20/09/2006
Michel Balat : Don Quichotte le scribe
Il semble qu’on traite habituellement Don Quichotte à la légère. Peut-on penser sérieusement qu'un tel personnage aurait traversé les siècles sans porter en lui quelque chose d'essentiel ? Il est vrai qu'on pourrait considérer sa folie comme celle que tout homme porte en lui, mais je pense que cela ne suffirait pas à en faire une référence. Je voudrais proposer un hypothèse : don Quichotte est le chevalier du désir. Il y a en nous (ou hors de nous, ou les deux à la fois,) ou encore chacun de nous est dans, un « idiolecte », une langue qui est la sienne, ou du moins dans laquelle il réside et qui fait sa singularité. L'idiolecte n'est pas directement accessible, il est une abduction nécessaire, si j'ose dire. L'idiolecte comme « fondement » d'abductions ? Oui, sans doute, mais encore faut-il pouvoir les inscrire, ça ne résout rien. Opposer l'idiolecte à ce qu'il faudrait sans doute appeler le « polylecte » (le « lecte » de plusieurs) ? Sans doute aussi, en songeant qu'on se soumet au polylecte et que sans doute même, c'est de lui que procède l'idiolecte, qui est toujours là. Cela fait de l'idiolecte un polylecte singulier, celui, bien entendu, du museur. Alors, comme il procède de l'autre, du poly, sans doute a-t-il du coup une vocation à pouvoir être repris en charge par le poly. En introduisant le scribe, voici une formule : le scribe inscrit comme polylecte l'idiolecte du museur. L'idiolecte comme langage du désir ?, donc inaccessible, c'est pourquoi il ne peut s'inscrire qu'en polylecte. Mais le caractère idiolectal doit passer par l'agencement des mots et des phrases, la fameuse « rencontre entre des mots qui ne s'étaient jamais rencontrés ». L’autre jour à l’hôpital Hyères nous avons eu l'occasion de travailler avec un homme qui avait eu un trauma crânien suivi d'un coma relativement bref. Il se trouve que cet homme avait la difficulté suivante : il était incapable d'exprimer quelque chose parce que les mots qui venaient et qu'il s'entendait dire, n'étaient jamais adéquats. Les phrases étaient bien construites, son vocabulaire était riche, mais tout se passait comme s'il souffrait d'une sorte de jargonophasie. En fait il n'en était rien, du moins sur le plan de son état cérébral : c'était une sorte de jargonophasie psychique, si ce n'est que, contrairement à la jargonophasie, rien chez lui ne soulevait le rire, on sentait bien plutôt avec force et intensité son drame intérieur, nous pouvons inscrire ici le terme « idiolecte ». Par contre, et c'est là ce qui est remarquable, il était parfaitement capable de décrire ce qui se passait globalement dans sa pensée, cette fuite des mots, etc. Au bout d'une heure il était épuisé de ne pas parvenir à ce qu'il voulait dire et il propose alors d'arrêter. Pour des raisons qui m'échappent, nous n’avons pas voulu et nous avons ainsi continué quelque temps jusqu'au moment où, alors qu'il prononçait certains mots (je n'ai pas hélas retenu lesquels, mais je crois que ce n'était pas vraiment essentiel) il s'exclame tout à coup : « Ah, non, ça non, ce n'est pas ça que je veux dire ». Nous avons alors pensé qu'il avait fait un grand pas puisqu'il arrivait pour la première fois à mettre en rapport cet état intérieur de pensée avec la visée intentionnelle, ce rapport étant exprimé par la phrase en question (polylectale). En somme il arrivait à introduire une discontinuité signifiante dans la continuité de son musement « auto-scribé ». Je crois qu'il y a plein de choses à inférer de là. Pour lui, ça a été une vraie découverte. Trois ou quatre jours après, il était encore sous le choc de ce qui s'était passé. Le romancier, qui a tous les droits, nous livre l'idiolecte de don Quichotte : c'est la masse des écrits sur la chevalerie errante. Et don Quichotte, comme chacun de nous, mais, lui, de façon conséquente, se fait le défenseur de son idiolecte. Nous, nous sommes toujours prêts à en rabattre sur notre singularité idiolectale au profit d'une communauté de pensers, d'une identification, d'une imitation (au sens que donne à ce terme Gabriel de Tarde). Or don Quichotte, lui, ne cède jamais ! Il se pose dans le monde comme idiolectal et, faisant ça, il s'abandonne à l'errance, à la tuché, à la rencontre. Cela fait de lui cet homme qui polarise autour de lui le désir de tous autres. Rappelons-nous le Duc et la Duchesse qui se présentent comme voulant se moquer d'une sorte de fou, mais qui se retrouvent au bout du compte totalement pris dans le désir de don Quichotte, au point même où ils sont amenés à donner un poste de gouverneur à Sancho. D'ailleurs, don Quichotte mourra lorsque l'Étudiant le mettra dans la nécessité de renoncer à son désir pour être conséquent avec ce désir même. Mais, direz-vous, et les Moulins à vent ! C'est là que don Quichotte se montre pour ce qu'il est, un vrai, un authentique pragmaticiste. Il voit des géants et mobilise ses possibilités d'action en conséquence. Il va « à la rencontre » et, conséquent avec ses concepts, il tâte du « géant » et note qu'il y a parfaite cohérence, totale adéquation. