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03/11/2006

Hans Freibach - Du verrou à la clé

( Il se trouve que je connais bien Hans Freibach. Pas plus tard que l'autre jour, je disais à mon ami Barnaud combien il se faisait rare ces temps-ci. C'est alors qu'enseveli en quelques recherches internautiques, je suis tombé sur ce texte. Je le reprends tel quel non sans ajouter qu'il est paru en 1990 dans le N° 23/24 de la revue La Sape que dirigeait Maurice Bourg secondé de près par Antoinette Jaume)



"Lorsque nous parlerons avec la voix du rossignol"
Philippe Jaccottet

    


 
Parlons clair : poser la question du lieu, c'est, par-delà l'histoire individuelle et les aléas du sentimentalisme qui nous poussent à choisir tel lieu de vie plutôt que tel autre, poser la question de notre habitation dans le monde. Ainsi l'attachement au lieu apparaît d'une nature essentielle à l'être humain; c'est-à-dire ontologique. La pensée des lieux, qui n'est pas, Jaccottet le rappelait, "simple rêverie de poète rustique, de déserteur", est liée à la question de l'être. Un lieu est ce moment du monde où, soudain, sont révélées à la conscience non seulement une présence des êtres et des choses du monde mais aussi et surtout une apparition de quelque chose de radicalement autre, qui tout en dépassant infiniment ces êtres et ces choses, se donne comme la condition de leur présence même.
J'aime qu'ici, à La Sape dont le numéro 18 traçait les perspectives au cœur même d'un libre entretien entre les membres qui firent son histoire, on ait toujours su reconnaître que c'est cette présence autre que la poésie a toujours tenté de signifier, celle pour laquelle le poème cherche à être un abri. Abri précaire, il est vrai, jamais définitif, abri ouvert à ce qui le dépasse.
Poser la question du lieu, c'est aussi prendre la mesure de nos jours, de ces jours où l'homme des sociétés industrielles, encombré de savoirs et de machines, obsédé par des soucis de rentabilité et d'efficacité technique n'a plus qu'un rapport lointain et médiatisé avec la terre.
Poser la question du lieu, c'est aussi bien inviter la poésie à rouvrir les chemins de la terre, puisque son propos ne saurait être ni de s'armer pour la croisade, ni de s'ériger en donneuse de leçons; peut-être même sa raison d'être est-elle plus simple, plus humble, mais aussi plus essentielle, irréductible; peut-être, oui, est-elle de témoigner pour un lieu encore possible, pour une authentique habitation. Or n'est-il pas vrai qu'il n'y a de vraie demeure qu'ouverte à la communauté des hommes, là où un devenir commun est offert; qu'il n'y a de lieu que de partage et d'amour ?
Poser la question du lieu, c'est se demander si le poème peut être cette clef, en quoi Char voyait sa "demeure", et si ce n'est pas dans le poème que se réalise aujourd'hui la vocation par excellence du lieu : nous ouvrir à la présence du monde et des autres dans ce monde ?
 





