24/09/2006
Jean-Marie Barnaud : Les enjeux du poème
( Il s'agit là du texte d'une conférence prononcée lors du Festival international de poésie de Taipei en 2003 où Jean-Marie Barnaud et Jean-Pierre Siméon avaient été invité pour représenter la France)
Mesdames, Messieurs,
Je veux tout d’abord remercier les organisateurs du Festival international de poésie de Taipei pour leur invitation, et vous dire combien je suis sensible à l’honneur que l’on me fait de me donner ainsi l’occasion de parler de mon travail d’écrivain et de poète. Je tiens aussi à vous remercier tous pour votre présence.
I. Une tâche redoutable.
C’est une tâche redoutable que de parler de son rapport à l’écriture, et cela pour trois raisons.
La première tient à ceci que celui qui écrit n’est peut-être pas nécessairement le mieux placé pour parler de son travail. Pourquoi ?
C’est maintenant une idée assez répandue dans la création littéraire, et particulièrement en France, que, selon l’expression du romancier Claude Simon, on n’écrit jamais qu’au “ présent de l’écriture ” ; cette formule résume bien l’idée qu’écrire représente en soi une aventure dans laquelle l’écrivain se risque, sans avoir peut-être au départ d’autre projet que celui d’écrire, tout simplement, et non pas, comme on pourrait l’imaginer, d’écrire sur ou à propos de quelque chose. Idéalement, ce serait l’acte d’écrire, chaque jour remis sur le chantier, qui, à mesure que l’on avance, dessine les contours d’un projet qui, peu à peu, s’invente et invente sa propre forme littéraire.
Il faut donc, il me semble, peut-être plus de naïveté que de véritable maîtrise, pour se lancer dans ce que je nommais une “ aventure ” ; et cette naïveté, comparable en un certain sens à la liberté, et en apparence au peu de sérieux, d’un enfant qui joue, semblerait à priori incompatible avec ce retour sur soi que présuppose l’interrogation sur la nature de sa propre pratique de la poésie.
La deuxième raison tient au fait que la plus grande partie de la poésie française moderne et contemporaine, et cela globalement depuis la fin du 19ème siècle, et ensuite sous l’influence du Surréalisme, s’est libérée, et parfois violemment, des formes traditionnelles et classiques de la poésie, s’affranchissant ainsi, par exemple, des règles de la versification. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, dans la modernité poétique française, des courants, voire des écoles, face auxquels chaque poète peut se situer, ou envers lesquels il peut reconnaître sa dette, même s’il n’a sans doute pas toujours une conscience claire des influences qu’il a reçues, mais cela veut dire que c’est solitairement en quelque sorte que chaque poète cherche sa voie, dans cet espace ouvert et sans contrainte que représente pour lui la langue qu’il travaille, - ou qui, pourrait-on dire tout aussi bien, le travaille. Et cela le conduit aussi, nécessairement, à lire de façon différente les poètes du passé qu’il admire.
Mieux encore : la poésie contemporaine prétend trouver assez souvent sa légitimité dans un mouvement de soupçon à l’égard des formes antérieures ou immédiatement contemporaines de la poésie, ce que résume bien la formule de la poétesse allemande Ingeborg Bachmann : “ Là où aucun soupçon et où, de ce fait, aucune problématique réelle n’existe chez le créateur, là je le crois, ne peut naître de poésie nouvelle ”.
Bien évidemment cette attitude soupçonneuse ne peut pas ne pas conduire le poète à s’interroger sur la nature de ce qu’il a produit. Cette nécessité n’est qu’apparemment contradictoire avec la revendication de naïveté dont je parlais plus haut. Il me semble que la création poétique est sans cesse tiraillée entre ces deux attitudes : d’une part la spontanéité d’un mouvement de libération et d’invention et d’autre part le retour sur soi qui correspond à une interrogation sur les pouvoirs de la poésie à dire le monde avec justesse.
En tous les cas, et c’était le sens de cette seconde remarque, il est difficile de parler de l’aventure, en partie solitaire, qu’on est entrain de vivre.
