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05/07/2014

Turbulence 64 - Pourquoi fais-tu de la peinture et de la sculpture, Alberto?

« Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher – avec les moyens qui me sont aujourd’hui les plus propres – de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux  comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, pour me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre. »

Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann, 1990

Lu 102 - Fabienne Courtade, Le même geste, Poésie, Flammarion

Ecrire, c’est toujours un même geste*, ce même geste qui est à l’œuvre quand ce mouvement de la main et du corps lève devant lui l’inconnu, quand il ne s’agit pas de traduire une expérience antérieure avec ses sentiments et ses secrets mais quand cette manière d’aller est elle-même le lieu de l’expérience, la réponse apportée à un passage de vie, à ses éclats.

Si le jour est la fatalité du langage, comme l’écrivait Roger Laporte, la nuit serait alors la chance du silence. C’est dans la nuit qu’écrit Fabienne Courtade, celle des sensations vivantes comme telles impossibles à communiquer tant leur magma est fait non seulement d’assemblages mais encore de déchirures, d’écarts. Ici les blancs, les accélérations, les ruptures abondent comme les passages en italiques qui sont et ne sont pas du texte, ni citations, ni paroles rapportées. Au plus, ce sont des trous, au mieux des jours. Le même geste signe une narration ajourée, impossible. Une fiction d’oubli.

D’où viennent les mains jusque dans la main qui écrit ? Ici, cette main n’impose aucun ordre, se refuse à baliser la mémoire, à cairner un chemin. Elle fait advenir l’oubli. Un labyrinthe. Tout se passe comme s’il y avait un enraiement du langage. Ça patine, ça s’interrompt, ça déraille. Si ça bouge, c’est dans le même. Ça balbutie, ça piétine, ça s’enlise. On n’arrive pas à assurer ses pas, à s’assurer de prise en prise, on bute sur la cassure des phrases, des tentatives de narration .

Dans cette écriture rompue, j’entends une insurrection de la langue contre elle-même, une insurrection douce, à voix basse, à parole menue. Rien ici qui tonitrue simplement des mots, des phrases qui dans ces pages disjointes mettent le sens hors-jeu. Et nous voilà comme jetés dehors, sans plus savoir où l’on doit aller, égarés entre les chemins d’une impossible contrée, les mailles d’un épervier qui, remonté, dégoutte dans la lumière ses perles d’eau où le soleil se prend, histoire de nous faire croire encore au ciel. Car c’est poursuivre qu’il nous faut ! Longer  ravins et lisières, passer et repasser les lignes frontières, suivre le fil ténu des disjonctions, des coupures, des séparations, fil qui seul nous relie à ce qui nous échappe, cette impossible histoire qui du dehors fait signe, non plus miroir que l’on promenait sur la route mais bris de miroir, morceaux épars, fragments, bribes, miettes que Fabienne Courtade ramasse, plie, déplie, replie, entasse un peu ici, beaucoup là-bas, et entre, c’est son souffle qu’on entend, ras mais endurant, la vie qui passe, qui s’en va vers l’autre.

* Fabienne Courtade, Le même geste, Poésie, Flammarion, 18 euros

 

Lu 101 - Raphaël Monticelli, Mer intérieure, La passe du vent, Poésie

Mare Nostrum, la Méditerranée est notre Mer intérieure*, bleue et noire à la fois, peuplée de fortes images fémininines, ces passantes du coeur. Elle a trouvé abri dans l’anse de nos yeux comme les œuvres des onze artistes convoqués ici : Leonardo Rosa, Jean-Jacques Laurent, Fernanda Fedi, Eric Massholder, Gilbert Pedinielli, Meriem Bouderbala, Oscari Nivese, Abdelaziz Hassaïri, Anne-Marie Lorin, Martin Miguel, Henri Maccheroni. Tous vivent sur les rives de la Méditerranée : Grèce, Italie, Croatie, Provence, Malte, Egypte, Tunisie.

