien parce que parfois inexplicablement dehors et dedans harmonisent leurs contraires. Se gardent dans leur déchirure. Et c’est alors un « accord entre l’air et le matin », alors « aucune peur ne reste / entre la plaque d’herbe et le mur / et les ardoises qui coupent le ciel ». Un accord dont Antoine Emaz dit qu’il « ne tient à rien ». Peut-être. Mais il tient bon, a-t-on envie de lui répondre.
Oui, « on n’est pas tout à fait démuni » : « On peut encore aller pieds nus dans l’herbe et n’être que cette courte marche pieds nus dans l’herbe et la lumière droite ».
Mieux, La « parole lichen » est parole pionnière. Lente. Persévérante. Elle n’abat pas le mur de « la bêtise massive » mais « jour après jour / après soleils et pluies », de poèmes en poèmes – tous sont ici datés entre le 13/05/00 et le 25/05/03 – « il s’amenuise / devient poussière en bas / mais reste mur ». Encore. « Parole lichen » est parole thallophyte ! Et les tallophytes attaquent les roches, les dégradent jusqu’à libérer les minéraux avec lesquels ils finiront par former de nouveaux sols, nous dit le savoir du botaniste ! Viendront d’autres « horribles travailleurs » !
Pour l’heure, ces mots d’André Frénaud à Antoine Emaz dans lesquels il pourrait reconnaître sa cambrure d’homme : « je n’espère pas, je m’efforce ».
23:20 Publié dans Du côté de mes interventions | Lien permanent | Commentaires (0)
15/05/2006
Raphaël Monticelli - Petits dialogues primesautiers avec quelques moi-mêmes à propos de deux oeuvres de Marcel Alocco
Dialogue 1
- Et alors ? Avant le tableau, vous dites qu’il y a ?
- Le peintre, le peintre, naturellement… Sinon quoi ?
- Rien avant le peintre, alors ?
- La peinture, bien sûr… Avant le peintre, il y a la peinture…
- La peinture dites-vous… Et qu’entendez-vous par là ?
- …
- Vous voulez dire le domaine de la peinture ?
- …
- L’ensemble de toutes les œuvres qui ont été peintes ? C’est ça que vous entendez ?
- …
- Ou bien les techniques, les outils, tout le savoir faire du peintre…
- …
- Vous êtes bien muet, dites-moi…
- …
- Vous êtes bien muet…
- Mais vous dites tout ça très bien vous-même… Pour qu’il y ait des peintres, il faut qu’il y ait de la peinture : savoir et savoir faire, images et techniques, histoire de l’art et chimie des colorants, travail des tisserands et travail des menuisiers…
- Vous voilà bien bavard, soudain… Ce sont ces œuvres d’Alocco qui vous inspirent ?
- …
- Il est vrai qu’en deux tableaux, tout est dit : cette œuvre, Alocco n’aurait pu la réaliser sans le recours à Cranach
- Et cette œuvre-ci de Lucas Cranach, elle en appelle à la Bible…
- Cette œuvre, Cranach n’aurait pu la réaliser sans le recours à la Bible… Et il s’agit d’un épisode particulier de la Bible…
- Je le vois bien, tout le monde le reconnaît…
- Et savez vous qu’on trouve cette référence à ce même épisode sous deux dénominations ?
- ??
- On dit « Adam et Eve », naturellement, mais on trouve aussi « la Chute »… Marcel Alocco, lui, a choisi « Adam et Eve »…
- Choisir « Adam et Eve » plutôt que « la Chute » pour dire ce qu’il y a avant sa peinture…
- Ou avant la peinture
- Du reste, le même personnage féminin se trouve dans tous les tableaux de Cranach intitulés « Vénus »…
- Cherchez la femme ! C’est à croire qu’avant la peinture, il n’y a pas seulement des images… Il y a des femmes…
- Des images des corps de femmes, en tout cas… Et que ce soit Eve ou Vénus, il s’agit bien de femmes originelles…
Dialogue 2
- Il est vrai qu’en deux tableaux tout est dit : ces œuvres, Marcel Alocco dit bien qu’il n’aurait pu les faire sans tissu…
- Mais que me dites vous là ? Vous enfoncez des portes ouvertes, mon cher La Palisse…
- …
- vous pouvez vous taire, je connais votre tactique désormais
- …
- …
- …
- Il est vrai qu’on voit le tissu…
- …
- Je veux dire : il est vrai que ça se voit que c’est fait sur une toile…
- ….
- Que la toile est visible…
- …
- Eh bien, voyez-vous, la plupart du temps, quand on peint, on cherche plutôt à masquer le support sur lequel on peint…
- La peinture –la couleur- couvre et cache, c’est vrai.
