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05/07/2014

Michel Ménaché a lu "Maram AL-MASRI : Elle va nue la liberté"

Hantée par le soulèvement populaire syrien contre la dictature, bouleversée par les images terribles qui circulent sur internet, qui lui parviennent de tous les réseaux sociaux avec lesquels elle reste jour et nuit en lien, Maram al-Masri* s’impose l’état de veille. Dans son recueil au titre aussi humble que radical : Elle va nue la liberté, des villes éviscérées, du sang répandu, des victimes emprisonnées, suppliciées, des familles  déchirées, des enfants sacrifiés sur l’autel de la barbarie, chaque cri des mères devient poème, chaque douleur intime devient la douleur de tout un pays Exilée déchirée à vif, elle redécouvre la démarche du Bertolt Brecht du Manuel de guerre allemand dont chaque court poème était inspiré par une image de l’atroce actualité hitlérienne. Maram al-Masri entend rendre hommage aux combattants de la démocratie, d’abord aux victimes d’un pouvoir aveugle et sourd au malheur. Malheur qu’il multiplie chaque jour davantage en recourant aux bombardements aériens et aux armes chimiques. Chant d’indignation et de rage, il ne s’agit nullement d’une complainte mais plutôt d’un hymne à l’amour et à la liberté. « Un grand peuple au XXIème siècle a décidé de renaître », écrit-elle dans son introduction.

Chaque arrêt sur image retient l’émotion, cristallise le symbole : « L’avez-vous vu ? // Il portait son enfant dans ses bras / et il avançait d’un pas magistral / la tête haute, le dos droit… // Comme l’enfant aurait été heureux et fier / d’être ainsi porté dans les bras de son père / Si seulement il avait été / vivant. » Les mères sont très présentes dans le recueil, maintenant les liens du sang et de la tendresse comme un surcroît ou un sursaut d’humanité face à la terreur : « Tu vas être enterré, / ô martyr, / avec les lèvres de ta mère / collée à ta peau. »

 Les mercenaires du pouvoir tentent de masquer leurs crimes, de traiter leurs victimes en assassins en essayant de leur faire endosser de faux témoignages dans les hôpitaux désorganisés : « Tu dois signer ici que ce sont les hors-la-loi / qui ont tiré sur toi. / Non dit le blessé. / Un révolver s’approche de sa tempe : / signe ici ! / Non c’est l’armée régulière. // Le coup de feu éclate. » Face au danger, avant d’enterrer ses morts, il faut aussi sauver le dernier pain pour survivre, récupérer l’arme précieuse qui changera de main, filmer la scène pour garder trace, s’adresser au reste du monde… Et quand une famille se sacrifie pour envoyer une jeune fille en études supérieures, ce n’est pas le diplôme espéré qui en échoit : « Elle est partie au sein de l’université / chargée de stylos et de rêves. // Une de ses chaussures / est revenue dans les mains de sa mère. » 

 Maram al-Masri s’adresse aussi aux 5000 femmes emprisonnées subissant tortures et humiliations : « Que faites-vous mes sœurs / lorsque la rage coule dans vos yeux ? » Elle évoque les réfugiés, prêts à tout perdre pour rester en vie et qui fuient par centaines de milliers les tueries. Pour tous, résistants ou exilés, « elle va nue, la liberté, […]  /on brise ses pieds / mais elle avance. / On coupe sa gorge / mais elle continue à chanter. »

 Par-delà tous les crimes, toutes les exactions, l’espérance redouble, renaît toujours avec des accents maternels : « Ô Syrie, / nous allons laver ton sang / avec le lait de notre amour. »

 En fin de recueil, Maram al-Masri a adapté et traduit un poème écrit par son frère, Monzer Masri, resté au pays : « Je vis dans la mort. / Je ne fais rien d’autre que vivre comme un témoin, / mais j’ai décidé de ne pas être un faux témoin. » Un pont ouvert entre l’exil et le pays martyr.