Mer intérieure est un rassemblement de textes écrits pour comprendre ce que les œuvres de ces artistes portent en elles de sens pour nous repérer dans le monde où nous vivons, monde mouvant, imprévisible, dangereux où rien n’est plus comme hier et où nous n’avons pas la moindre idée de ce que pourra bien être demain.

Rassemblement certes mais composé ! Mer intérieure est un livre et non un recueil d’articles. Un travail rigoureux d’articulation a présidé à son architecture dessinant comme un parcours. Ce n’est pas pour rien qu’il ouvre sur « Labia », dédié à leonardo rosa, où il est questions de Delphes, de cet ombilic aux lèvres obscures d’où sourdent d’obliques paroles pour se terminer sur cette « Ode au sexe féminin », dédiée à Henri Maccheroni, autres lèvres, « nid des murmures / la raison du savoir / l’absence première ».

Cette Mer intérieure de Raphaël Monticelli fonctionne comme une chambre d’échos, une caisse de résonance. Résonance ? Ce qui importe en poésie, non ?

*Raphaël Monticelli, Mer intérieure, La passe du vent, Poésie, 10 euros

 

 

Lu 100 - Bernard Noël, La place de l'autre, Oeuvres III, P.0.L

 Les plumes d’Eros – Tome I – c’était en 2010, où se rencontrent avec ce qu’il y a d’amoureux dans ce dieu de la fiction qu’est Eros quelques-unes des autres plumes de Bernard Noël. L’outrage aux mots – Tome II – c’était en 2011, comprenait ses principaux textes politiques, a-t-on dit, et avec raison mais peut-être ajouterais-je que toute son œuvre me semble relever du politique dans la mesure où Bernard Noël porte la langue, qu’il la renouvelle infiniment quand le pouvoir  qui l’instrumentalise, la défigure, la fige et « se perpétue en la dégradant ».

 Avec cette Place de l’autre – Tome III – C’est quelques 900 pages de textes divers que l’on pourrait faire tourner autour de 3 axes : celui de données autobiographiques souvent fortement teintées d’ironie, celui des entretiens – il y en a deux séries – et celui de ces mouvements qui portent l’écriture vers les autres, de Sade à Bataille en passant par Gilbert-Lecomte,  Michaux  comme vers de nombreux autres que l’on salue et à qui on rend l’hommage d’une parole amie. Et c’est peu de dire que la question de l’écriture, du vide, qu’œil du cyclone, elle porte en elle, hante ces  pages : « il me faudrait dire pourquoi j’écris », s’exclame Bernard Noël, il le faudrait…oui, mais voilà ça n’est jamais ça et malgré ça, « de l’autre côté du désespoir », il  décide d’écrire quand même. Il choisit de poursuivre pour éprouver l’étrange plaisir de la pensée.

 Cette place de l’autre quelle est-elle ? Bien sûr, c’est celle du « tu », de l’autre à qui l’on s’adresse mais elle est aussi bien celle du « je », de ce « je » qui s’ouvre sous les coups du dehors, de cet autre que l’on devient à partir du moment où l’on est contre ce que le « tu », l’autre fait de moi. Pour Bernard Noël, la place de l’autre est toujours de l’autre côté, « en moi derrière moi ». Il est effraction. Il est celui qui vient à l’improviste. Depuis les arrières. Il est surprise, l’autre en moi dont je suis l’hôte, ma part d’ombre. Tout se joue dans notre dos, au revers de nous-mêmes. Quand l’autre vient au jour, c’est au prix de ma disparition. Quand ce bloc d’impensé survient, quand l’écriture en cours lui fait place, elle maintient l’énigme de ce qu’il en est de ce qui est venu. Elle garde vivant. C’est toujours l’autre qui nous saisit dans l’écriture comme dans la lecture. C’est lui qui appelle au dehors, qui rompt, qui éveille le vif. C’est lui qui dans les cendres de ce qui se tient devant, en face, voit depuis l’arrière les flammes anciennes. Entre le mort et le vivant, un éclat. Il éclaire la part inconnue de nous. La part vive, dans la langue rendue à son vivant désordre, où bat l’humain. De l’humain en formation.

