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29/12/2013

Michel Ménaché présente Gabriel Cousin, poète du souffle primordial

De l’usine au stade, de l’action politique à la scène, de La vie ouvrière (1951) à Portrait d'une Femme (2001), on retiendra la fidélité à lui-même d'un homme qui a pourtant connu une évolution sociale et culturelle singulière : de l'apprenti métallurgiste en usine à 13 ans au conseiller technique et pédagogique du Ministère de la Jeunesse et des sports, en passant par l'ajusteur, l'athlète - le coureur des 400 et 800 mètres -, le soldat au front affecté à la défense de l'Aisne, croix de guerre 40, le prisonnier en Autriche, l'époux, le père, le poète, le dramaturge, etc.

 Gabriel Cousin est un autodidacte qui a fait le grand écart sur le plan culturel et professionnel. Il a engouffré le monde en lui pour en restituer le mouvement, l’habiter par le souffle… Son regard de poète, "paveur de routes," sur les êtres et sur le monde s'ouvre avec une sincérité et une générosité constantes. Principe unificateur : "c'est la même balance qui pèse la création, l'amour et l'action."

 L'action précède l'écriture.

 A la Libération, il s'engage dans l'introduction du sport à l'usine.

 Avec Joffre Dumazedier, rencontre déterminante, il est associé à l'équipe fondatrice de Peuple et Culture.

 

 Il a 30 ans quand il écrit ses premiers poèmes... Claude Roy le met en relation avec Pierre Seghers pour la publication de son premier recueil : La Vie ouvrière.

 Sa singularité de poète est d'abord saluée par Georges Mounin (sémiologue et linguiste), dont le soutien en 1952 a été décisif. C'est grâce à lui que L'Ordinaire amour, recueil emblématique de toute l'œuvre, sera publié par Gallimard, après un premier refus. En soutien décisif, dans une lettre adressée à Gaston Gallimard, en février 1956, Georges Mounin écrivait : "Gabriel Cousin n'est pas un jeune poète, ni un poète nouveau, c'est un poète neuf... Je crois que Gabriel Cousin représente une de ces ruptures formelles, une de ces mutations de la poésie; son apport égalera sans doute, sans rien leur devoir, la nouveauté d'un Whitman ou d'un Claudel."

 

L'Ordinaire amour enfin publié sera reconnu par Claude Roy, Pierre Emmanuel, Philippe Jaccottet, et même Supervielle, très âgé, non comme un recueil réussi mais comme une véritable révolution poétique. Le titre annonçait ce regard neuf. Il fallait en effet une certaine audace pour associer une épithète à connotation dépréciative au mot amour. Célébration non de l'idéal mais du réel. Jean Breton résumera plus tard ce point de vue d'une formule incisive : "un peu d'air pur, la vérité, comme cela nous change...!"

 

Dans un texte écrit pour une exposition de Marc Pessin sur Les poètes, La poésie, l'auteur esquisse une définition fort éclairante de son art poétique, musculaire, biologique, etc. plus révolutionnaire qu'il n'y paraît : "La poésie - pour moi - est d'abord prescience d'existence, animation passionnelle, sorte de preuve physiologique et psychique d'être. Tout vécu intense : que ce soit le plaisir du stade ou la joie de l'amour, la fureur de l'usine ou celle du travail forcé, la plage heureuse d'une chambre silencieuse ou l'âpre raison de l'action politique..."

 

Cousin a donné à une anthologie personnelle le titre prométhéen : Dérober le feu1, se référant à un texte fondateur, ou du moins lié au franchissement d'une frontière imaginaire mais bien réelle entre le travail manuel et la vie intellectuelle : La grande Librairie, (Au Milieu du Fleuve). Le corps est omniprésent. C'est presque naturellement le sport qui a amené Cousin à l'écriture puis au théâtre.  Serge Brindeau a étudié avec justesse la double fonction de la marche et du souffle dans l’œuvre de Cousin : "La course, premier rythme, est devenue une deuxième conscience." (Coup de Soleil, n° 39/40).

 

Poète fraternel, poète planétaire, mais avant tout, poète de l'amour et poète de la femme :

 

De la formule de  Ponge : "L'homme est l'avenir de l'homme" à celle d’Aragon désormais célèbre : "La femme est l'avenir de l'homme...", il y a une surenchère admirable et provocatrice pour Cousin, lui qui ne recherche pourtant pas les grands effets lyriques ou les hyperboles racoleuses : Si Dieu existe, il est la femme... (Titre d'un recueil de ses poèmes érotiques, Le Pavé, éd. Collection La main à la pâte)

 

Dans Matin de joie (L'Ordinaire Amour), le poète évoque la présence de la femme aimée comme une source d'énergie vitale : "je sentis cette joie charnelle, spirituelle, allongée contre mon flanc... Je m'éveillai et le rayonnement de cette femme à mes côtés reculait les limites de la vie..." Dans le même recueil, loin des grands mythes, loin des couples de légende, le parti pris du quotidien, ni idéalisé, ni sublimé, mais radieux, s'affirme : "Enveloppés des fatigues de la journée, nous étions couchés côte à côte. / Paysage frais et calme où se passent des histoires irréalisables, le sommeil reposait sur nous. / Aucune épée n'avait besoin de nous séparer. / Un poids délicieux, pesant sur ma jambe, m'éveilla. / Je reconnus son pied. / Je sus alors, pour un homme et une femme qui se connaissent, ce qu'était coucher côte à côte."

 

Il célèbre l'amour physique : « le coït solaire »2, sans occulter la fécondation, la gestation, l'accouchement, la maternité, etc.  (Cf. Le Coït solaire, Célébration de l'érection, éd. Le pavé, 1987). Quant à Pierre-Emmanuel qui accepte de préfacer la deuxième édition d’Au milieu du fleuve, il écrit à Cousin : « Vous êtes un des rares qui puissent parler de la femme sans la dénaturer. » (Lettre du 18 oct. 1971) Dans Portrait d'une femme, recueil écrit pour les 80 ans d’Hélène, on retrouve la relation amoureuse vitale, prédominante, comme un rite existentiel. L'auteur ne sacralise pas le sexe, ne prétend pas à une sublimation artificielle mais on peut parler d'une morale de l'amour physique (Ni Dieu ni Sade ! c'est-à-dire ni péché originel ni dégradation perverse...). L'auteur dit sans les édulcorer ses partis pris en ouverture : "Le corps humain est pour moi source inépuisable de mystères, de beauté, d'émotions, dans ses diversités d'âges, de types et d'actions. Il me fascine et me charme (dans le sens médiéval). Je ne me lasse pas de le dire, de le nommer, sans craindre les redondances, sans me préoccuper de modes." On peut à la rigueur affirmer qu'il développe une mystique matérialiste (lyrique) de l'amour... Il détourne parfois (avec humour) le vocabulaire religieux, intitulant par exemple Sa liturgie, un poème érotique. Les titres des textes seuls montreraient déjà clairement qu'il n'y a là ni tabou, ni autocensure, ni faux-semblant convenu...

 

Le poète célèbre donc tous les états du corps de la femme aimée des radiographies aux enfantements, de l'avortement libre avant qu'il fût légal : "Déjà elle avait porté cinq fois dans la / plénitude la naissance du monde.../...L'acte aseptisé la libéra. La grâce perdue / d'un enfant l'attrista." Le dernier poème du recueil Parler d'elle s'achève sur une injonction de l'auteur pour lui-même : "Ne pas perdre de temps. Ne pas amuser le / temps. Ne pas attendre le temps. / Vivre Elle. Et parler d'Elle. Encore. Encore."

 

Dans Au Milieu du Fleuve, un poème-manifeste mérite une attention toute particulière : La beauté frappe à tour de bras3.  Le poète accorde à la beauté sous toutes ses formes une vertu rédemptrice : "Je puis me dissoudre tranquillement / Après ma mort les temps viendront / Où la beauté frappera à tour de bras..." L'optimisme de Gabriel Cousin n'est pas béat. Ses cris d'alarme sont nombreux mais Jean Breton précise l'aspiration première du poète : "Il a mis la beauté au service de la bonté."