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Dans une belle page de Paysages avec figures absentes, Jaccottet médite sur les raisons pour lesquelles un certain lieu, découvert lors de ses promenades, lui semble si attachant; pourquoi, par exemple, a-t-on, là précisément, édifié autrefois un temple, et plus tard une chapelle ?
Il évoque "la présence d'une source et le sentiment obscur d'y avoir trouvé un centre"; la "figure" qui "se crée dans ces lieux, expression d'une ordonnance"; le fait "qu'il y a de nouveau communication, équilibre entre la gauche et la droite, la périphérie et le centre, le haut et le bas"; il observe que, là, "murmurante plus qu'éclatante, une harmonie se laisse percevoir".
Toutes ces expressions, le mot grec de "Cosmos" les résumerait assez bien, qui dit un univers en ordre où chaque chose prend son sens et sa place à l'intérieur du monde. Cependant la suite du texte montre comment les civilisations modernes ne peuvent plus participer à cette vision des choses. Est-ce un effet de l'éloignement des Célestes, de la mort de Dieu, de ce que, comme le dit Heidegger, aujourd'hui, "aucun dieu ne rassemble plus visiblement et clairement les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d'un tel rassemblement, l'histoire du monde et le séjour humain en cette histoire"; est-ce un effet des nouvelles données de la science qui depuis la Renaissance ont fait éclater le Cosmos ? Toujours est-il que l'harmonie semble à l'homme moderne impossible. De cette harmonie, il n'a qu'un souvenir lancinant et nostalgique susceptible de provoquer tout au plus une rêveuse mélancolie, lui qui, comme le dit Jaccottet, ne connaît plus que des "fragments", des "débris d'harmonie".
Parmi ces ruines que nourrissent les reflets d'une lumière intermittente le poète se sent comme étranger, car ce qu'il veut, c'est que les choses vibrent d'une présence humaine et qu'aller vers le monde soit aller vers son épiphanie.
Ainsi dans les Cormorans, Jaccottet se dit "irrité devant l'inutilité des voyages", au cours desquels il se sent transformé en pur spectateur. Le monde en effet n'est plus alors qu'un "spectacle" pour amateur d'œuvre d'art. Quelque chose d'essentiel - sa conscience poétique - le rend inapte à l'émotion purement esthétique. Pourquoi cette impuissance, sinon, comme il le dit si admirablement, qu'il est "quelqu'un pour qui l'art est toujours autre chose que l'art", c'est-à-dire quelqu'un qui ne conçoit la création que comme un acte qui engage l'existence. Ainsi s'explique le fait que si Jaccottet éprouve une tendresse pour l'art roman du Roussillon, s'il sait trouver un "regard pur" pour contempler l'extraordinaire "accomplissement" que représentent de tels chefs-d'œuvre, il éprouve en même temps devant eux une frustration, car la beauté qui se donne là est lointaine et comme étrangère : elle parle d'un ordre du monde qui n'est plus; elle éveille la nostalgie et non la participation. Ainsi tous ces hauts lieux d'où l'être a parlé se taisent de nos jours. Lieux-dits, ils ne disent plus. Ils sont sous clefs, verrous tirés; d'autant plus cadenassés que le tourisme les ensevelit toujours davantage sous son bavardage toujours plus standardisé.
N'y aurait-il donc plus de lieu possible ?
Le monde nous échapperait-il comme terre à habiter ? Le monde serait-il dorénavant devenu ce non-lieu, livré aux regards avides de l'homme économique ? Serions-nous voués à ne plus vivre que de nostalgie, enfermés dans nos musées et dans nos sites, dans la répétition glaciale de nos commémorations ?
Serait-ce donc une incongruité majeure que de poser encore la question du lieu en ces temps de "soft idéologie", de "logiciels", qui voient la terre émigrer de l'espace vers les signes, là où tout s'échange; du paysage vers l'image, là où règne la représentation - ce voile -, où le concept opère en bistouri expert quelques plaies de nuit apparemment définitives ?
 