La troisième raison tient à la nature même de la poésie et à la difficulté dans laquelle on se trouve dès qu’on veut la définir sans se limiter aux seuls critères formels ou rhétoriques très aléatoires, et à l’intérieur desquelles elle ne s’est d’ailleurs jamais laissé enclore. Je crois que la poésie, quand elle se fait entendre, se fait toujours entendre comme la voix d’une énigme ; c’est du reste à travers ce même caractère d’énigme que l’un des plus grands initiateurs de la modernité, Baudelaire, se caractérise lui-même, lorsqu’il se présente sous la figure emblématique de “ l’étranger ” …
Ainsi la poésie est-elle plus quelque chose vers quoi l’on se tend, comme on le fait lorsqu’on se dresse pour prendre la mesure d’un horizon peut-être inaccessible ; et ce que le poète peut faire de mieux, dès qu’on lui demande de parler de son travail, c’est d’évoquer l’expérience qu’il a de cette tension et les quelques raisons qui le poussent à poursuivre son entreprise, même si les poèmes qu’il écrit lui semblent toujours en deçà de l’horizon qu’il voudrait atteindre.
C’est bien cette tension, il me semble, que signale Arthur Rimbaud dans son poème “ Phrases ” :
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés – en une page pour deux enfants fidèles – en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai.
.
II La parole engage
Les quelques mots qui précèdent pourraient peut-être laisser penser que l’activité de l’écriture se résume pour moi à un jeu ou à un enjeu intellectuels dans lesquels la réalité du monde serait facilement mise entre parenthèse. Hypothèse, bien entendu, tout à fait contraire à mon expérience. Je n’ai jamais considéré ce travail comme une activité séparée du monde, de l’existence quotidienne et de l’Histoire.
Je crois même que, lorsqu’elle est vraiment exigeante, la parole poétique engage notre vie.
Et, pour mieux faire entendre ce que je veux dire par là, je voudrais d’abord exposer les rapports parfois contradictoires que j’entretiens avec l’écriture.
D’abord, une contradiction fréquemment vécue par moi entre deux types d’ activités : d’une part, donc, celle de l’écriture, celle du poète que je m’efforce d’être et qui s’impose des heures d’immobilité à sa table de travail ( écrivant, relisant à voix haute, gommant, écrivant à nouveau, relisant, etc. ), souvent pris par cet exercice au point d’en oublier le temps qui passe, et parfois aussi, du reste, impuissant à rien écrire qui vaille, un œil fixé sur la feuille, tandis que l’autre voit le dehors où les entreprises du corps sont plus sereines et rayonnantes, le grand air, la lumière ; et, d’autre part, des engagements plus physiques, comme, par exemple, la navigation à voiles, ou encore la marche en montagne, ou la compagnie des amis. Or, en plein milieu de ces activités qui me comblent aussi, voici que je me demande soudain si je ne suis pas en train de démériter de l’écriture, si je ne trahis pas le poème en attente, s’il ne me faudrait pas bien vite rentrer à l’abri, verrouiller toutes les issues, et me consacrer au seul métier, au seul service nécessaires, celux qui veulent que nous traquions le vrai dans la parole.
Je crois bien que je mourrai sans avoir pu résou¬dre vraiment la contradiction. Possible, certes, que selon une idée conventionnelle les activités du corps nourrissent le travail du poète — et réciproquement.
Cela dit, il m’est même arrivé de penser malgré tout qu’il y avait peut-être un piège dans l’écriture, comme si je craignais que nous autres, les poètes, ayons fini par céder un peu complaisamment à une mode, étant entrés par le poids des choses dans une sorte de confrérie¬ qui, il est vrai, en vaut bien d’autres, et entrés... faute de savoir vivre mieux, au plus près des choses, peut-être.
Et pourtant je reviens toujours à la table, cer¬tain que je me dois quand même à je ne sais quel “autre” encore qui, en ce lieu, me réclame, assuré qu’il me faut absolument donner sa chance à une voix qui m’habite en secret, et combler ce vide, ce rien, dont la feuille est le signe.
Ajoutons, pour être tout à fait honnête, que j’éprouve aussi à cet exercice de poésie, et lorsque le résultat me semble accompli, une joie vraie et pleine, et irréduc¬tible à toute autre — même si, très vite, le poème ou la page achevés me deviennent étrangers et s’éloignent de moi comme fait la peau après la mue.
Et tout est à reprendre; et tout recommence...
L’inconfort de cette pratique m’a toutefois imposé quelques règles de déontologie à usage personnel, et auxquelles je crois n’avoir jusqu’à présent jamais dérogé, dont la principale est de ne jamais écrire par pure convention, l’écriture devant tou¬jours pour moi se refuser, sauf à trahir l’essentiel, aux prouesses des savoir-faire, et ne tenant sa légi¬timité que de cette évidence : la parole engage.