 

Sans surenchérir, on peut encore affirmer que pour le poète l'amour est l'avenir de l'homme... Sinon, il n'y a de place que pour l'inquiétude. Cette inquiétude traverse toute l'œuvre, de la guerre mondiale (ou coloniale) à la menace nucléaire. Ainsi, dans Nommer la Peur, recueil écrit avec Jean Perret et préfacé par Georges Mounin, Gabriel Cousin dénonce la torture pratiquée pendant la sale guerre d'Algérie avec un contrepoint ironique inattendu (Souriez Gibbs) et, à Paris même, le crime collectif commis en octobre 1961 sous la férule du Préfet Papon de sinistre mémoire (Les noyés de Seine).

 

Mais le réquisitoire contre les dérives autodestructrices de nos apprentis sorciers prend une dimension universelle avec La folie est gravée dans l'histoire (Au Milieu du Fleuve). " Optimisme de la volonté opposé au pessimisme de la raison," la formule chère à Gramsci et Romain Rolland s'applique parfaitement à ce poème d'alarme d'une justesse sans faille : "Mange le pain mon enfant / le bon pain millénaire qui tonifie la chair / Le carbone 14 imprègne silencieusement ton cerveau // Cours au bord de l'océan mon enfant / l'océan millénaire qui forge la santé / L'iode 131 irradie silencieusement tes glandes..."

 

Poète du quotidien, du travail, de toutes les souffrances et fatigues humaines, le poète décèle la vie cachée ou insoupçonnée des existences obscures. Il rend hommage au maçon (Poèmes d'un grand-père pour de grands enfants), au réparateur de pneus4, aux Femmes SNCF5, aux Femmes des grands magasins : "Amoureuses fatiguées d'être debout / Amantes épuisées le soir d'être gracieuses tout le jour." (Au Milieu du Fleuve).

 

L'auteur accorde une attention à la vie jusqu'à la mort, dans le respect et la dignité. Pierre Emmanuel dans sa lettre-préface à Au Milieu du Fleuve, élucide la démarche du poète : "Toute cette vie qui, dans vos poèmes, établit sa connivence entre les êtres et les choses, restituant à la nature sa dignité, sa parole propre, pour qui sait l'entendre et la voir, je la sens portée à son plus haut sens, par la permanence en vous d'une présence contraire. La mort est chez vous un état d'urgence : que toute chose, pendant qu'il en est temps, reçoive de vos yeux ouverts, de votre parole, de vos gestes, de votre comportement, la signification qu'elle requiert..."6 Le fils disparu est l'objet d'un culte familier dans Je mangeais près de mon fils : "Je m'asseyais à côté de la tombe, dans l'herbe, laissant mes yeux errer sur la splendeur des montagnes qu'il ne verrait jamais. / Je sortais le pain et mangeais à côté de mon fils, en copain. / Parfois des pas approchaient et je cachais les tartines comme un voleur. / Ils n'auraient pas compris que l'on mange dans un cimetière." (Au milieu du Fleuve)Enfin dans Post-chambre, Gabriel Cousin anticipe sur sa disparition sans édulcorer les sensations les plus brutales : "Je ne dors plus. Ne me déplie plus. Je m'enlise. / Plus besoin de manger, de boire, de respirer. L'argile m'entre dans la bouche et la pluie dans les narines. / Déjà mes poumons sont des marécages." (Variations pour des musiques de chambres).

 

C'est donc aussi en poète qu'il aborde le théâtre. Il a 40 ans quand il écrit L'Aboyeuse et l'Automate. Michel Corvin le définit comme un "poète de théâtre."7 Dans son théâtre, Gabriel Cousin a "mis en scène l'inacceptable", comme le souligne très justement Robert Abirached8. Dans Le Drame du Fukuryu Maru, mis en scène en 1963 par Jean Dasté et Jacques Lecoq, il s’inscrit dans le combat universel contre l’arme nucléaire à partir d’un événement réel. Mais loin de se limiter à la révolte et aux émotions suscitées par la tragédie humaine des pêcheurs japonais irradiés, il inscrit sa représentation dans une forme qui conjugue la tradition antique du chœur et la modernité, le lyrisme contenu et l’exigence éthique.

 

Jean Dasté, dans une lettre à l’auteur, salue « l’effort audacieux » de l’entreprise, sa capacité d’entreprendre « l’incarnation théâtrale d’un de nos grands mythes tragiques. » Il lui confie : « Quand nous parlons de théâtre populaire c’est pour nous d’abord une inquiétude : la stagnation d’un art limité à sa propre culture […] Privé du plus grand nombre ce théâtre perd cette force diffuse de la vie quotidienne où existent et là seulement, les vrais et grands problèmes. Je connais les difficultés d’un tel travail. C’est la sauvegarde du vrai théâtre que de le rendre au souci de son temps. »

 

L’Opéra Noir, par le subterfuge du déguisement et de l’échange des couleurs de peau dans la relation amoureuse brouille et ridiculise la haine raciale. La chanteuse noire Millie, travestie en blanche et Prez, son amant juif déguisé en noir, le temps d’un jeu de rôles émancipateur, seront les victimes désignées de la haine raciale dans l’Amérique d’avant les lois Kennedy, celle de Paul Robeson et de Martin Luther King face à la ségrégation institutionnelle et aux crimes du Ku Klux Klan… L’opéra est le genre qui fascine Cousin, semble le mieux répondre à son tempérament.

 

Le Cycle du Crabe aborde par le dialogue, le récitatif et la danse le problème de la malnutrition dans le Nordeste brésilien.  La descente sur Récife des paysans du Sertão fuyant la sécheresse devient une marche vers la mort dans une illusion de survie. Les crabes des marécages qui dévorent les cadavres sont leur unique nourriture et leur sépulture !

 

L’amour est omniprésent dans le théâtre de Cousin. Il donne sens à tous les combats contre l’avilissement et l’injustice. L’amour induit le chant dans le souffle même des personnages, l’élan vital vers un avenir autre, appelle le bonheur comme une idée toujours neuve, un ferment de vie. Le poète dramaturge a multiplié les thèmes, leitmotive au sens musical, et les registres de langue mais avec le souci constant d'un lyrisme dépouillé de toute afféterie, de tout maniérisme, avec la  simple "attention amoureuse qu'il porte à la vie," dit encore Robert Abirached9.

 

Conseiller-Sport pour l'art dramatique, Gabriel Cousin a contribué à former nombre d’acteurs contemporains par sa pédagogie interactive : « maïeutique émotionnelle ». Georges Lavaudant, Philippe Morier-Genoud, André Dussolier, Ariel Garcia-Valdes, Yvon Chaix, etc. ont été ses stagiaires à Tournon dans les années 70. Chacun devait trouver sa « carte d’identité intérieure » par la mise en « état de réception ». Dans les pages qui suivent, l’hommage de Philippe Morier-Genoud prononcé lors de la cérémonie des adieux rend compte du rôle d’éveilleur joué par Gabriel Cousin à la conscience intime du corps-langage, à l’accomplissement de soi.

 

Poète de la conquête de soi (l'athlète), de la conquête du savoir (l'autodidacte), poète de l'universel (militant de la justice et de la paix), Gabriel Cousin est classé par Robert Sabatier dans sa monumentale Histoire de la poésie française parmi ceux qui incarnent "LES SOURCES FRAÎCHES" (avec René-Guy Cadou, Jean Rousselot, Maurice Fombeure, Luc Bérimont, etc.)

 

Poète du souffle primordial, il affirme : "Je respire le mystère de l'écriture..."10

 

De l’écriture à la scène : l’esprit debout, l’espérance active, la vigilance vrillée au corps.

 

 

Michel Ménaché

 

 

 

 

 

  1  Dérober le feu, préface de Michel Baglin, éd. Dé Bleu 1998

 2  Jean-Jacques Pauvert a retenu Comme une équipière motocycliste dans son Anthologie du Coït.

 3  Texte repris et modifié pour l’anthologie fin de siècle publiée par Jean-Louis Jacquier-Roux et Michel Ménaché : Entrée de Secours, éd. La Fontaine de Siloé, 1991.