 Là est la bonne nouvelle de ce livre. Il dit à sa manière, cela que nous allons répétant : l’humain d’abord ! Et par humain, j’entends moins l’homme que cette chance d’homme qu’est tout homme quand il s’empare de ce pouvoir qui est le sien de se saisir comme mise en question de sa propre existence, d’apprendre à voir – « seul le regard sauve » disait Simone Weil – de s’alléger dans les questions, d’agrandir sa sensibilité, Tout cela que peut la poésie quand elle sait laisser à l’autre sa place !

 

 

 

Michel Ménaché a lu "L’AMOUR AU FÉMININ : LES FEMMES-TROUBADOURS ET LEURS CHANSONS (Introduction et traduction de Pierre BEC, édition bilingue)

 Trop souvent ignorées, les voix féminines de la poésie médiévale* représentent environ un quart des manuscrits retrouvés. Il est donc heureux que la lyrique féminine des trobairitz, cultivée dans l’ombre de la production masculine, soit prise en considération.  Pierre Bec, médiéviste et spécialiste de la littérature occitane, présente et commente dans la collection « Troubadours » éditée par Fédérop, un choix significatif de textes de femmes-troubadours. Il note que si les formulations troubadouresques sont globalement les mêmes pour les hommes et les femmes, certaines chansons anonymes ou mal identifiées soulèvent le doute entre l’oeuvre d’un auteur de sexe féminin (le je scriptural) et la féminité textuelle (le je lyrique) pouvant être la projection fantasmée d’un homme. Ces confusions de genre existent déjà dans la tradition galégo-portugaise des cantigas (Tout comme la littérature universelle abonde de textes érotiques faussement attribués à des femmes). Pierre Bec relève en outre que les rares biographies (vidas et razos) ne font pas de discrimination fondamentale entre trobairitz et troubadours. Hommes ou femmes, les troubadours participent du même monde aristocratique. Les trobairitz (dòmnas, « tour à tour grandes dames, épouses d’un seigneur féodal, aimantes ou femmes adorées, protectrices et mécènes, médiatrices et conseillères, inspiratrices et poétesses »)étaient souvent socialement supérieures à leurs amants (cavaliers). L’ouvrage distingue les cansós (chansons troubadouresques d’amour courtois, -la fin’ amor-) des tensons, discours ou dialogues à deux ou trois voix sur des questions de casuistique amoureuse dans lesquelles la dòmna se présente comme médiatrice tentant de réconcilier des amant brouillés.

 Les cansós (composés en strophes de vers rimés : coblas et tornades) constituent la première partie de l’anthologie. Une seule chanson retrouvée d’Azalaïs de Porcairagues (qui aurait vécu dans la deuxième moitié du XIIème siècle) l’a fait considérer presque l’égale de la Comtesse de Die et de Na Castelosa. Cette chanson d’amour contrarié mêle joie et mélancolie : « Jongleur qui a le cœur gai / Porte là-bas vers Narbonne / Ma chanson et sa tornade / À dame jeune et joyeuse. » Bieiris de Romans nous laisse le seul poème d’amour connu d’une trobairitz écrit par une femme à l’adresse d’une autre femme. La formulation érotique ne se voile pas derrière un paravent mystique : « Car en vous est mon cœur et mon désir / […] Et c’est pour vous que souvent je soupire. » Thème récurrent de l’amour courtois, dans une de ses quatre chansonsidentifiées,  Ami, si je vous trouvais franc (six coblas suivies d’une tornade), la trobairitz Na Castelosa vibre de tout son amour déçu et soupire pour son chevalier infidèle : « Vous qui êtes mon mal et ma souffrance […] Je ne devrais avoir joie de chanter / car plus je chante / et plus j’ai mal d’amour. » Souffrance de même nature pour Clara d’Anduze amoureuse d’Uc de Saint-Cire (milieu du XIIIème siècle). Azalaïs d’Altier, proche d’eux, elle-même auteur d’une épître amoureuse unique en son genre, s’offre en médiatrice pour réconcilier les deux amants. Quant à la célèbre comtesse de Die dont les chansons comme celles de Na Castelosa sont parmi les plus belles et les plus passionnées de la fin’amor, elle nous livre les plaintes pathétiques d’une malmarida (mal mariée) trahie par son amant : « Car il me plaît de vous vaincre en amour / […] Bien me surprend ami votre arrogance / Et mon cœur a bien sujet d’être triste / De vous voir ravir mon amour par une autre… » En marge de la poésie amoureuse, le plus souvent traitée par les femmes-troubadours sur le mode de l’idéalisation ou de l’aspiration au rêve inaccessible, Gormonda de Monpeslier se dresse en prédicatrice virulente contre l’hérésie venue de Toulouse dans un long poème de 140 vers qui répond à la diatribe anti-papale du troubadour Guilhem de Figueiras : « Pis que Sarrasins et de cœur plus perfide / sont ces apostats, et qui suit leur demeure / Dans l’abîme en feu ira pour tout salut / En damnation… » De l’amour mystique à la guerre sainte !