Voici un exemple pour illustrer cette idée :
dans Sous l’écorce des pierres, livre qui date de 1983, on peut lire ces vers :
Dans la faille du temps
Irons-nous à la mort
Comme de bons marcheurs
A grandes foulées vers l’incendie
Sourds aux écorces qui pourrissent
Ce poème pose la question: irons-nous à la mort comme de bons marcheurs. Mais j’avais d’abord écrit : nous irons à la mort comme de bons mar¬cheurs, dans une sorte d’enthousiasme lyrique, et en conclu¬sion d’un poème que j’avais longtemps porté en moi et dont l’achève¬ment m’avait en quelque sorte libéré.
Cependant, une fois l’émotion de la création évanouie, la forme affirmative m’est apparu d’une grande prétention; et, des exemples cruels autour de moi m’ayant rap¬pelé à la réalité des choses, je me suis rendu compte que la vie pouvait bien me réserver un jour la mauvaise surprise de me mettre dans l’incapacité d’assumer jusqu’au bout cette parole. Et pourtant la relecture du poème me confirmait toujours dans le sentiment que l’affirmation semblait “esthétique¬ment” pertinente…
J’ai hésité, je m’en souviens, de longues semai¬nes entre l’une et l’autre formule, et je ressens encore le soulagement que fut, en fin de compte, la décision de choisir la forme interrogative, celle du doute : c’est que les préoccu¬pations esthétiques avaient dû se soumettre aux impératifs d’une voix intérieure qui me disait que, sur cette question, je ne pouvais rien affirmer sans me mentir à moi-même, et par là, sans risquer d’ôter à mon poème la seule valeur à laquelle il devait prétendre.
Et je pense aujourd’hui que cette exigence de fidélité est sans doute l’une des rares choses qui justifient l’activité poétique devant les malheurs du temps.
III Témoigner aussi du monde
Ce que j’ai dit jusqu’à présent pourrait laisser croire que mon rapport à la poésie se satisfait à bon compte des tours et des détours d’un débat intérieur centré sur soi, comme si l’enjeu de l’écriture pouvait se résumer à l’expression d’une aventure, d’une affaire personnelles.
Cette vision étriquée des choses, cet écho lointain d’un vieux romantisme exsangue et qu’on pourrait voir à l’œuvre chez des écrivains qui, comme le dit ironiquement Rimbaud, “ se proclament auteurs ” et tirent vanité de cette posture, est certainement celle que la poésie de notre temps récuse avec le plus de force, tant les soubresauts de l’Histoire des deux ou trois générations qui nous précèdent n’ont cessé de remettre en question nos prétentions à quelque maîtrise que ce soit, comme aussi bien notre confiance dans la pérennité de nos valeurs.
Bien des voix se sont élevées pour amener nos consciences à plus d’humilité, et la poésie à une tâche plus juste et donc plus humaine.
J’en citerai trois.
Nous avons entendu le philosophe Adorno, par exemple, refuser toute légitimité à la poésie au nom du tenace sentiment de culpabilité de tous ceux qui ont survécu à la Shoah ; nous avons entendu des affirmations aussi sévères et définitives que celles du poète Paul Celan qui écrit dans une lettre : “ Nous vivons sous des cieux sombres, et il y a peu d’hommes. C’est pourquoi aussi il y a peu de poètes ”. Nous savons, comme l’écrit Bertold Brecht, que la cruauté de l’Histoire rend le plus souvent incongrue, ou inacceptable, ou tout simplement impossible, l’expérience et l’expression d’un contact innocent avec le monde, dont parfois cependant nous rêvons encore : “ Qu’est-ce donc que ces temps, écrivait-il, où il est presque criminel de parler des arbres, dès lors que cela implique qu’on fasse silence sur tant de méfaits ? ”
Depuis les périodes que ces trois citations évoquent, c’est-à-dire depuis la fin de la dernière guerre mondiale, je ne vois pas que l’Histoire ait cessé de montrer ici et là ce visage de la terreur. Et la question de Brecht est toujours pertinente : oui, Qu’est-ce donc que ces temps que nous vivons ? “ Pourquoi des poètes en ces temps de détresse ? ” C’était aussi, n’est-ce pas, la question de Hölderlin.
Or le poète que je m’efforce d’être en étant fidèle au réel et au monde tel qu’il est, se sent aussi requis de porter témoignage de ce qui vient à lui dans la rumeur de l’Histoire. Certes, je ne prétends pas être capable de me risquer à la hauteur de “ ces hommes ” dont Celan dit qu’il sont en si petit nombre. Et cependant il me semble qu’aucun poème ne serait légitimé si la parole ne s’ouvrait pas aussi à la douleur du monde, si elle ne se laissait pas traverser ou travailler par elle, si elle n’acceptait pas de se laisser interroger par elle, de se laisser remettre en question sous la violence de cette douleur, quitte à avouer sa propre impuissance à témoigner de façon juste, quitte à être abandonnée au silence.