 4  ARPO 12 n° 3, 1977

 5    id.

 6   Au milieu du Fleuve, 2ème  édition, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1973

 7   Revue Coup de Soleil, n° 39/40, spécial Gabriel Cousin, 1977

 8    id.

 9    id.

 10  Variations pour des musiques de chambres, éd. Laurence Olivier Four, 1982

 

(article publié dans EUROPE n° 995 mars 2012 )

 

Michel Ménaché a lu Dix-huit petites chansons de la patrie amère* de Yannis Ritsos, éditions Bruno Doucey, 11 euros

Sous le titre Yannis Ritsos, poète-contrebandier, Bruno Doucey salue et éclaire la poésie de combat de l’auteur dans son pays opprimé, persécuté par les dictatures à répétition. Il la situe aussi en regard du contexte international des bouleversements tragiques des années 70 : « partout dans le monde, ou presque, les poètes sont au corps à corps avec l’Histoire. »

Mikis Theodorakis, en exil à Paris, après le nouveau coup d’Etat militaire du 25 novembre 1973, souhaite mettre en musique des poèmes de son ami Ritsos détenu à Léros. Le choix du poète alerté clandestinement se porte vers les Dix-huit petites chansons de la patrie amère. Ce sont des distiques de 15 syllabes qui composent ces 18 strophes de 4 vers. 16 d’entre elles étaient déjà écrites depuis le 16 septembre 1968, jour de leur composition par le poète en résidence surveillée à Léros. Reprises et remaniées en 1973, elles se lisent comme un unique poème de résistance, - s’inspirant de la tradition populaire (dite démotique). Le poète destine l’œuvre à être chantée sur la musique de Theodorakis à qui elle est dédiée.

La tradition démotique remonte aux chants et poèmes « de contrebande » des klephtes des montagnes grecques qui s’opposaient à la domination turque. Faire renaître la fierté d’un peuple contre ses tyrans en uniforme en se référant aux héros du passé a souvent inspiré les poètes de différents pays en lutte… Bruno Doucey y fait écho en établissant un parallèle brutal entre deux dates significatives :

 «1973, les tanks – 2013, les banques. »

Il nous rappelle aussi que « les corrélations qui unissent le serpent de mer du fascisme aux crises économiques » sont évidentes… Et il conclut : « La poésie de Yannis Ritsos vous invite à prendre le maquis de la pensée. »

Le rapport entre passé et présent s’inscrit dans la transparence du poème :

 « Vont les klephtes boire en secret et le gosier  se gonfle

 tel le moineau, et ils glorifient la pauvre mère Grèce.

La chaleur et la force du legs de Ritsos vibrent encore dans ses mots, invitent à prendre le maquis de la pensée » :

« Ne pleure pas sur la Grèce,  quand elle est près de fléchir

Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,

 

La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne

Pour terrasser la bête avec la lance du soleil. »

 

* Une première version bilingue des Dix-huit petites chansons de la patrie amère a été publiée en 1992 par Fédérop éditions                                                                      

(article paru dans la revue Europe n° 1007 mars 2013)

 

 

10/06/2013

In Memoriam Gaston puel -6 par Jean-Marie Barnaud

Avec ce lien http://remue.net/spip.php?article6024 je relaie les propos mis en ligne sur remue.net par mon ami jean-Marie Barnaud à propos de Gaston Puel.

07/06/2013

In Memoriam Gaston Puel-5 par Serge Bonnery

(je relaie ici le texte de mon ami Serge Bonnery, président du Centre Joë Bousquet et son temps de Carcassponne)

 

 Gaston Puel sans relâche

 

Le poète Gaston Puel s’est éteint lundi 3 juin à l’âge de 89 ans

 

C’est sûrement le privilège d’un âge que de devenir un jour le lien entre des générations. Pour nous, fondateurs du Centre Joë Bousquet en 1999, Gaston Puel fut ce lien. Au commencement de notre histoire commune, il n’était pas seul. Ginette Augier - la destinataire des lettres - était là. Les peintres Jean Camberoque, Charles-Pierre Bru. Le professeur de lettres et de philosophie Henri Tort-Nouguès. Tous avaient franchi la porte derrière laquelle il fallait encore écarter les tombées d’un lourd rideau sombre pour pénétrer enfin dans la chambre du poète où se tenait, érigée en mode de vie, la conversation perpétuelle du monde.

Tous, Gaston en tête, ont accompagné, aidé, soutenu, une démarche qui ne se voulait ni un hommage, ni une célébration mais bien un prolongement. Grâce à eux, notre conviction que le Centre Joë Bousquet ne devait pas devenir un mausolée ronronnant à la mémoire d’un homme a survécu à tous les dangers qui guettent les lieux de création. Il y a une raison à cela : pour eux tous, ce qui s’était passé, là, dans la chambre d’un invalide, comme volé au temps, appartenait à l’ordre du primordial. Et j’ai toujours eu le sentiment qu’en marchant à nos côtés, en nous aiguillonnant, en nous engueulant parfois - Gaston savait secouer le réel ! - tous souhaitaient rendre ce qu’ils avaient reçu.

 Mais qu’avaient-ils donc reçu de si précieux dans la chambre d’un blessé de la Grande Guerre qui avait laissé l’ancienne peau sur le champ de bataille pour muer en poète ? Une leçon de poésie sûrement. Il s’en parlait beaucoup, la nuit, dans la pénombre, chez Bousquet. Les mots, Gaston Puel leur voua un culte vertigineux tout au long de sa vie d’artiste. Les mots de Bousquet, de Char qu’il édita lorsqu’il ouvrit, grande, la Fenêtre Ardente de son aventure de typographe-éditeur. Et ses mots à lui, mots d’une poésie «à hauteur d’homme», comme aurait sûrement aimé le souligner Joë Bousquet, c’est-à-dire, ainsi que le formule si justement mon ami Alain Freixe sur son blog (1), une poésie qui évite en permanence le «risque de s’enivrer d’elle-même, de battre tellement à son rythme qu’elle finit par ne plus appartenir qu’à sa musique et non au drame dont elle est issue». Remercions ici les éditions de L’Arrière-Pays d’avoir, ces dernières années, publié l’essentiel de l’oeuvre poétique de Gaston Puel afin de lui donner sa pleine résonance dans le tumulte.

gaston puel,serge bonnery Il est une autre aventure que Gaston Puel vécut avec passion. Celle de son compagnonnage avec les peintres. Il entretenait lui-même un rapport ambigü avec cet art qu’il avait pratiqué dans sa jeunesse. Nous conservons, dans l’exposition permanente consacrée à la vie et l’oeuvre de Joë Bousquet présentée dans sa maison de Carcassonne, rue de Verdun, un tableau du jeune Puel, d’inspiration surréaliste, qui témoigne de ces élans qui portent une jeunesse vers son propre langage. Celui de Gaston sera un jour, définitivement, le langage des mots, pas des mots-miroirs qui ne se parlent qu’à eux-mêmes, mais des mots ouverts, mots du dialogue, mûs par la force même de l’échange. Ce dialogue entre Gaston Puel et les peintres a trouvé sa terre d’élection au catalogue des Editions de Rivière, chez Jean-Paul Martin, le cousin de Pierre-André Benoît qui, entre Alès et Rivières justement, du nom du village où PAB avait élu domicile, a repris si généreusement le flambeau. Une cinquantaine de livres d’artistes racontent aux Rivières cette itinérance inouïe des temps modernes où l’on coud encore à la main des livres minutieusement imprimés à quelques dizaines d’exemplaires. On peut pénétrer cet univers en consultant en ligne l’opulent catalogue des Editions de Rivières (2).