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Sancho est dans l'imaginaire alors que don Quichotte traite le « réel» (au sens de Lacan) par le symbolique, d'une façon pragmaticiste. Pourquoi Sancho est-il dans l'imaginaire ? Pour la simple raison qu'il est paysan et que (comme pour les moutons) les Moulins à vent, qui venaient d'être introduits en Espagne peu avant le moment du récit, sont pour lui déjà familier, alors qu'ils sont du « réel » pour don Quichotte. Et c'est parce que ce dernier est conséquent avec son idiolecte qu'il repère abductivement des géants. Mais, répéterez-vous, c'étaient des Moulins à vent ! Ah, cher lecteur, il faudra donc que je vous laisse dans un monde où le rêve est échappatoire. Dans celui de don Quichotte, comme, je l'espère, dans le nôtre, le rêve est dans le monde, que le musement idiolectal construit. Il y a un univers entier entre « prendre des Moulins à vent pour des géants » (ce qui est une abduction parfaitement raisonnable, et qui donne lieu à une position pragmaticiste chez don Quichotte) et « prendre des vessies pour des lanternes» (qui est une croyance immodérée dans l'imaginaire, dans l'univers du même). Évidemment, tout ça mériterait d'être précisé et argumenté, mais il semble qu'en somme, don Quichotte est la représentation même de cette chose si mystérieuse, c’est-à-dire le désir du scribe. Quelle différence y a-t-il entre faire une assertion et faire un pari ? Ce sont tous deux des actes par lesquels l’agent se soumet délibérément aux pires conséquences si une certaine proposition n’est pas vraie. Seulement, lorsqu’il s’offre à parier, il espère que l’autre personne se sentira au même niveau de responsabilité que lui si la proposition contraire est vraie ; tandis que lorsqu’il fait une assertion, il souhaite toujours, ou presque, que la personne à qui il la destine sera conduite à faire ce qu’elle fait. (5.31) Si le désir du scribe est le désir des interprétants qui viendront, comme le suggère Peirce, il me semble que don Quichotte, lorsqu'il se place, en sortant de chez lui, face au monde en position d’« errant » qui désire ce qu'il va rencontrer, est une représentation quasi parfaite de ce désir. Peirce, puisqu'il dit qu’« asserter c'est toujours, ou presque toujours, souhaiter que l'allocutaire soit conduit à faire ce qu'il fait ». Faut voir le contexte, qui est celui d'une série de conférences sur le pragmatisme, et, au cours de la première, il indique ce qu'il entend par « practicalité ». Alors on voit bien ici que l'assertion « complète » met en cause directement l'interprète (les interprétants). C'est sans doute pour cela que le désir du scribe ne recouvre pas entièrement l'assertion comme telle, mais ne concerne que ce que l'interprète pourrait être conduit à faire. En cela il me semble que c'est le scribe qui est au coeur de la question pragmatique, c'est-à-dire la logique de l'abduction (comme l'a si bien vu Jean Oury). Le scribe ébauche l'assertion, mais l'assertion comme telle nécessite l'efficience de l'interprète (des interprétants : je précise, pour éviter la chosification de l'interprète qui est, pour moi, le lieu des interprétants, une fonction). Je laisse là ces élucubrations, mais il me semble quand même qu'il y a quelque chose dans tout ça qui permettrait, par exemple, de reprendre la question du délire, en affirmant que don Quichotte n'est pas délirant mais pragmaticiste. L'exemple que donne Danielle Roulot de cette jeune femme qui pense qu'elle délire parce qu'elle a entendu le psychiatre jouer de l'orgue dans l'église et qui maintient qu'elle délire alors même que le psychiatre jouait réellement ce jour-là dans l'église, — et que c'est bien lui qu'elle a entendu —, tendrait à montrer que si le délire a à voir avec une certaine position par rapport au réel (impossibilité de trouver des ressources imaginaires ou symboliques pour le « traiter »), il n'a par contre à peu près rien à voir avec la réalité. Or don Quichotte, lui, traite correctement le réel par le symbolique. Le seul « reproche » qu'on pourrait lui faire, c'est d'être quelque peu défaillant dans ses inductions (au sens de Peirce).
© Michel Balat
23:05 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0)
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