 Le genre dialogué des tensons est présenté en deux parties distinguant les cas de discussion « femme – femme » et ceux de « femme – homme ». Quand N’Almuc de Castelnoir est brouillée avec Gui de Tournon, N’Iseut de Capion se propose de rétablir entre eux la paix ; mais N’Almuc de Castelnoir pose ses conditions et exige que l’amant volage s’amende. Un autre exemple de tenson retient notre attention concernant le parti pris de la virginité opposé à celui du mariage avec le refus radical de la maternité aux conséquences physiques désastreuses. N’Alaisina Iselda et Na Carenza confrontent ainsi leurs points de vue dans une parodie de casuistique amoureuse masculine… Entre femme et homme, les tensons ont souvent un caractère de badinage érotique. Ainsi dans la tenson échangée par Guilhelma de Rosers avec le gênois Lanfranc Cigala, troubadour de la première moitié du XIIIème siècle, le chevalier vaincu dans le débat poétique entend prendre sa revanche au lit : « Dame, j’ai le pouvoir et la hardiesse / A votre gré de vous vaincre en un lit / Car je fus fou de tenter ce combat, / Mais je veux être vaincu quoiqu’on dise… » Guilhelma, avec humour, n’est pas en reste : « Lanfranc, je vous l’accorde et j’y consens / Car j’ai tant de courage et de hardiesse / Qu’avec la ruse habituelle des femmes / Le plus hardi ne me ferait pas peur. » Marie de Ventadour, grande dame, n’est connue comme trobairitz que par une seule tenson ayant pour thème la parité en amour. La dame provoque le troubadour qui ne chante plus (Gui d’Ussel ayant renoncé au trobar sur ordre du légat du pape car il était chanoine !).  La tenson de Domna H. et Rosin met en évidence les audaces féminines de ce XIIIème siècle occitan. La dame ici défend l’amant trop entreprenant et accuse de lâcheté celui qui s’est arrêté en cours de route. Rosin, le troubadour prend au contraire le parti de l’amant respectueux de la dame : « il commit folie / quand il osa forcer sa dame… »

 Si les femmes-troubadours ont été jugées scandaleuses au cours des derniers siècles par des érudits misogynes et des esprits chagrins, les féministes d’aujourd’hui ont parfois tendance à les récupérer sans rapport aux idéaux et au contexte particulier de l’Occitanie médiévale. Les chansons réunies dans cette anthologie nous informent sur la société courtoise, ses modèles de comportement, ses valeurs féodales éthiques et affectives. Pierre Bec reconnaît cependant que la fin’amor au féminin pose encore des problèmes aux exégètes mais il retient que le rôle  des dómnas se révèle beaucoup plus important qu’il n’était admis auparavant et il lui paraît aujourd’hui « d’une incontestable luminosité ».