 Et puis, pour Gaston, il y avait le «Centre». Jusqu’au dernier jour, soufflant mot à notre directeur René Piniès, de la route à prendre, du piège à éviter pour l’honneur des poètes Il ne m’appartient pas de dire ici plus avant l’amitié profonde, l’incommensurable complicité entre ces deux hommes. Gaston Puel le veilleur de Veilhes et René Piniès l’infatigable passeur et aussi porteur du fardeau que représente de travailler tous les jours, sans relâche, au rayonnement de la parole poétique des autres. Cette opiniâtreté qui fait toujours mon admiration, René la tenait sûrement de Gaston. Ces deux-là s’étaient trouvés. Leur histoire a un témoin plus sûr que ce que de pauvres yeux peuvent percevoir du secret des hommes : un livre. Les «42 sirventès pour Jean-Paul», publiés à l’automne 2012 par le Centre Joë Bousquet, rassemblent les textes parus en tirages limités aux Rivières. L’édition en a été établie par René Piniès. Une belle édition qui «se rue vers l’ailleurs infini» et dont la vie ne fait que commencer.

 «Au plus vert des embruns

Il n’est plus de répons»...

écrit Gaston Puel, premiers vers d’un poème paru sous le titre «Le fin mot». Mais qui peut dire qu’il a eu, au terme d’une si longue marche, le fin mot de l’histoire ? Gaston Puel répond, à la fin de son poème : «C’est alors que JE sus que TU savais qu’IL savait que NOUS ignorions TOUT du fin mot de l’histoire». Ce jeu typographique du «je-tu-il-nous» dit TOUT de ce que fut la vie de Gaston Puel. Une vie tenue par la promesse du partage et qui n’a de sens que dans ce va-et-vient perpétuel entre le singulier et le pluriel, l’autre et le collectif. Cette leçon de vie que Gaston Puel nous donne, je ne serais pas étonné qu’il l’ait lui-même reçue dans la chambre de Bousquet. «Il n’y a pas d’oeuvre de l’homme seul», savait le poète blessé qui, un jour, avait apostrophé le jeune Puel quittant sa chambre pour lui adresser cette dernière recommandation : «N’oubliez jamais, Puel, il n’y a pas de grands hommes...» Alors, s’est levé un poète.

 Serge Bonnery

 

(1)  Blog d’Alain Freixe : http://lapoesieetsesentours.blogspirit.com/

(2)  Les éditions de Rivières : http://leseditionsderivieresoulaprespab.midiblogs.com/

(3) La photographie est de Paola di Prima

05/06/2013

Michel Ménaché à propos d'Alejandra Pizarnik, L’enfer musical & Cahier jaune, traduits par Jacques Ancet, éd. Ypsilon

Alejandra Pizarnik, comète tragique de la poésie argentine, issue d’une famille juive d’origine russe, s’est suicidée en 1972 à Buenos Aires. Elle avait 36 ans. Les éditions Ypsilon entreprennent aujourd’hui d’éditer son œuvre en 15 volumes et commencent par le dernier recueil publié de son vivant, L’enfer musical, et un inédit, Cahier Jaune*.

L’enfer musical est un chant de détresse et d’expérimentation du pouvoir de la langue sur la vie. L’auteure tente de résister à son propre démembrement psychique, tantôt par la perte de soi, tantôt par la réunification de soi, dans le langage : « Je vais me cacher dans le langage / et pourquoi / cette peur. » Son angoisse existentielle perce dans chaque poème, explose en voix plurielles : « Je ne peux parler avec ma voix mais avec mes voix. » Cette étrangeté non identifiable du moi éparpillé se traduit en métaphores de l’invisibilité, ou de l’exil : « mon inconnue que je suis, mon émigrante de moi. » Eclatement à l’infini : « la quantité de fragments me déchire. » L’enfer musical est d’abord l’expression du naufrage de l’être dans le mystère de sa propre parole. Alejandra Pizarnik se représente singulièrement, mais avec quelle pertinence, en pianiste impuissante à atteindre le cœur même de sa musique intérieure, l’orée de son intangible territoire : « Je voulais que mes doigts de poupée pénètrent dans les touches […] Je voulais entrer dans le clavier pour entrer à l’intérieur de la musique, pour avoir une patrie. » Quant au legs d’une ascendance lointaine, persécutée, il renvoie consciemment ou non aux obsessions de l’enfance, « héritière de tout jardin interdit… » Ici, pas de vert paradis mais « la subite débandade des fillettes que je fus. » La fracture d’avec le monde s’inscrit dans la syntaxe et la prosodie : « la solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases. »  Dans les Unions possibles, une notation sur un exemplaire des Chants de Maldoror relève le mot terre, « triste comme lui-même, beau comme le suicide. » En écho, des métaphores morbides rehaussent l’autoportrait éclaté de tonalités mortifères : « La lumière du langage me couvre comme une musique, image mordue par les chiens de la peine, et l’hiver grimpe sur moi l’amoureuse plante du mur […] Je ne suis rien qu’un dedans. » Les images de noyade, d’asphyxie, s’enchaînent, « se dépouillent de leur suaire. » Avec parfois, une touche d’autodérision : « J’émets les sons magiques de la pleureuse. » Le poème soudain se fige en un questionnement sans réponse, sur le mode du dédoublement, toute quête de sens paraissant dérisoire : « Vie, ma vie, qu’as-tu fait de ma vie ? »

La dernière partie du recueil, Les possibles parmi les lilas, introduit une galerie de grotesques, un « théâtre pour fous » avec un « gnome édenté » courant derrière une naine nue. Images morbides qui renvoient à un sentiment d’absurdité absolue : « Je n’existe plus et je le sais ; ce que je ne sais pas c’est qui vit à ma place. » Sentiment d’échec aussi quant à la vanité de l’écriture : « Les mots auraient pu me sauver mais je suis bien trop vivante. »

Jacques Ancet, dans une postface éclairante, Les voix de la voix, insiste sur cette quête par le langage, « exploration obstinée » que décrypte sans fin « la sauvagerie d’une altérité plurielle. »  Litanie polyphonique de la difficulté d’être par « un chœur de voix obscures » résonnant au fond de cet enfer musical d’une humanité à vif…

 

Le Cahier jaune regroupe des textes en prose datant des dix dernières années d’Alejandra Pizarnik. Un défi qui dès le premier texte, Contre, tient du combat avec les mots : « Des mots dans ma gorge. Des cachets inabsorbables. » Ou encore : « Et tu luttes pour ouvrir ton expression, pour te libérer des murs. » Ecrit en Espagne consigne des impressions, l’évocation elliptique d’une relation amoureuse dévorante, avec des métaphores énigmatiques balançant d’Eros à Thanatos : « Quand il parle avec sa voix […] Battements d’ailes dans mon sexe […] (moi sur son corps comme un oiseau singulièrement blessé). Tout ce que nomme sa voix est raison de mon amour. (Eux ils étirent leurs ombres, plongent leurs griffes dans ma gorge.) Cette chose d’un unique crépuscule. Pour pouvoir regarder les nuages j’ai médité sur mon suicide. Pour pouvoir aimer les nuages, mon dernier été, mon dernier ennui. »

A partir des descriptions cliniques de visions entrevues, des métamorphoses se produisent, des changements de nature,  et l’évocation bascule dans le fantasme, voire le fantastique : « C’est pourquoi dans mes nuits il y a des voix dans mes os, et aussi – et c’est ce qui me fait me plaindre – des visions de mots écrits mais qui bougent, combattent, dansent, perdent leur sang, ensuite je les vois marcher avec leurs béquilles, en haillons, cour des Miracles, de a jusqu’à z, alphabet de misères, alphabet de cruautés… (il faut connaître ce lieu de métamorphoses pour comprendre pourquoi je me fais souffrir d’une manière aussi compliquée.)»  Avec plus de légèreté, d’humour aussi, dans Violaire, l’auteure évoque le souvenir sordide d’une agression sexuelle dont elle fut la proie lors d’une veillée funèbre : « D’une ancienne similitude mentale avec le petit chaperon rouge, viendrait, je ne sais, la fascination qu’involontairement j’éveille chez les vieilles à face de loup. » Certains textes tiennent du conte d’autres du poème en prose. L’homme au masque bleu s’inspire à la fois de Lewis Carroll et de Kafka.