On trouvera dans certains de mes poèmes des échos à ces propos, comme un questionnement toujours présent à l’horizon de mon travail. Je vous en donnerai deux exemples :
How even to say
Sweetness
When the air
Everywhere around us
Bursts
And falls back into cinders
When it is sand that is poured
By cartloads
Over the faces and hands
0f supplicants
When the pains of plowing look only
To death
Beneath its mask of steel
When we go forward and only dig
Graves
So little time had they left
To live
On the sharp edge of hours
So little time
Yes
To weigh as if barely a parasol
On the sand
When the gleaner has passed
And thus,
Weighted with his load of bone and rneat,
He wondered
From where the final burden would come
And so he took stock of those who would unseal his gaze
While the sun still
llluminated him
And the soft skin of time
Passed over him.
But what new silence
Forces our lifeless eyes
Further into shadow
Women of amber skin
Who in the bedroom were leaning
The eyes closed
You who were bending
As the bullrushes yield
To the pressure of the wind
Women suddenly playful
In love
And strong
As a torrent that trembles
Sun women
Is it truth that now
Insulting the earth
They tear you apart
Ripping out of your skin,
Under the bludgeons of fear,
The secret of the sources
(a God,
so they say,
also sees that)
Un autre extrait d’un livre intitulé Aux enfances du jour, et qui est à la fois une interrogation sur les pouvoirs de la poésie face aux malheurs de l’Histoire et sur les pouvoirs de la force quand elle atteint les humbles.
Il n’y a pas d’oiseau
Dans la main sourde
Des forts
Que plombe le mal
Nécessaire
Et qu’y pouvons-nous
Si c’est la loi d’airain
Qui gagne encore
Avec ses chiffres pour flambeau
La force passe sur les villes
Comme le maître de la nuit
Sa poudre d’or entre les doigts
Et pour sa gloire
Elle fait le compte de ses morts
La force n’aime pas
Qu’on trouble ses rivières
Elle sait la rigueur des temps
Le goût amer que laisse aux pauvres
La défaite
Elle voit bien que par ici
On ne joue pas
Elle compatit et rend hommage
À ceux qui vont à petits pas
Jusqu’à la tombe
Elle a pour elle ses raisons
Elle sait faire propre
Quand il faut
(…)
“ Frères humains qui après nous vivez ”
Le bras des forts vous couchera
D’un seul revers
Au lit des mêmes fosses
N’en déplaise au poème
À sa clarté d’aurore
Comme une audace à se tenir
Une bonté
On dit que c’est ainsi que va l’Histoire
Elle lance au galop ses pur sang
Et jamais ne se courbe jusqu’à terre
Laissant aux humbles
Le souci
De retourner chaque matin
Le sablier
Bien entendu, la question demeurera toujours ouverte de savoir jusqu’où la poésie peut s’engager sans donner le sentiment d’utiliser pour son propre compte, de mettre à son service, la souffrance des autres, de transformer l’Histoire en représentation esthétique.
Il ne s’agit pas de parler pour ceux qui n’ont pas la parole, ni de jouir du spectacle de sa propre représentation. Il s’agit de témoigner, aussi justement qu’il est en notre pouvoir, de ce qu’est aussi le monde dès qu’il montre ce visage négatif.
Je lisais, il y a peu de jours, cet autre texte de la poétesse Ingeborg Bachmann. Je vous le livre comme l’exemple d’un idéal qui pourrait légitimer un projet d’écriture, quels que soient, bien entendu, la taille et la force de chacun :
La tâche de l’écrivain ne peut pas consister non plus à nier la douleur ni à effacer ses traces ou à leurrer son lecteur en dissimulant son existence. Il doit au contraire prendre la mesure de sa vérité et la rendre effective encore une fois, afin que nous puissions voir. Car nous voulons tous devenir voyants. Or seule cette douleur secrète nous rend sensibles à l'expérience, en particulier à celle de la vérité. Nous disons très simplement et très justement, quand nous nous trouvons dans cet état, cet état lucide, douloureux, dans lequel la douleur devient féconde: mes yeux se sont dessillés. Nous ne disons pas cela pour exprimer le fait que nous percevions une chose ou un événement extérieurs, mais parce que nous comprenons ce que justement nous ne pouvons pas voir. Voilà ce que l’art devrait réaliser: réussir, dans ce sens-là, à nous dessiller les yeux.
