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12/05/2013

Pierre Michon - Hommage à Maurice Nadeau - La Quinzaine littéraire, N° spécial du 01 mai 2011

"Car le lectorat, tout comme le corps des écrivains, est traversé par la lutte des classes"

par Pierre Michon

« Nos choix sont plus nous que nous » : c’est cette phrase de Suarès que Maurice Nadeau a mise en exergue à Grâces leur soient rendues, son livre de souvenirs littéraires. Eh bien ce qu’il nous a appris surtout, c’est à choisir. Ce qu’il m’a appris plutôt, pour ne pas généraliser. Et là je suis obligé de parler de moi, qui ai eu vingt ans en 1965 : un demeuré de la campagne sans bagage d’aucune sorte, sorti d’un internat dans un lycée reculé, débarquant dans une fac de province avec quelques velléités littéraires, mais d’une inculture crasse et ne bénéficiant de personne pouvant ressembler à un mentor. Comme ce jeune homme était ombrageux, qu’il s’était bricolé avec des auteurs à la mode trente ans plus tôt un panthéon peu original, il était désorienté et pour tout dire perdu. Les nantis et khâgneux qu’il fréquenta le lui marquèrent sans détour. Il lui fallait trouver quoi lire, c’est-à-dire quoi élire, et vite, pour ne pas passer définitivement à côté. Les revues me furent vite un recours, car les revues trient, choisissent. Mais leurs hiérarchies ne se recoupaient pas. Les choix tout politiques et stratégiques des Lettres françaises et des Temps modernes me rebutèrent vite. Les codes grands-bourgeois qui présidaient en sous-main aux choix de la NRF me passaient au-dessus de la tête. Bien sûr il y avait le merveilleux Tel Quel : mais c’était pour les normaliens, les grands nantis de la lettre, je n’étais pas chez moi. Tous ces gens ne firent que m’embrouiller davantage. Et c’est alors que Nadeau m’a sauvé la vie – enfin la vie… la mise mettons.

La Quinzaine semblait avoir pour devise la phrase de Pound : « Etudier la littérature, c’est se livrer au culte des héros. » On y expliquait, certes, mais surtout on y admirait, l’enthousiasme si naturel aux jeunes gens y était dans son pays. Je voyais élire sur le vif les héros qui seraient les miens, Beckett, Lowry, Borges. L’enthousiasme – mais aussi la malice, le sourire en coin de qui vient de loin et s’en souvient : Nadeau est le fils de Zilda Clair, qui ne savait pas lire et faisait des ménages. Cela je ne le savais pas, mais je le sentais bien, c’était à son insu dans ses textes et dans ses choix, et cela me parlait directement, à mon insu : car le lectorat, tout comme le corps des écrivains, est traversé par la lutte des classes. Nadeau avait pris sur lui, opiniâtrement, d’être à la fois un aristocrate des lettres et un prolétaire fidèle à lui-même. Il m’a ouvert la route.

Je lui ai peu parlé, il m’intimide toujours. Mais c’est ce double visage que j’ai vu chaque fois : une brusquerie, une franchise sans apprêt, qui est aussi bien celle du duc de Guermantes que celle du métallo. La dernière fois, c’était peu après le succès des Onze, à une table commune. Il ne me parla guère, mais soudain il me dit, avec son tutoiement guermantien, tendre et moqueur : « On devrait te couper la tête. » Voulait-il me dire que j’étais passé un peu trop dans le camp des aristos, que j’avais oublié que j’étais un fils de Zilda Clair ? Comme il vivra cent vingt ans, il aura tout le temps de me l’expliquer, si je suis encore de ce monde.


©Pierre Michon


Première mise en ligne le 21 mai 2011

© Pierre Michon _ 8 mai 2013

 

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