Quelques extraits des journaux intimes en fin d’ouvrage soulignent la rage de l’expression d’Alejandra Pizarnik, obsédée par l’urgence de faire advenir « une forme impossible de prose qui [la] ronge. » Encouragée pourtant à la publication par Alberto Manguel à qui elle avait fait lire treize proses du Cahier jaune, elle n’en finit pas d’être assaillie par le doute, tourmentée par le sentiment d’inachèvement indépassable : « Parce que ce sont des poèmes, ils appartiennent à l’ineffable. »

Le Cahier jaune dit l’indicible, la tangible absence, l’effroi permanent de mourir d’écrire : « Je meurs dans des poèmes morts qui ne coulent pas comme moi, qui sont de pierre comme moi, qui roulent et ne roulent pas, un naufrage linguistique, une manière d’inscrire à feu et à sang ce qui s’en va librement et ne pourrait revenir… »

Quête d’un absolu singulier dans les sables mouvants de la mélancolie avide…

 * Paru dans la revue Europe, N°1008, avril 2013

                                                        

12/05/2013

Pierre Michon - Hommage à Maurice Nadeau - La Quinzaine littéraire, N° spécial du 01 mai 2011

"Car le lectorat, tout comme le corps des écrivains, est traversé par la lutte des classes"

par Pierre Michon

« Nos choix sont plus nous que nous » : c’est cette phrase de Suarès que Maurice Nadeau a mise en exergue à Grâces leur soient rendues, son livre de souvenirs littéraires. Eh bien ce qu’il nous a appris surtout, c’est à choisir. Ce qu’il m’a appris plutôt, pour ne pas généraliser. Et là je suis obligé de parler de moi, qui ai eu vingt ans en 1965 : un demeuré de la campagne sans bagage d’aucune sorte, sorti d’un internat dans un lycée reculé, débarquant dans une fac de province avec quelques velléités littéraires, mais d’une inculture crasse et ne bénéficiant de personne pouvant ressembler à un mentor. Comme ce jeune homme était ombrageux, qu’il s’était bricolé avec des auteurs à la mode trente ans plus tôt un panthéon peu original, il était désorienté et pour tout dire perdu. Les nantis et khâgneux qu’il fréquenta le lui marquèrent sans détour. Il lui fallait trouver quoi lire, c’est-à-dire quoi élire, et vite, pour ne pas passer définitivement à côté. Les revues me furent vite un recours, car les revues trient, choisissent. Mais leurs hiérarchies ne se recoupaient pas. Les choix tout politiques et stratégiques des Lettres françaises et des Temps modernes me rebutèrent vite. Les codes grands-bourgeois qui présidaient en sous-main aux choix de la NRF me passaient au-dessus de la tête. Bien sûr il y avait le merveilleux Tel Quel : mais c’était pour les normaliens, les grands nantis de la lettre, je n’étais pas chez moi. Tous ces gens ne firent que m’embrouiller davantage. Et c’est alors que Nadeau m’a sauvé la vie – enfin la vie… la mise mettons.

La Quinzaine semblait avoir pour devise la phrase de Pound : « Etudier la littérature, c’est se livrer au culte des héros. » On y expliquait, certes, mais surtout on y admirait, l’enthousiasme si naturel aux jeunes gens y était dans son pays. Je voyais élire sur le vif les héros qui seraient les miens, Beckett, Lowry, Borges. L’enthousiasme – mais aussi la malice, le sourire en coin de qui vient de loin et s’en souvient : Nadeau est le fils de Zilda Clair, qui ne savait pas lire et faisait des ménages. Cela je ne le savais pas, mais je le sentais bien, c’était à son insu dans ses textes et dans ses choix, et cela me parlait directement, à mon insu : car le lectorat, tout comme le corps des écrivains, est traversé par la lutte des classes. Nadeau avait pris sur lui, opiniâtrement, d’être à la fois un aristocrate des lettres et un prolétaire fidèle à lui-même. Il m’a ouvert la route.

Je lui ai peu parlé, il m’intimide toujours. Mais c’est ce double visage que j’ai vu chaque fois : une brusquerie, une franchise sans apprêt, qui est aussi bien celle du duc de Guermantes que celle du métallo. La dernière fois, c’était peu après le succès des Onze, à une table commune. Il ne me parla guère, mais soudain il me dit, avec son tutoiement guermantien, tendre et moqueur : « On devrait te couper la tête. » Voulait-il me dire que j’étais passé un peu trop dans le camp des aristos, que j’avais oublié que j’étais un fils de Zilda Clair ? Comme il vivra cent vingt ans, il aura tout le temps de me l’expliquer, si je suis encore de ce monde.


©Pierre Michon


Première mise en ligne le 21 mai 2011

© Pierre Michon _ 8 mai 2013

 

24/04/2013

Yves Ughes à propos de Le jour avant le bonheur d'Erri de Luca, Folio, N°5362

"origine du roman et roman de origines" le titre de Marthe Robert a fait fortune à l'université ; plus on lit de romans, mieux on comprend la portée de cette construction en chiasme, fondée sur le renversement.

Écrire une histoire, n'est-ce pas s'inventer une autre route, des origines nouvelles, n'est-ce pas  se construire en rêve une autre filiation ?

Et la partition peut se jouer à l'infini.

Avec Erri De Lucas, elle se décline sur le mode magique, réaliste, fantastique, érotique. Le moindre acte qu'il capte par l'écriture renvoie au corps et à la spiritualité.

Le narrateur ne connaît pas ses origines, son père est l'immeuble, sa mère la cour. La quête de soi peut commencer dans le tumulte d'une vie napolitaine, saisie entre la fin du fascisme et l'arrivée des Américains. On passe de la peur des juifs traqués au carnaval quotidien. Avec la libération arrive un cortège mêlant marchandises, trafics, sexualité exacerbée ; dans la mêlée des maris vendent leur femme, puis les tuent, la jalousie l'emportant sur les biens  acquis. 

"C'est à ce moment-là que j'ai compris la ville : monarchie et anarchie. Elle voulait un roi mais pas de gouvernement."

Peut-on grandir dans un tel capharnaüm ? Erri de Luca écrit toujours pour tracer des voies, pour conduire, construire. Pas de complaisance dans le désordre, son écriture ne piétine pas, ni ne tourne en rond. "le sang, c'est la vérité. Il ne dit pas de mensonges quand il sort et ne revient pas en arrière. C'est ainsi que doivent être aussi les paroles, une fois dites, tu ne peux les retirer." les mots engagent, et sont donc porteurs d'avenir.

Son personnage narrateur va se construire grâce à deux figures, l'une tutélaire, l'autre latérale. L'initiateur et la femme aimée dès qu'entrevue.

Don Gaetano est concierge, il gère un immeuble et les pensées  qui échappent aux locataires : "Les pensées sont comme des éternuements, elles s'échappent à l'improviste et moi je les entends". Lui revient donc tout naturellement la fonction de guide, mais ce n'est pas un guide prégnant ; impressionniste plutôt : par petites touches, il conduit à l'estime de soi.

Anna se conquiert en haut des balcons, et son reflet joue sur les vitres. Quand les narrateur l'évoque, il le fait avec un émerveillement inscrit dans le quotidien : "je ne suis pas à côté de toi, Anna, je suis ton côté. - Tu es la partie manquante qui revient de loin et qui s'ajuste".

 Le bonheur pourrait donc s'agencer, mais nous sommes à Naples, et les forces vont entrer en déflagration. Anna traîne dans son sillage un membre de la Camorra. Il reviendra à Don Gaetano de transmette la volonté requise pour aller vers l'affrontement. Au couteau. Avant l'exil.