Conclusion
Tout ce que je viens de dire se résumerait à cette évidence si simple que “ nous ne sommes pas seuls au monde ”.
Or ce monde que, donc, nous partageons avec les autres - et le seul moyen de ce partage, et y compris dans le travail des hommes, ce sont la langue et la parole, qui sont notre commune mesure à tous - ce monde, comment ignorer aussi qu’il est un espace de découvertes, d’inventions, d’étonnements, de surprises, et d’amour encore, amour offert comme une main tendue. Et dont la poésie est tout autant comptable que du reste.
La rumeur du monde n’est pas faite que du sang et des larmes. Elle porte, cette rumeur, aussi, comme la part solaire de leur Histoire, toute la générosité des hommes, cette générosité qui n’en a jamais fini dans son effort pour s’opposer aux forces d’oppression et de destruction, et pour imaginer l’avenir.
Résister contre ces forces négatives, refuser, c’est-à-dire inventer les conditions de la joie depuis la douleur, et contre le désespoir qui menace, c’est un bel enjeu pour le poème. C’est même peut-être le seul.
Et c’est à quoi aussi le poète s’attache, dans son travail sur la langue.
La langue est bien le premier lieu de notre résistance. C’est parce qu’il peut y avoir du “ jeu ” dans la parole – au sens à la fois de “ to play ” et de “ to loosen something up ” – que le poète peut entrer dans cette résistance, et créer par là même les conditions d’une liberté. Alors notre monde est humain. Il vibre à nouveau de toute la profondeur de son énigme. ; il peut être offert aux autres comme la grande chance de toute une vie.
Il ne s’agit pas pour nous d’aimer la poésie, ni de goûter des poèmes. Il s’agirait d’être capable d’écrire des poèmes qui nous rendent le monde habitable.
Je n’ai pas, bien entendu, la prétention d’avoir jamais atteint un tel objectif. Cependant c’est toujours lui qui me semble légitimer l’écriture.
“ Là où nous sommes, disait René char, il n’y a pas de crainte urgente ”, et j’aime à entendre dans ce nous l’affirmation d’une communauté qui est à la fois celle des hommes et celle des poètes, - et peut-être est-elle celle des hommes parce que c’est précisément celle que, par sa puissance de résistance, la langue des poètes a pu inventer, une communauté qui s’organise depuis le questionnement de la langue, et que le poème offre en partage comme une parole d’amour, et comme l’espoir d’un devenir..
“ Donner parole, dit Pantagruel, un personnage du vieux Rabelais, est acte des amoureux ”.
Donnons-nous donc parole, et alors l’on pourra, oui, redire avec René Char : “ Là où nous sommes, il n’y a pas de crainte urgente ”.
Tu ouvres la fenêtre
La nuit a lessivé le ciel des rues
Tu ne sais comment nommer cet écheveau
des antennes des fils des tuyaux
luisant sur le vernis des ardoises
Le tout proche se dédouble
tressaute dans la brume jusqu’aux lointains
sur les colliers de feux et de balises
tendus sur le vide
jusqu’aux tours inertes
que midi n’a pas encore jetées
les unes dans les autres
suspendant aux nuages les branches nues
les réverbères la muraille d’en-face
le flot des voitures
et la foule minuscule
Mais ce qui vient en gloire dans le petit jour
a-t-il jamais manqué aux errants
La lumière la fidèle dresse comme une poursuite
sur la ville
le flambeau de son soleil tout rouge
Pas étonnant que chante le colosse de Memnon
sous cette main gracieuse
Et c’est la même qui coule jusqu’ici
passe ses doigts sur le ciment
laisse traîner sa chevelure sur les vitrages
les cheminées d’usine les tubes d’acier bleus
découpe en plans multiples les redents
les arêtes vives des immeubles
jetés comme des falaises
sur le glacis des rues en bas dans l’ombre
Puis elle se fond dans les vapeurs qui montent
noyée sous les éclats cinglants
des vitrines et des feux
dans la rumeur mécanique
Si frêle et si discrète qu’on perd sa trace
au long du jour où l’on avance courbé
Mais elle persiste la clarté
comme en hiver
dans les collines ou les squares
la neige de la nuit montre
les arbres nus
et la sagesse des oiseaux
Toujours juste la constante
venue du bleu lointain
beauté sans faille
comme un couteau
elle tranche à vif dans le noir
Tu lui souris
Le monde est sauf
© Jean-Marie Barnaud
19:55 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.