*L’AMOUR AU FÉMININ : LES FEMMES-TROUBADOURS ET LEURS CHANSONS, (Introduction et traduction de Pierre BEC, édition bilingue, Fédérop – 15 €)

 Article publié dans la revue Europe N° 1015-1016 (nov. Déc. 2013)

 

 

 

Michel Ménaché a lu "Maram AL-MASRI : Elle va nue la liberté"

Hantée par le soulèvement populaire syrien contre la dictature, bouleversée par les images terribles qui circulent sur internet, qui lui parviennent de tous les réseaux sociaux avec lesquels elle reste jour et nuit en lien, Maram al-Masri* s’impose l’état de veille. Dans son recueil au titre aussi humble que radical : Elle va nue la liberté, des villes éviscérées, du sang répandu, des victimes emprisonnées, suppliciées, des familles  déchirées, des enfants sacrifiés sur l’autel de la barbarie, chaque cri des mères devient poème, chaque douleur intime devient la douleur de tout un pays Exilée déchirée à vif, elle redécouvre la démarche du Bertolt Brecht du Manuel de guerre allemand dont chaque court poème était inspiré par une image de l’atroce actualité hitlérienne. Maram al-Masri entend rendre hommage aux combattants de la démocratie, d’abord aux victimes d’un pouvoir aveugle et sourd au malheur. Malheur qu’il multiplie chaque jour davantage en recourant aux bombardements aériens et aux armes chimiques. Chant d’indignation et de rage, il ne s’agit nullement d’une complainte mais plutôt d’un hymne à l’amour et à la liberté. « Un grand peuple au XXIème siècle a décidé de renaître », écrit-elle dans son introduction.

Chaque arrêt sur image retient l’émotion, cristallise le symbole : « L’avez-vous vu ? // Il portait son enfant dans ses bras / et il avançait d’un pas magistral / la tête haute, le dos droit… // Comme l’enfant aurait été heureux et fier / d’être ainsi porté dans les bras de son père / Si seulement il avait été / vivant. » Les mères sont très présentes dans le recueil, maintenant les liens du sang et de la tendresse comme un surcroît ou un sursaut d’humanité face à la terreur : « Tu vas être enterré, / ô martyr, / avec les lèvres de ta mère / collée à ta peau. »

 Les mercenaires du pouvoir tentent de masquer leurs crimes, de traiter leurs victimes en assassins en essayant de leur faire endosser de faux témoignages dans les hôpitaux désorganisés : « Tu dois signer ici que ce sont les hors-la-loi / qui ont tiré sur toi. / Non dit le blessé. / Un révolver s’approche de sa tempe : / signe ici ! / Non c’est l’armée régulière. // Le coup de feu éclate. » Face au danger, avant d’enterrer ses morts, il faut aussi sauver le dernier pain pour survivre, récupérer l’arme précieuse qui changera de main, filmer la scène pour garder trace, s’adresser au reste du monde… Et quand une famille se sacrifie pour envoyer une jeune fille en études supérieures, ce n’est pas le diplôme espéré qui en échoit : « Elle est partie au sein de l’université / chargée de stylos et de rêves. // Une de ses chaussures / est revenue dans les mains de sa mère. » 

 Maram al-Masri s’adresse aussi aux 5000 femmes emprisonnées subissant tortures et humiliations : « Que faites-vous mes sœurs / lorsque la rage coule dans vos yeux ? » Elle évoque les réfugiés, prêts à tout perdre pour rester en vie et qui fuient par centaines de milliers les tueries. Pour tous, résistants ou exilés, « elle va nue, la liberté, […]  /on brise ses pieds / mais elle avance. / On coupe sa gorge / mais elle continue à chanter. »

 Par-delà tous les crimes, toutes les exactions, l’espérance redouble, renaît toujours avec des accents maternels : « Ô Syrie, / nous allons laver ton sang / avec le lait de notre amour. »

 En fin de recueil, Maram al-Masri a adapté et traduit un poème écrit par son frère, Monzer Masri, resté au pays : « Je vis dans la mort. / Je ne fais rien d’autre que vivre comme un témoin, / mais j’ai décidé de ne pas être un faux témoin. » Un pont ouvert entre l’exil et le pays martyr.