Histoires que tout cela ? Certes, mais que sont les hommes sinon des réceptacles de récits :"les histoires sont des eaux qui vont au bout d'une descente. Un homme est un bassin de recueil d'histoires, plus il est en bas et plus il en reçoit"

Ainsi va De Luca, nous enchantant et nous conduisant vers "il giorno prima della felicità". Et il revient au lecteur d'achever le travail : n"l'écrivain doit être plus petit que la matière dont il parle. On doit voir que l'histoire lui échappe de tous côtés et qu'il n'en recueille qu'une faible partie. Celui qui lit apprécie cette abondance qui déborde de l'écrivain."

Au travail donc, le bonheur n'est qu'à un jour.

( Publié dans le Patriote Côte d'Azur, 2012 ).

 


 

Michel Ménaché à propos de Dort en lièvre de Marie Huot, Editions Le bruit des autres

Dormir les yeux ouverts et toujours guetter, tel est le sens de l’expression ancienne donnée en titre à son dernier recueil par Marie Huot : Dort en lièvre. Trois courts recueils sont rassemblés dans ce livre : Animal, Poisson et lilas, Corsage de guêpe.

 L’affût des sens, animalité et humanité au diapason de la précarité, le monde sensible est perçu et restitué à petites gorgées, à l’entaille du poème, dans sa chair, au contact de la terre, de l’air et de l’eau…

En exergue d’Animal, une citation de Beppe Fenoglio, au féminin ici revendiqué,  ouvre la voie, abolit la frontière symbolique et culturelle entre l’humain et l’animal : « Si je n’étais pas une femme – dit-elle –, je voudrais être une femme. Et puis encore une femme. Mais si ce n’était pas possible, je voudrais être un héron. » Etat de fusion de vif à vif, non de confusion. L’écriture est à la fois quête et révélateur de l’être, cérémonial intime des sens en éveil : « J’avance dans la nuit vacillante / J’appuie ma joue contre des maisons chaudes / Mes paupières s’abaissent sur des insectes / morts // Dans le bruit du gravier / Je cherche une parole humaine. » Mais l’accueil des sensn’est là ni béat ni passif. A la violence du monde fait écho la révolte du corps qui peut faire mal au dehors, brûler au-dedans : « Je dépèce ma colère animale à deux mains / Du museau aux talons // Je garde dans les poches de mes robes à fleurs / Les griffes et les dents / Intactes et blanches. »

Les instincts, les émotions, en éclats d’encre, égrènent le sens, tirent la langue par tous les bouts, exacerbent les papilles, entre onirisme et introspection métaphorique, jouent d’analogies insolites : « Au rebord des verres / Le vent glisse son doigt mouillé // Les oiseaux dans les joncs / Poussent aussi leurs cris / En cercles de cristal. » Découpage à vif dans l’écheveau des sensations. Jubilation et souffrance. Ambivalence, ricochets de signes dans le blanc sans fond de la page : « Je voudrais crier / Avec la fluidité du sable / Et que l’insecte de mon cri / Coule avec. » Ou encore, plus douloureusement explicite : « Je suis parfois / Cette fille au poignet taillé / Et le porte à ma bouche. »

Dans Poisson et lilas, l’exergue de Pierre Peuchmaurd est partie intégrante du recueil et  vaut tout commentaire : « Mes bêtes ne sont pas des allégories, des personnages de fable ; elles ne désignent qu’elles-mêmes, ne renvoient pas à l’homme qui est l’une d’elles, circulant parmi elles, pas particulièrement privilégiée. » Le poème dit l’équilibre précaire et le manque, les carences affectives inapaisées : « La fille qui porte le poisson et le lilas / Trébuche / Elle dit que ce n’est pas assez / Qu’elle voudrait aussi / Qu’on l’attache à l’histoire / Qu’on lui épelle chaque serrure en signe / d’amour. » La clé du mystère existentiel toujours échappe, tourne parfois comme un couteau dans la plaie quand l’être aimé n’entend pas, esquive l’attente : « Et déjà elle ramasse le bois mort / Le verre pilé / Et se coupe le visage / Elle est un Indien /  Sa peau lacérée / Rouge / Ses peintures de guerre sont plus belles / A l’instant de la rage où il ne la voit pas / Que dans tous les mouvements / De la lutte où il l’entraîne. » Posture de guerrière, jusqu’à l’autodestruction : « Elle cogne / Elle cogne à poings durs / Somnambule immobile / Dans ce mouvement de la mort / Qui passe / Le rauque dans sa gorge pousse en lierre / Recouvre sa rage taiseuse. »

Enfin Corsage de guêpe s’ouvre sur un vers de Jean-Baptiste Para : « Sa voix est une eau douce où les guêpes se noient. » L’angoissante et permanente question du rapport au monde et aux autres taraude, retourne la mémoire, arrache les masques et les paravents ouverts à demi du paraître : « Il faudrait parler / De cette lisière-là / Entre nos visages et le monde / Des plis serrés qui s’y lisent / Où un silence bleu s’insinue parfois / Tandis que l’on a une grande voile blanche / Dans la tête. »

Ce livre des questions et des affûts s’achève sur une interrogation existentielle, la nécessité de dire, raison ou déraison du poème : « Se pourrait-il / Que le visage d’une femme / Cent fois recomposé / Jamais ne parle // Pas même la nuit / Pas même à l’équateur de la nuit / Dans un souffle blanc / Comme d’insecte ? »

Cris et chuchotements à la source, lyrisme elliptique à la saignée sensible du poème.

 ( article paru dans la revue EUROPE )

 

 

 

03/03/2013

Michel Ménaché à propos de Bienvenue à l'Athanée de Daniel Biga

ménaché,daniel biga,athanée,poésieAvec son dernier recueil, Bienvenue à l’Athanée publié par les éditions de l'Amourier, collection Poésie (13 euros), Daniel Biga n’a rien perdu de sa pugnacité langagière, mêlant désinvolture et provocation avec une jubilation roborative (sinon ostentatoire !). Deux plaquettes antérieures sont reprises en ouverture : Histoire de l’air et Sept anges. Bigarraies, big Arrures et autres jeux de langue se dévident, démystifient les codes sociaux et culturels, brocardent « la dérisoire grandeur du poète ». Au vitriol, Biga se parodie lui-même dans le Praeambulus, intègre à ses élucubrations et fulgurances des bribes décrochées des textes d’auteurs tutélaires : « le vieux scribe convie ses frères et sœurs humains au partage des souffles, gâteuseries, bouffitudes de son existence jusqu’au bout du fini, se -et leur- souhaitant affectueusement cette inéluctable, et pour ce qui le concerne proche, « bienvenue à l’Athanée... » Dans les turbulences familières d’un Verre Again (Jean-Pierre Verheggen), « entre zut et zen », Dany Bibigaga désarticule les mots et la syntaxe, dynamite joyeusement son propre vécu revisité sous le feu de cocktails de mots Molotov… Toutefois la gravité et l’émotion  percent sous le sarcasme, l’angoisse existentielle surgit au détour du calembour. L’auteur est « entré en écriture comme on entre en religion […] Quand la page et moi nous unissons - là est l’utopie et là est l’espoir - notre communion tend à l’absolu…» Et il se livre ou se masque à travers d’illustres voix tragiques dans le brouillage des pièces détachées de son puzzle bibliographique, sans ménagement excessif pour les gloires du panthéon universel : « sur la Route durant Cent années de Solitude moi aussi suis allé au Bout de ma nuit sur la page moi aussi Né et Mort à Venise moi aussi enculé par Notre-Dame des Fleurs moi aussi j’ai hurlé avec le Grizzli sur la Montagne Magique Lourde Lente moi aussi Possédé moi aussi Âme morte […] moi aussi Au-dessous du Volcan lisant l’écriture écrivant la lecture page noire comme page blanche ont l’Eternel à révéler. »

 

Dans la relation amoureuse, la femme à visage multiple, évanescent, interchangeable, s’inscrit dans la précarité de l’union, avec cette difficulté permanente pour l’auteur à s’identifier comme à se situer par rapport à l’autre, à lui reconnaître son autonomie et éprouver ou partager son ressenti : « là haut nous avons regardé vers le monde et les siècles dessous nous / ensemble / (moi qui ne suis qu’un homme seul et séparé ho sceso milioni di scale dandoti il braccio ( Eugenio Montale))… » Ou encore, quand le mystère s’obscurcit, tel Verlaine en son rêve étrange et familier, la confusion des sentiments s’ajoute à la crise identitaire : « une jeune femme m’accompagnait souvent différente / je m’en apercevais à peine / (mais moi aussi je n’étais pas toujours le même : qui étais-je ? plutôt qui était-il ? qui était-elle…) »