- Et ce travail sur la toile… C’est fou, de détisser ainsi.
- …
- Ça efface l’image… Enfin… Ça la rend… diaphane. Ça la fragilise d’une certaine façon.
- Ça fragilise le tissu aussi de le détisser, de le détramer ou de le déchaîner. En même temps, si le tissu apparaît autant, c’est justement parce que l’artiste a travaillé sur sa constitution même. Avez-vous remarqué qu’en somme, on ne voit plus que la moitié de la toile, comme on ne voit plus que la moitié de l’image.
- …
- Et, paradoxalement, c’est parce qu’on ne voit plus que la moitié de l’image et de la toile, qu’on y prête autant attention : comme à quelque chose dont on se dit que c’est en cours de disparition.
- …
- Ou, au contraire, d’apparition…
- Ne perdez pas le fil ! C’est à croire qu’avant la peinture, il n’y a pas seulement des matériaux et des supports… Il y a des fils en un certain sens ordonné…
- Le beau et millénaire travail du tissage… Dont Alocco, à la suite de Freud, prétend que ce sont les femmes qui lui ont donné origine.
Dialogue 3
- Image et toile : oui, vous avez raison : Alocco a bien travaillé sur ce qui constitue le tableau. Non, ne vous taisez pas, laissez-moi dire : voilà un peintre qui fait de la peinture pour rendre sensible ce qui fait la peinture, ce qui la motive et lui donne origine…
- Eh bien… Ça vient…
- Et en deux tableaux tout est dit : le devant de la toile, et l’image prise dans les fils. L’épaisseur de la toile, et la façon dont toute couleur fait image, avant toute image, et malgré elles parfois. L’envers de la toile, et ce sur quoi la toile est tendue : le mur, ce châssis d’origine ; le châssis, ce mur d’artifice, et ce souvenir du bois primitif des peintres…
- Et ça vous plaît, à vous, ça…
- En tout cas, il n’est pas très fréquent qu’un peintre me donne à regarder le châssis sur lequel une toile est tendue.
- Tendue…
- Oui, vous avez raison, : « tendue » n’est guère le mot… elle est comme jetée, sorte de drapé indolent ; ou, mieux, épinglée : nous somme dans le bâti du vêtement.
- …
- Je disais qu’il n’est pas très fréquent qu’un peintre me donne à regarder le châssis…
- On a bien vu ça dans la peinture des années soixante-soixante dix, en France.
- Si vous voulez… Mais je ne me trompe pas, n’est-ce pas, si j’ajoute que Velasquez, déjà, avait génialement mis en scène le châssis du tableau…
- Après Cranach, voilà Velasquez.
- Et que ça a tant fasciné Picasso…
- Et allez !
- Et que ça a tant fait rêver le grand Michel Foucault… Le châssis, comme la tension des origines.
Dialogue 4
En guise d’épilogue
- Et ça vous plaît, à vous, ça ?
- Mon ami, si ça ne me plaisait pas, je ne serais pas là, à zyeuter ces dessous de la peinture
- Et coquin avec ça
- …
- Disons que ça vous plaît… Mais… Vous aimez ?
- ?
- Disons-le autrement : vous trouvez ça beau, vous ?
- Oui.
- Et ?
- Voilà : quand je n’ai pas ces œuvres d’Alocco sous les yeux, je les imagine. Quand je les regarde, littéralement, j’y plonge. Elles me permettent comme peu d’autres, des regards pénétrants, des regards traversants. Elles me conduisent, entre leurres, images et vérités, dans le tourbillon des pertes, dans les mondes tremblants/troublants des dévoilements…
- Vous voulez dire qu’avant le tableau il y a …
- Tout l’amour du monde.
00:10 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0)
09/05/2006
Madame***, qu'en sais-je?
1) Je ne sais pas qui est Madame 2) À le savoir je n’écrirais pas des Madames 3) Première certitude : Madame, je l’ai rencontrée par l’entremise de l’écrivain Raphaël Monticelli et du peintre Jean-Jacques Laurent dans la première illumination d’Arthur Rimbaud. C’est celle qui « établit un piano dans les Alpes ». 4) Deuxième certitude : l’art sous toutes ses formes ne dit jamais rien d’autre qu’elle. 5) Troisième certitude : Disant Madame – et souvent au plus près ! – les artistes la ratent. Madame,l’a-rencontrée! 6) Quatrième certitude : Madame serait quelque chose de l’ordre de l’émergence. Comme un sourire. Quelque chose qui vous aime, fait signe et disparaît. La certitude rendant fou, je laisse la cinquième vide. Ce sera la case du jeu !
14:57 Publié dans Du côté de Madame*** | Lien permanent | Commentaires (0)