*
 

Le réel se laisserait-il facilement malmener ?
Il se pourrait bien que non, que là soit notre chance et que, bien qu'enfouie, une clef nous attende encore. Il se pourrait bien que les choses du monde cognent encore à nos vitres polies à trop de mots; que le dur du monde déchire encore le voile de nos représentations. Il se pourrait bien que quelque chose existe toujours, de l'ordre de l'altérité, et donc travaillé par le défaut, le manque, la mort, conditions essentielles pour qu'il y ait du temps, de la vie et des lieux.
Le monde comme il va - ah ! ce train de vache maigre ! - a beau faire, il n'y a aucun concept, Bonnefoy le rappelait, "d'un pas venant dans la nuit, d'un cri, de l'éboulement d'une pierre dans les broussailles".
Parier pour le réel, ce donné antérieur à tout signe, ce surgissement de l'altérité, c'est rouvrir la question du lieu, c'est faire tourner une clef qui, certes, n'ouvre plus sur des lieux-dits mais sur des lieux à dire, où la poésie, dans sa dimension de parole soucieuse de s'épanouir en incarnation, trouve son véritable sens et demeure cet espoir qui nous concerne tous. C'est ce pari-là qu'avec les poètes du lieu, il nous faut tenir.
À ceux, grincheux censeurs, qui me diront que tout cela ne fait pas preuve, je rappellerai les mots de Jaccottet: "Certes, ce n'est pas un argument. Mais sans doute est-ce justement à ce qui n'est pas argument que s'appuie la poésie". Toutefois, si, venues du fond du monde, les choses nous provoquent encore, nous appellent à sortir au dehors, si le monde n'est pas si loin, et comme à distance de promenade, il n'en reste pas moins que nous avons aussi à nous porter vers lui. Il nous faut apprendre à revenir "au cri de l'oiseau comme à notre pierre absolue", selon Bonnefoy; il nous faut savoir que "les chemins nous attendent... Ici, ailleurs, nous sommes des routiers", disait André Frénaud; il nous faut faire nôtre l'impératif de dessaisissement de soi qu'énonce Bonnefoy: "entre dans le ravin d'absence, éloigne-toi / C'est ici en pierrailles qu'est le port. / Un chant d'oiseau / te le désignera sur la nouvelle rive".
Un tel éloignement est toujours un dépouillement. Dans cette approche du monde, dans ces marches aux confins de l'épuisement, toutes tissées d'attente dans la patience du souffle, vers le "vrai lieu", là où surgira le signe de présence, s'opère, selon le mot de Bonnefoy, "une conversion profonde". Et il n'est de conversion que du regard.
Tout commence dans le naufrage, vrai sens du voyage, naufrage de ce regard que portent nos yeux, nés parmi les causes - ces choses pétrifiées qui les grillagent, ces idées reçues qui les grisent de nuit - sur le monde. Se dépouillant, déposant son armure, le regard sort de ce corps verbeux où l'âme anesthésiée s'était comme durcie dans les tendresses fades des mots. Il se redéploie, l'âme flambe.
En cette détourne existe le "je". Ce n'est pas le moindre mérite de Michel Serres dans ses dernières livraisons - les Cinq sens, Statues, I'Hermaphrodite - que d'insister sur ce dé-centrement du moi, condition première pour que notre monde - "notre seul bien" - nous soit rendu. Dé-centré, ex-tatique, hors langage, collectivité, habitudes, bruit, hors de tout ce qui le suture, le "je" reçoit le donné vivace du monde: "je suis du côté du monde, hors de ma verbeuse chair", note Michel Serres.
Se perdre, s'éloigner, "entrer au ravin d'absence", c'est se séparer de notre condition séparée où, d'une part, langue, concepts, savoirs passent au lance-flammes le multiple, déchirent la parure du monde, et où, d'autre part, la représentation, images belles de l'art, voile son altérité irréductible. C'est alors que nous voilà chez nous, par-delà toute coupure, séparation, parmi les choses éveillées. En cet ici, pauvre et nu, un lieu s'est ouvert.
 