 

Dans Sept Anges, entre dérision et lyrisme distancié, Biga évoque « la merveilleuse mécanique du monde » et s’interroge entre détresse et tendresse sur le mode métaphorique : « L’homme serait-il la chrysalide de l’Ange ? »

 

Surtout, dans Bienvenue à l’Athanée, la causticité s’exacerbe sur le mode carnavalesque, avec des fantaisies langagières plus ou moins heureuses mais qui le plus souvent touchent juste. Ainsi sont débusquées (et non embouchées) « les tromperies de la renommée », épinglés « vents et vanités des zespoirs et zescroqueries », mis à nu « les zuts-topistes », réduits en pièces les « bouledogmes zinzintégristes » ou encore expéditivement vitupérés les « zinzin-quisiteurs… » Le discours s’égrène, grenade dégoupillée, en tornade ou par rafales, au risque de déboussoler et d’étourdir le lecteur…

 

Cette troisième séquence du recueil s’achève sur la fuite du temps et l’énumération des figures naguère familières de notre culture fourre-tout, celles de la scène et de l’écran ou de toutes les mythologies intimes, éclectiques, de notre génération : « En cinquante ans j’ai vu mourir un Monde… »

 

Depuis Les Oiseaux Mohicans, Daniel Biga a publié une trentaine de recueils. Ses jeux de langue insolents et décomplexés, en langue d’aïl, en rital, en pingouin, et autres zidiomes, apportent un souffle ravageur, à la diable, et redonnent le goût du rire (rabelaisien ?) dans notre paysage poétique qu’encombrent trop souvent des Pléiades de Trissotins désincarnés…

 

 

                                                                                      

07/01/2013

Michel Ménaché à propos de Benjamin fondane: 2 livres

Benjamin Fondane, poète juif assassiné, a porté vivant sa mort en bandoulière : « La mort était somnolente, oublieuse, / oubliée nappe d’eau enfouie dans l’âme - / et SOUDAIN elle vint, elle coula en moi / comme le lait vivant dans le sein de la femme. » (Ulysse) La mort carnassière et l’errance apatride, comme destin ou comme malédiction : « Tout seul je suis la route humaine. » La métaphore creuse son sillon dans toute l’œuvre poétique, tragiquement interrompue en 1944 : « Juif, naturellement, tu étais juif Ulysse… »  De la mystique juive à la révolte existentielle, suivre Fondane, c’est d’abord se garder des raccourcis à l’emporte pièce, aller au-delà des lectures fragmentaires du poète de « l’expérience du gouffre. » (Publication posthume : Baudelaire et l’expérience du gouffre). Et c’est désormais possible.

Après Le mal des fantômes, ouvrage réunissant l’œuvre poétique écrite en français, préfacé par Henri Meschonnic (éd. Verdier, 2006), les premiers poèmes en roumain, suivis de Le Reniement de Saint-Pierre sont enfin disponibles. Ces textes concernent la période 1917 – 1923.

La Bible est le creuset des premiers thèmes développés par le jeune poète habité par le destin singulier des populations juives depuis la diaspora et les mythes fondateurs. Dans Ultima verba – Le chant de Samson : « dans mon sang bouillonnant, tel un torrent de lave, / jaillissait, suave, / l’impérieuse verve de mon aïeul Adam. » Le poète prête à Samson un lyrisme effervescent, charnel, pour célébrer, avant la mort, sans la nommer, le corps éblouissant de celle qui le livra aux Philistins : « Oh ! / tu as dans le corps le parfum des nefs océanes, / dans tes yeux et, tels la fleur du citronnier, tes cheveux, / dans tes yeux, / ensanglanté, le crépuscule embrase son corail. / Dans ton corps, comme en automne, les bourgeons souverains / ont rompu tant de digues, ont éclaté plus vivants, / comme les grappes rouge sang / du raisin. » Solitude encore, sentiments d’exclusion et d’humiliation, son propre corps perçu comme souillure de la terre, dans Le psaume du lépreux : « Qu’ai-je fait, Seigneur, pour que tu ravages d’abcès / tout mon corps, comme les crapauds de pustules - / en quoi ai-je péché - […] pour que même tes petits enfants me jettent des pierres, / et pour que les vierges aux hanches fermes, / avec effroi détournent leur visage de moi. » Symbolisme sombre ou lumineux dans des monologues intenses, tel celui de Balthasar, ce roi qui veut donner sa fille à Daniel mais s’adresse à un interlocuteur absent : « Les hommes sont-ils devenus des illusions ? / Ou bien mon cerveau engendre-t-il des hommes ? / […] j’en suis venu à converser / avec les ombres ? » Images paradoxales, oxymores insolites, comme dans Le Psaume d’Adam : « Ma terre est encore mouillée de soleil… »

Fondane est Samson révolté, Adam, acceptant le sacrifice d’Abel, Balthasar dans l’obscurité, David amoureux, le lépreux dans sa détresse, etc. Prophétique, il questionne l’Univers, apostrophe Dieu, comment se peut-il que « le plus cruel des fauves, / il le gorge de chair humaine… »

La série des Paysages développe des élans panthéistes comme autant de miroirs intimes, la pluie, l’argile et l’âme en abyme, la solitude en archipel : « Je n’attends que la pluie et personne d’autre à ma porte. » Ou encore, privé des quatre fleuves coulant autour du jardin d’Eden, il les évoque jusqu’au dernier : « L’Euphrate soufflant dans les narines des crocodiles. » Des images somptueuses émaillent les évocations : « Sur les emblavures le maïs roussit / dans la fournaise d’or de la sécheresse. »

Riche de symboles forts, de tournures anaphoriques, lancinantes parfois, cette écriture toute pénétrée de culture biblique n’en est pas moins chargée d’émotions intime, d’angoisses existentielles vécues à travers les voix mythiques de l’Ancien Testament. La traduction rend compte de ces connotations mystiques en fusion avec la tonalité charnelle des poèmes. Toutefois était-il nécessaire d’imposer la rime dans la version en français de quelques uns des poèmes de facture plus traditionnelle. Cela aboutit parfois à des choix artificiels ou pour le moins contestables : « les arbres… oblongs » pour rimer avec « étalon » ! ou encore « la démarche monotone » pour rimer avec « automne. »

Les Evangiles puisant dans le même terreau historique et mythologique nourrissent aussi ces premiers écrits de Fondane en roumain. Fondane se réclame alors de l’art pour l’art et prétend composer Le Reniement de Saint-Pierre comme une exégèse, voire un essai d’« éclaircissement sur le symbolisme. » Le triple déni de Pierre d’être un disciple de Jésus l’amène à se comparer à Judas. Si Judas a trahi Jésus pour trente pièces d’argent, Pierre confie : « Moi, je t’ai vendu pour rien. » L’œuvre qui se veut « amorale » est un monologue entrecoupé de dialogues mettant en scène l’apôtre avec des serviteurs, puis Simon, en incluant l’épisode de l’oreille de celui-ci tranchée par Pierre lors de l’arrestation de Jésus et qu’il vient lui réclamer ! S’il veut sauver Pierre, c’est qu’il est convaincu que le miracle de la restitution est possible… Ce qui intéresse ici Fondane est moins le point de vue évangélique que ce qui est en train de basculer à l’intérieur même du judaïsme ébranlé par l’occupation romaine.