 La voix intime et chaude de Maram al-Masri est celle du peuple syrien tout entier, celui qui espère la paix et la démocratie en dépit des prédateurs et charognards qui soufflent sur les braises…

 *Maram AL-MASRI : Elle va nue la liberté (bilingue, éd. Bruno Doucey,  15 €)

 Article paru dans la revue Europe, n° 1012-1013 (août-sept. 2013)

 

29/12/2013

Michel Ménaché a lu Dix-huit petites chansons de la patrie amère* de Yannis Ritsos, éditions Bruno Doucey, 11 euros

Sous le titre Yannis Ritsos, poète-contrebandier, Bruno Doucey salue et éclaire la poésie de combat de l’auteur dans son pays opprimé, persécuté par les dictatures à répétition. Il la situe aussi en regard du contexte international des bouleversements tragiques des années 70 : « partout dans le monde, ou presque, les poètes sont au corps à corps avec l’Histoire. »

Mikis Theodorakis, en exil à Paris, après le nouveau coup d’Etat militaire du 25 novembre 1973, souhaite mettre en musique des poèmes de son ami Ritsos détenu à Léros. Le choix du poète alerté clandestinement se porte vers les Dix-huit petites chansons de la patrie amère. Ce sont des distiques de 15 syllabes qui composent ces 18 strophes de 4 vers. 16 d’entre elles étaient déjà écrites depuis le 16 septembre 1968, jour de leur composition par le poète en résidence surveillée à Léros. Reprises et remaniées en 1973, elles se lisent comme un unique poème de résistance, - s’inspirant de la tradition populaire (dite démotique). Le poète destine l’œuvre à être chantée sur la musique de Theodorakis à qui elle est dédiée.

La tradition démotique remonte aux chants et poèmes « de contrebande » des klephtes des montagnes grecques qui s’opposaient à la domination turque. Faire renaître la fierté d’un peuple contre ses tyrans en uniforme en se référant aux héros du passé a souvent inspiré les poètes de différents pays en lutte… Bruno Doucey y fait écho en établissant un parallèle brutal entre deux dates significatives :

 «1973, les tanks – 2013, les banques. »

Il nous rappelle aussi que « les corrélations qui unissent le serpent de mer du fascisme aux crises économiques » sont évidentes… Et il conclut : « La poésie de Yannis Ritsos vous invite à prendre le maquis de la pensée. »

Le rapport entre passé et présent s’inscrit dans la transparence du poème :

 « Vont les klephtes boire en secret et le gosier  se gonfle

 tel le moineau, et ils glorifient la pauvre mère Grèce.

La chaleur et la force du legs de Ritsos vibrent encore dans ses mots, invitent à prendre le maquis de la pensée » :

« Ne pleure pas sur la Grèce,  quand elle est près de fléchir

Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,

 

La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne

Pour terrasser la bête avec la lance du soleil. »

 

* Une première version bilingue des Dix-huit petites chansons de la patrie amère a été publiée en 1992 par Fédérop éditions                                                                      

(article paru dans la revue Europe n° 1007 mars 2013)

 

 

24/04/2013

Michel Ménaché à propos de Dort en lièvre de Marie Huot, Editions Le bruit des autres

Dormir les yeux ouverts et toujours guetter, tel est le sens de l’expression ancienne donnée en titre à son dernier recueil par Marie Huot : Dort en lièvre. Trois courts recueils sont rassemblés dans ce livre : Animal, Poisson et lilas, Corsage de guêpe.