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Qu'en est-il de ce lieu ?
Premièrement, le lieu suppose que l'espace ne soit plus homogène, identique à lui-même, mais que quelque chose le travaille sourdement. Placé sous le signe du temps, il est toujours une singularité.
Deuxièmement, le lieu occupe une place sans place dans l'espace, dans la mesure où il est toujours un seuil. En tant que tel, le lieu est ce suspens entre un déjà plus et un pas encore. Tout lieu est en ce sens, un entre-deux, celui-là même de tout instant, ce moment nul où l'éternité, "amoureuse des ouvrages du temps", selon William Blake, foudroie le présent. C'est alors qu'il est, comme le dit le beau titre d'un poème d'André Frénaud: "passage de la visitation".
Troisièmement, observatoire, le lieu est site d'apparition, puisqu'à partir de son ici, porte entrouverte, quelque chose de là-bas se donne à voir. Ainsi le lieu lui-même, les choses du spectacle, leur disposition, importe moins que l'événement qui a lieu, que l'expérience dont il est le cadre.
Quatrièmement, si quelque chose se donne à voir en ce lieu, ce quelque chose surtout parle. Que dit l'apparition ? Rien d'autre et rien de plus que cette chose si simple: l'Être est. Est-ce si peu aujourd'hui où règnent partout tonitruants ces "attrape-de-vie" dont RiLke? annonçait la pesante menace ? L'être qui n'est pas le lieu passe: "Que saisir sinon qui s'échappe / Que voir sinon qui s'obscurcit / Que désirer sinon qui meurt / sinon qui parle et se déchire?", dit Bonnefoy . Quelque chose, un "cela" neutre, passe, ici, en ce lieu, se marquant et s'effaçant dans ses propres manifestations, "cela" qui fait le lieu et que Michel Serres nomme "la voix divine".
Cinquièmement, le lieu d'un tel passage est toujours porteur d'une exigence. Là où l'être dit qu'il est, il exige également le marquage, I'œuvre. Pas n'importe laquelle ! Pas n'importe quel marquage ! C'est à la prise, à la capture impossibles qu'ils doivent correspondre : car, comme le dit André Frénaud: "Quand enfin je vais l'atteindre dans les yeux / sa flamme a déjà creusé les miens, m'a fait cendres"; la présence - cette visitation - se déclare pour ce qu'elle est : toujours en instance de départ, et partie déjà, désertant, pour le regard, ce lieu trop plein qu'elle habitait. Tout se passe comme si cette visitation était en elle-même une leçon d'écriture. Cela, Michel Serres l'a bien perçu: "Il fallait écrire ainsi, comme la rafale fractale sur les feuilles presque blanches, au plus près du buissonnement agité, de la capacité des sens ouverte".
Ceci explique que les poètes du lieu soient si sensibles aux difficiles problèmes de représentation, car comment dire un creux, un vide, une brûlure, l'absence d'après le passage, la trouée lumineuse ? Ainsi, dans cette expérience du lieu, il est donné au poète d'entendre, d'une part, ce avec quoi il faut rompre : avec une pratique de l'écriture qui voue les choses au blanc fantôme des représentations, qui transforme ce qui bat réellement dans le monde en signes, images, où le tracé des codes et des cultures impose sa marque : écriture-verrou qui, monde perdu, ne nous donne à voir qu'elle-même; et, d'autre part, cette nécessité d'écrire dans le sillage et la poussée de l'Être qui précède, soutient et dépasse tous les événements, écriture perforatrice qui doit rendre poreuse la page pour qu'au travers on puisse lire ce qu'elle écrit jusqu'à en oublier l'écriture elle-même.
Telle est l'écriture poétique, écriture capable de se retirer d'elle-même, en ses lacunes, pour que quelque chose du monde, du réel marqué au sceau de finitude, nous parvienne : écriture-clef qui consiste à scarifier la page blanche pour qu'au travers de ces trous - que le moi, dans sa vision égocentrique, ne parvient pas à colmater - le noir des choses se donne à voir et que leur voix se laisse entendre, page fertilisée, ouverte par la clef poétique, page sauvée du voile gris de la représentation, page marquée d'échecs avoués.
 

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Une telle poésie, celle d'André Frénaud, de Philippe Jaccottet, d'Yves Bonnefoy et de quelques autres aujourd'hui, est porteuse de cet espoir, le seul qui vaille : ouvrir un séjour pour les hommes.
Les poètes du lieu tiennent en main la clef qui ouvre au lieu commun offert à autrui, là où un devenir commun apparaît possible. Si le moi narcissique, voué à la nostalgie, faisait barrière à toute approche du lieu, s'il menace toujours le poète au travail, il est aussi celui qui s'empresse de masquer autrui, nous privant par là même de sa vérité.
C'est pourquoi l'approche poétique du monde dont j'ai essayé de suivre les traces, et qui suppose que l'on se défasse de cette clôture première, celle de notre enfermement dans les signes, est bien, selon Bonnefoy, "la seule voie qui permette au sujet parlant de rejoindre un autre sujet, d'en partager - en creux peut-être mais pleinement - une dimension d'existence".
René Char notait déjà que "le poème est toujours marié à quelqu'un". Or ce quelqu'un peut être "tous" dans la mesure où, là est son exigence plus que sa difficulté, le poème nous amène au lieu de la parole, inaugurant un dialogue avec son lecteur, l'invitant à faire réponse. "Sur cette voie, qui est de salut, note Bonnefoy, les poèmes, les grands poèmes au moins, sont des exemples, et plus : non le silence d'un texte, mais la voix qui nous encourage".
Ainsi la poésie mène-t-elle vers le lieu commun où sont les hommes. Là, elle leur parle avec "la voix du jour"; et cette voix n'est autre que celle du "rossignol". Aimons que ce mot désigne dans notre langue, à travers l'oiseau, son chant, et qu'il dise aussi la clef, si légère, que rien ne lui résiste !

Hans Freibach À Montagnac, mai 1989

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