Le court essai de Jérôme Thélot : Ou l’irrésignation / Benjamin Fondane (l’inversion des termes du titre constitue une première interrogation en suspens !) présente Fondane, penseur existentiel, insurgé contre la mort, s’inscrivant dans la grande tradition prophétique juive, prenant parti pour Artaud contre Breton, poète avant d’être philosophe, « au plus près de sa fureur, » ami et disciple de Léon Chestov. Le philosophe, Léon Chestov, en effet, guida les lectures du poète, son unique disciple, lit-on parfois, tant le destin de ces deux exilés solitaires fut proche. Jérôme Thélot précise que la « conscience malheureuse » exaltée qui caractérise toute l’œuvre de Benjamin Fondane, est une formule détournée de l’œuvre de Hegel. La condition humaine, telle que la perçoit le poète est « bornée par la mort, vouée à l’impuissance, condamnée à l’insatisfaction du désir et de la volonté, privée de plénitude et de liberté, soustraite à la vérité. » Pensée paradoxale qui vise à se libérer du malheur par la conscience même du malheur. Jérôme Thélot désigne les textes de Fondane comme des « torpilles bricolées de nuit » ou encore, réduit-il sa pensée éruptive à la « forme égarée d’un pénible entêtement, » et sa démarche intellectuelle, « au malheur comme méthode. »  Si de telles affirmations sont pertinentes pour éclairer certaines facettes de l’œuvre, reformuler ainsi une pensée poétique est une gageure, aussi n’est-il pas étonnant qu’on se heurte là aux limites mêmes de l’analyse textuelle et que l’auteur de l’essai s’enlise quelque peu lui-même dans « le piège des postures antithétiques » du poète. En revanche, nous le suivons mieux quand il reconnaît en Fondane « l’héritier le plus juste » de Baudelaire et Rimbaud : « La sollicitude saura voir en particulier dans les coups de bélier du poète contre le mur des évidences, dans ses précipitations tête haute contre le principe de réalité, non pas des équivoques de sa colère ni des butées de son ressentiment, mais les suppliques fragiles – religieuses – et les sanglots d’une prière à la fin bouleversante. » La balance sensible de la prosodie et de l’affectivité mesure mieux dans l’œuvre de Fondane ce que les limites de l’exégèse systémique conduisent à appréhender parfois sur un mode  réducteur, voire écrasant.

Fondane a exploré l’intranquillité permanente, il a ressenti (comme René Char) les limites de l’ascension furieuse du poème : « J’ai voulu être de cœur avec mon temps, de chair avec l’histoire. Pourquoi cette pente me fut-elle refusée ? » Son temps lui a arraché le cœur, l’histoire a réduit sa chair en cendres… Il avait vu très tôt monter la déferlante des périls.

Benjamin Fondane : Poèmes d’autrefois (traduits du roumain par Odile Serre), Ed. Le temps qu’il fait   17 euros

Jérôme Thélot : Ou l’Irrésignation / Benjamin Fondane, Ed. Fissile – Cendrier du voyage    8 euros

Note de lecture paru dans la Revue EUROPE n° 974-975 (juin-juillet 2010)

 

06/12/2012

Michel Ménaché à propos de Amin Khan - éditions MLD

D’Archipel Cobalt, Dominique Sorrente écrit à propos du poète en exil, Amin Khan,  qu’il « s’agit [pour celui-ci] d’instaurer un dialogue, sans cesse activé, entre le temps de la mélancolie et l’appel du désir, l’Algérie faite archipel et la couleur à l’origine de tous les bleus rêvés. » Il caractérise la tonalité visuelle et sonore du recueil d’une belle formule : « la voix porte des calligraphies qui se répondent. » L’amour sublimé et l’écho douloureux de l’absence, « désastre minéral au cœur », se tressent aux variations anaphoriques de fulgurances existentielles : « Parfois ce désir de durer / comme une île d’ardeur stérile / dans la chair nocturne de l’univers / réflexe du navigateur / manœuvré par l’amour du hasard // et puis soudain le désir de mourir / à tant de bonté / à tant de beauté / à la lumière des étoiles tranquilles » Le poète, en son for intérieur, évoque « les tisserandes aux mains rouges / de l’insomnie textile » ou encore, il confie au lecteur comment l’entraîne « l’insurrection du hasard » devant la page blanche quand « les cris et les râles de la mémoire » ressuscitent les fantômes « des batailles perdues. » Ainsi la parole poétique d’Amin Khan oscille de l’effroi à la sublimation, du sentiment d’abandon au « coup de feu amoureux / du corps sans armure. »

René Depestre, préfacier du dernier recueil, Arabian blues, présente l’auteur comme un « poète de la traversée des frontières. » Le poète haïtien évoque « l’énergie migratoire » d’Amin Khan, voire ce « sentiment de mondialité qui pousse son errance d’éternel poursuivant de la poussière et du sel. » Mais ce qu’il écrit de plus remarquable à son propos, en opposition aux critères identitaires réducteurs, voire ravageurs, constitue à la fois un éloge et une ouverture métaphorique dans le climat délétère de défiance et d’arrogance où essaient de nous entraîner les fanatismes nationalistes et religieux : « En état de poésie, l’islam de la tendresse et des lumières, pris par la main d’Amin Khan, part à la découverte d’un autre froid et d’un autre chaud de la grande aventure des humanités. »

Le pas suspendu de l’exilé conjugue lucidité et nostalgie, et c’est sur le ton de la mélancolie distanciée que cette poésie atteint notre sensibilité : « La poussière s’élève de mes pas // La rouille des barbelés / est l’orgue du vent barbare // ici se fait dans la tristesse / ce qui là se fait dans la joie // c’est d’ici que je pars. » Sur le mode de l’introspection elliptique, le poète esquisse la description de son combat intime, amorce un questionnement existentiel, s’interroge sur la force et le sens de son amour : « De qui es-tu / sombre prière // Qu’offres-tu / cœur amer // à l’heure obscure des humiliés / que dis-tu // A ton œil arabe / je cherche une vérité // Je trace une absence / à ta peau tatouée // à ton sang / je m’efforce de venir // à bout / de l’enfer maquillé. » Avec une autodérision piquante, il se démasque, Pygmalion, mendiant ou amant  éphémère « couché dans l’éclipse », dénude son aspiration dérisoire, paradoxale, à la maîtrise de son destin : « Comment te construire / avec du sable et de l’ombre // et puis // comment te détruire / toi de sable et d’ombre. »

Le poète ne prétend pas conjurer l’oubli, il sait que si les écrits restent, il n’est pas toujours un lecteur pour tourner les pages, secouer la poussière des ans et des encres : « J’écris sur une page de fumée / des traces de psaumes // sur la peau du temps / d’insensés tatouages // je suis mon cœur / sans espoir de retour // entre la route plane / et l’horizon calciné // il y a peu d’espace / pour le sens et la joie / j’écris le chant / de la horde dispersée. »

Le spleen arabe d’Amin Khan fait écho aux voix universelles du blues, car ici comme ailleurs, loin des rives du Missipi, « les barques rouillent / des chansons dispersées dans la nuit.»

 * Amin Khan : Archipel Cobalt, Préface, Dominique Sorrente&  Arabian blues, Préface, René Depestre Editions MLD  15 et  16 €

** cette note de MicheL Ménaché est parue dans la revue Europe

                                                                                             

12/10/2012

Jean-Luc Despax - un poème

 Jean-Luc Despax est né en mai 1968. Il est poète et écrivain. Il préside le centre français du PEN club. JL Despax.jpg

Dernier livre paru: 220 slams sur la voie de gauche, éditions du Temps des Cerises.

Chez le même éditeur viennent de reparaître ses poèmes politiques et satiriques: Des raisons de chanter.



Orwell 2012

 

Bacon and eggs and good coffee

Dans un hôtel du bout du monde

Breakfast anglais globalisé

Faut-il que Big Brother me gronde? 

"Reprends des forces mon ami

Dans ce panopticon glacé

Couleur dollars gimme, gimme

Ton esprit critique affûté. 

Ne pense plus petit Français

Cela fait du tort à l'argent

Quand nos résultats sont mauvais

C'est la faute de vos tourments."

Voilà que mes oeufs sont brouillés

Et mon café... empoisonné

Le novlangue: lyophilisé

Diffuse culpabilité.