24/04/2013
Michel Ménaché à propos de Dort en lièvre de Marie Huot, Editions Le bruit des autres
Dormir les yeux ouverts et toujours guetter, tel est le sens de l’expression ancienne donnée en titre à son dernier recueil par Marie Huot : Dort en lièvre. Trois courts recueils sont rassemblés dans ce livre : Animal, Poisson et lilas, Corsage de guêpe.
L’affût des sens, animalité et humanité au diapason de la précarité, le monde sensible est perçu et restitué à petites gorgées, à l’entaille du poème, dans sa chair, au contact de la terre, de l’air et de l’eau…
En exergue d’Animal, une citation de Beppe Fenoglio, au féminin ici revendiqué, ouvre la voie, abolit la frontière symbolique et culturelle entre l’humain et l’animal : « Si je n’étais pas une femme – dit-elle –, je voudrais être une femme. Et puis encore une femme. Mais si ce n’était pas possible, je voudrais être un héron. » Etat de fusion de vif à vif, non de confusion. L’écriture est à la fois quête et révélateur de l’être, cérémonial intime des sens en éveil : « J’avance dans la nuit vacillante / J’appuie ma joue contre des maisons chaudes / Mes paupières s’abaissent sur des insectes / morts // Dans le bruit du gravier / Je cherche une parole humaine. » Mais l’accueil des sensn’est là ni béat ni passif. A la violence du monde fait écho la révolte du corps qui peut faire mal au dehors, brûler au-dedans : « Je dépèce ma colère animale à deux mains / Du museau aux talons // Je garde dans les poches de mes robes à fleurs / Les griffes et les dents / Intactes et blanches. »
Les instincts, les émotions, en éclats d’encre, égrènent le sens, tirent la langue par tous les bouts, exacerbent les papilles, entre onirisme et introspection métaphorique, jouent d’analogies insolites : « Au rebord des verres / Le vent glisse son doigt mouillé // Les oiseaux dans les joncs / Poussent aussi leurs cris / En cercles de cristal. » Découpage à vif dans l’écheveau des sensations. Jubilation et souffrance. Ambivalence, ricochets de signes dans le blanc sans fond de la page : « Je voudrais crier / Avec la fluidité du sable / Et que l’insecte de mon cri / Coule avec. » Ou encore, plus douloureusement explicite : « Je suis parfois / Cette fille au poignet taillé / Et le porte à ma bouche. »
Dans Poisson et lilas, l’exergue de Pierre Peuchmaurd est partie intégrante du recueil et vaut tout commentaire : « Mes bêtes ne sont pas des allégories, des personnages de fable ; elles ne désignent qu’elles-mêmes, ne renvoient pas à l’homme qui est l’une d’elles, circulant parmi elles, pas particulièrement privilégiée. » Le poème dit l’équilibre précaire et le manque, les carences affectives inapaisées : « La fille qui porte le poisson et le lilas / Trébuche / Elle dit que ce n’est pas assez / Qu’elle voudrait aussi / Qu’on l’attache à l’histoire / Qu’on lui épelle chaque serrure en signe / d’amour. » La clé du mystère existentiel toujours échappe, tourne parfois comme un couteau dans la plaie quand l’être aimé n’entend pas, esquive l’attente : « Et déjà elle ramasse le bois mort / Le verre pilé / Et se coupe le visage / Elle est un Indien / Sa peau lacérée / Rouge / Ses peintures de guerre sont plus belles / A l’instant de la rage où il ne la voit pas / Que dans tous les mouvements / De la lutte où il l’entraîne. » Posture de guerrière, jusqu’à l’autodestruction : « Elle cogne / Elle cogne à poings durs / Somnambule immobile / Dans ce mouvement de la mort / Qui passe / Le rauque dans sa gorge pousse en lierre / Recouvre sa rage taiseuse. »
Enfin Corsage de guêpe s’ouvre sur un vers de Jean-Baptiste Para : « Sa voix est une eau douce où les guêpes se noient. » L’angoissante et permanente question du rapport au monde et aux autres taraude, retourne la mémoire, arrache les masques et les paravents ouverts à demi du paraître : « Il faudrait parler / De cette lisière-là / Entre nos visages et le monde / Des plis serrés qui s’y lisent / Où un silence bleu s’insinue parfois / Tandis que l’on a une grande voile blanche / Dans la tête. »
Ce livre des questions et des affûts s’achève sur une interrogation existentielle, la nécessité de dire, raison ou déraison du poème : « Se pourrait-il / Que le visage d’une femme / Cent fois recomposé / Jamais ne parle // Pas même la nuit / Pas même à l’équateur de la nuit / Dans un souffle blanc / Comme d’insecte ? »
Cris et chuchotements à la source, lyrisme elliptique à la saignée sensible du poème.
( article paru dans la revue EUROPE )
17:14 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : ménaché, marie huot, revue europe