 La voix intime et chaude de Maram al-Masri est celle du peuple syrien tout entier, celui qui espère la paix et la démocratie en dépit des prédateurs et charognards qui soufflent sur les braises…

 *Maram AL-MASRI : Elle va nue la liberté (bilingue, éd. Bruno Doucey,  15 €)

 Article paru dans la revue Europe, n° 1012-1013 (août-sept. 2013)

 

Turbulence 63 - Etre brave?

"Être brave, c'est toujours avoir le dessus, même s'il faut finalement succomber. La menace terrifiante est prise ici à la gorge, sommée de se découvrir et de dire son vrai nom. Le diable ne peut pas nous faire mal, mais il peut nous faire peur. Le brave conjure par sa bravoure cet envoûtement de la frayeur : comme lui gardons-nous simples, pauvres, nus et sans arrière-pensée, indifférents aux détails mesquins, pour que le diable crève de notre innocence et de notre courage."

Vladimir Jankélévitch,  Les Vertus et l'Amour, I.

Albertine Benedetto, Le présent des bêtes, extraits inédits

On va aux cimetières, vous savez, pour la vue ou pour s’y reposer, pour causer. A mesure qu’on fait des tours, la foule se masse et s’engage par la colonne d’air venant du ventre encore une fois jusqu’au puits de la bouche. La parole ratisse les allées et les pierres ramenant tel nom à tel autre qui s’étaient oubliés : la tante diseuse de cartes, le grand-père et son fusil jeté, vies sorties de la ferme ou de l’épicerie, ferments mythologiques. Encore une fois refont leurs gestes, on entend leur voix, leur façon bien à eux de parler de bouger accompagne nos pas. Certains noms figurent en très gros, manière de dessiner l’arbre qui se met à verdir par éclats et brisures d’une mémoire à trous. Mosaïques si noircies par le temps que certains disparaissent vraiment. On perd le fil dans l’écheveau des familles. Il faut recommencer pièce à pièce les histoires, s’embrouiller dans les amours, c’est toujours compliqué les amours. Le cœur en deuil se répète les noms et ce n’est pas triste, à cause des oiseaux et des fleurs.

St Martin 09

Paupières baissées, lèvres serrées, ils traversent leur nuit sur une planche de bois. Leurs yeux ne voient pas les lettres s’effacer sur la pierre, les noms se brouiller dans le lointain. Dame de pique sans répit pour celle qui tira les cartes, Gaby au nom léger, Gabrielle Millepied. Douceur d’Octobre où fleurissent les tombes. Eux se tiennent par la main, comme dans la foule des grands départs, eux pourtant seuls debout au milieu des gisants. Se tiennent par la main, par leurs bouches aussi où le souffle voyage. Passent parmi ces distraits qui restent à quai.

St Martin 11


our de pieuse visite. Le regard parti sur les pierres levées, on tire la chaîne. Remontent des eaux noires Eugène, Julie, Marie, Madeleine, ô la vibration entre nos lèvres de vos noms si doux, réchauffés à notre souffle de vivants. Vite avant que la pierre n’avale la dernière syllabe, encore une fois faire signe. Avant que, sur vos tombes désaffectées, le fossoyeur n’appose l’affichette, à qui destinée ? mais réglementaire : prière de se faire connaître.