 L’affût des sens, animalité et humanité au diapason de la précarité, le monde sensible est perçu et restitué à petites gorgées, à l’entaille du poème, dans sa chair, au contact de la terre, de l’air et de l’eau…

En exergue d’Animal, une citation de Beppe Fenoglio, au féminin ici revendiqué,  ouvre la voie, abolit la frontière symbolique et culturelle entre l’humain et l’animal : « Si je n’étais pas une femme – dit-elle –, je voudrais être une femme. Et puis encore une femme. Mais si ce n’était pas possible, je voudrais être un héron. » Etat de fusion de vif à vif, non de confusion. L’écriture est à la fois quête et révélateur de l’être, cérémonial intime des sens en éveil : « J’avance dans la nuit vacillante / J’appuie ma joue contre des maisons chaudes / Mes paupières s’abaissent sur des insectes / morts // Dans le bruit du gravier / Je cherche une parole humaine. » Mais l’accueil des sensn’est là ni béat ni passif. A la violence du monde fait écho la révolte du corps qui peut faire mal au dehors, brûler au-dedans : « Je dépèce ma colère animale à deux mains / Du museau aux talons // Je garde dans les poches de mes robes à fleurs / Les griffes et les dents / Intactes et blanches. »

Les instincts, les émotions, en éclats d’encre, égrènent le sens, tirent la langue par tous les bouts, exacerbent les papilles, entre onirisme et introspection métaphorique, jouent d’analogies insolites : « Au rebord des verres / Le vent glisse son doigt mouillé // Les oiseaux dans les joncs / Poussent aussi leurs cris / En cercles de cristal. » Découpage à vif dans l’écheveau des sensations. Jubilation et souffrance. Ambivalence, ricochets de signes dans le blanc sans fond de la page : « Je voudrais crier / Avec la fluidité du sable / Et que l’insecte de mon cri / Coule avec. » Ou encore, plus douloureusement explicite : « Je suis parfois / Cette fille au poignet taillé / Et le porte à ma bouche. »

Dans Poisson et lilas, l’exergue de Pierre Peuchmaurd est partie intégrante du recueil et  vaut tout commentaire : « Mes bêtes ne sont pas des allégories, des personnages de fable ; elles ne désignent qu’elles-mêmes, ne renvoient pas à l’homme qui est l’une d’elles, circulant parmi elles, pas particulièrement privilégiée. » Le poème dit l’équilibre précaire et le manque, les carences affectives inapaisées : « La fille qui porte le poisson et le lilas / Trébuche / Elle dit que ce n’est pas assez / Qu’elle voudrait aussi / Qu’on l’attache à l’histoire / Qu’on lui épelle chaque serrure en signe / d’amour. » La clé du mystère existentiel toujours échappe, tourne parfois comme un couteau dans la plaie quand l’être aimé n’entend pas, esquive l’attente : « Et déjà elle ramasse le bois mort / Le verre pilé / Et se coupe le visage / Elle est un Indien /  Sa peau lacérée / Rouge / Ses peintures de guerre sont plus belles / A l’instant de la rage où il ne la voit pas / Que dans tous les mouvements / De la lutte où il l’entraîne. » Posture de guerrière, jusqu’à l’autodestruction : « Elle cogne / Elle cogne à poings durs / Somnambule immobile / Dans ce mouvement de la mort / Qui passe / Le rauque dans sa gorge pousse en lierre / Recouvre sa rage taiseuse. »

Enfin Corsage de guêpe s’ouvre sur un vers de Jean-Baptiste Para : « Sa voix est une eau douce où les guêpes se noient. » L’angoissante et permanente question du rapport au monde et aux autres taraude, retourne la mémoire, arrache les masques et les paravents ouverts à demi du paraître : « Il faudrait parler / De cette lisière-là / Entre nos visages et le monde / Des plis serrés qui s’y lisent / Où un silence bleu s’insinue parfois / Tandis que l’on a une grande voile blanche / Dans la tête. »

Ce livre des questions et des affûts s’achève sur une interrogation existentielle, la nécessité de dire, raison ou déraison du poème : « Se pourrait-il / Que le visage d’une femme / Cent fois recomposé / Jamais ne parle // Pas même la nuit / Pas même à l’équateur de la nuit / Dans un souffle blanc / Comme d’insecte ? »

Cris et chuchotements à la source, lyrisme elliptique à la saignée sensible du poème.

 ( article paru dans la revue EUROPE )