St Martin 12



99- Francis combes, Si les symptômes persistent, consultez un poète

Poèmes politiques, ces poèmes de Francis Combes* ? Cela se dirait-il encore ? Quelqu’un oserait reprendre cette dénomination pour un ensemble de poèmes – plus de 140 ! - écrits à ras la rue, à ras « la chose vue dans la rue » comme autant de prises de vue, symptômes de toutes ces injustices, horreurs, bêtises qui rendraient le monde inhabitable si on y consentait ? Francis Combes n’y consent pas ! Faire parler ce qui est senti de ce monde est sa belle querelle, au risque de ce qu’y échappe. Car nommer n’est pas chose aisée. Il faut s’y prendre de biais tant notre monde est bien peu assuré de lui-même. Et de ses lendemains. Dire son mot sur les désastres du monde, Francis Combes qui l’a toujours osé donne avec ce nouveau livre tout son sens à cette dénomination de « poème politique », « en démontrant – sans le dire – affirme Bernard Noël dans sa préface, qu’il relève d’abord d’une pratique de la langue et non d’une profession de foi politique ». Ses poèmes se donnent à lire comme des fables . Qu’il soit clairs qu’ils ne se contentent pas d’illustrer je ne sais quelle moralité préalablement établie ! C’est à nous lecteurs de se confronter à leur corps pour en tirer troubles, leçons et actions !

Et puisque Francis Combes est le directeur du BIPVAL (Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, 8 promenée Venise Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine) j’ai plaisir la saluer la naissance de Zone sensible, revue de poésie dont les 3 objectifs sont : Mieux faire connaître la poésie contemporaine ; ouvrir un espace de rencontres et de réflexions et parce que la poésie se vit dans la cité, rendre compte de la création, de la diffusion et de la réception de la poésie. Son numéro de mars 2014 – N°1 - a pour thème : « poésie et engagement ».

*Francis Combes, Si les symptômes persistent, Consultez un poète, Poèmes politiques, Collection Le Merle Moqueur, Le temps des cerises, 14 euros

 

Lu 98 -Rienzi Crusz, L'amour là où les nuits sont vertes

rienzi crusz,l'amour là où les nuits sont vertes,l'amourierRienzi Crusz* ? ça ne vous dit rien, n’est-ce pas ? Et pour cause. Le voilà édité pour la première fois en France traduit par Isabelle Metral de cet anglais que l’on parle au Canada et dont elle a su capter les vibrations jusqu’à les faire résonner dans notre langue. Rienzi Crusz est né à Galle à Ceylan (maintenant Sri Lanka)en 1925. Il s’est établi depuis 1965 au Canada où il réside actuellement.

Sa poésie sent la route – là où est l’âme disait Deleuze à la suite de Kerouac – l’errance, les changements de direction, les carrefours où l’on s’arrête le nez dans les parfums et les yeux loin devant dans les couleurs quand c’est « l’heure de la surprise », quand « le divin (prend) chair », « (fait) jouer les humeurs prodigues / des hommes, le pot-pourri du monde / en une neuve symphonie » et fait signe vers « le pays immigré / sans saison contraire », le « vert pays » !

 Là où les nuits sont vertes , là est l’amour, cet amour dont Rimbaud qui avait rêvé des « nuits vertes aux neiges éblouies » disait qu’il « (était) à réinventer ».

Ah ! Le vert ! Il est bien la couleur dominante de ce recueil de Rienzi Crusz ! C’est que « le paradis des amours enfantines » était vert lui aussi déjà chez Baudelaire – vous vous souvenez de ces « violons vibrant derrière les collines ». Du côté de Ceylan, de l’enfance de Rienzi Crusz, il y eut de tels violons. Leurs vibrations passaient au vert ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes qui reviennent dans les poèmes témoigner de cette traversée nocturne, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre. Cet air dont nous avons tous besoin, vous le trouverez dans L’Amour là où les nuits sont vertes, il souffle entre les poèmes, entre les vers de Rienzi Crusz.

Rienzi Crusz*, L’Amour là où les nuits sont vertes, Traduit de l’anglais (Canada) par Isabelle Metral, L’Amourier, 16 euros

 

Balise 90 - Vous avez dit flâner?

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir.

Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1859.

 

17:02 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : baudelaire, flâneur