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05/07/2014

Michel Ménaché a lu "L’AMOUR AU FÉMININ : LES FEMMES-TROUBADOURS ET LEURS CHANSONS (Introduction et traduction de Pierre BEC, édition bilingue)

 Trop souvent ignorées, les voix féminines de la poésie médiévale* représentent environ un quart des manuscrits retrouvés. Il est donc heureux que la lyrique féminine des trobairitz, cultivée dans l’ombre de la production masculine, soit prise en considération.  Pierre Bec, médiéviste et spécialiste de la littérature occitane, présente et commente dans la collection « Troubadours » éditée par Fédérop, un choix significatif de textes de femmes-troubadours. Il note que si les formulations troubadouresques sont globalement les mêmes pour les hommes et les femmes, certaines chansons anonymes ou mal identifiées soulèvent le doute entre l’oeuvre d’un auteur de sexe féminin (le je scriptural) et la féminité textuelle (le je lyrique) pouvant être la projection fantasmée d’un homme. Ces confusions de genre existent déjà dans la tradition galégo-portugaise des cantigas (Tout comme la littérature universelle abonde de textes érotiques faussement attribués à des femmes). Pierre Bec relève en outre que les rares biographies (vidas et razos) ne font pas de discrimination fondamentale entre trobairitz et troubadours. Hommes ou femmes, les troubadours participent du même monde aristocratique. Les trobairitz (dòmnas, « tour à tour grandes dames, épouses d’un seigneur féodal, aimantes ou femmes adorées, protectrices et mécènes, médiatrices et conseillères, inspiratrices et poétesses »)étaient souvent socialement supérieures à leurs amants (cavaliers). L’ouvrage distingue les cansós (chansons troubadouresques d’amour courtois, -la fin’ amor-) des tensons, discours ou dialogues à deux ou trois voix sur des questions de casuistique amoureuse dans lesquelles la dòmna se présente comme médiatrice tentant de réconcilier des amant brouillés.

 Les cansós (composés en strophes de vers rimés : coblas et tornades) constituent la première partie de l’anthologie. Une seule chanson retrouvée d’Azalaïs de Porcairagues (qui aurait vécu dans la deuxième moitié du XIIème siècle) l’a fait considérer presque l’égale de la Comtesse de Die et de Na Castelosa. Cette chanson d’amour contrarié mêle joie et mélancolie : « Jongleur qui a le cœur gai / Porte là-bas vers Narbonne / Ma chanson et sa tornade / À dame jeune et joyeuse. » Bieiris de Romans nous laisse le seul poème d’amour connu d’une trobairitz écrit par une femme à l’adresse d’une autre femme. La formulation érotique ne se voile pas derrière un paravent mystique : « Car en vous est mon cœur et mon désir / […] Et c’est pour vous que souvent je soupire. » Thème récurrent de l’amour courtois, dans une de ses quatre chansonsidentifiées,  Ami, si je vous trouvais franc (six coblas suivies d’une tornade), la trobairitz Na Castelosa vibre de tout son amour déçu et soupire pour son chevalier infidèle : « Vous qui êtes mon mal et ma souffrance […] Je ne devrais avoir joie de chanter / car plus je chante / et plus j’ai mal d’amour. » Souffrance de même nature pour Clara d’Anduze amoureuse d’Uc de Saint-Cire (milieu du XIIIème siècle). Azalaïs d’Altier, proche d’eux, elle-même auteur d’une épître amoureuse unique en son genre, s’offre en médiatrice pour réconcilier les deux amants. Quant à la célèbre comtesse de Die dont les chansons comme celles de Na Castelosa sont parmi les plus belles et les plus passionnées de la fin’amor, elle nous livre les plaintes pathétiques d’une malmarida (mal mariée) trahie par son amant : « Car il me plaît de vous vaincre en amour / […] Bien me surprend ami votre arrogance / Et mon cœur a bien sujet d’être triste / De vous voir ravir mon amour par une autre… » En marge de la poésie amoureuse, le plus souvent traitée par les femmes-troubadours sur le mode de l’idéalisation ou de l’aspiration au rêve inaccessible, Gormonda de Monpeslier se dresse en prédicatrice virulente contre l’hérésie venue de Toulouse dans un long poème de 140 vers qui répond à la diatribe anti-papale du troubadour Guilhem de Figueiras : « Pis que Sarrasins et de cœur plus perfide / sont ces apostats, et qui suit leur demeure / Dans l’abîme en feu ira pour tout salut / En damnation… » De l’amour mystique à la guerre sainte !

 Le genre dialogué des tensons est présenté en deux parties distinguant les cas de discussion « femme – femme » et ceux de « femme – homme ». Quand N’Almuc de Castelnoir est brouillée avec Gui de Tournon, N’Iseut de Capion se propose de rétablir entre eux la paix ; mais N’Almuc de Castelnoir pose ses conditions et exige que l’amant volage s’amende. Un autre exemple de tenson retient notre attention concernant le parti pris de la virginité opposé à celui du mariage avec le refus radical de la maternité aux conséquences physiques désastreuses. N’Alaisina Iselda et Na Carenza confrontent ainsi leurs points de vue dans une parodie de casuistique amoureuse masculine… Entre femme et homme, les tensons ont souvent un caractère de badinage érotique. Ainsi dans la tenson échangée par Guilhelma de Rosers avec le gênois Lanfranc Cigala, troubadour de la première moitié du XIIIème siècle, le chevalier vaincu dans le débat poétique entend prendre sa revanche au lit : « Dame, j’ai le pouvoir et la hardiesse / A votre gré de vous vaincre en un lit / Car je fus fou de tenter ce combat, / Mais je veux être vaincu quoiqu’on dise… » Guilhelma, avec humour, n’est pas en reste : « Lanfranc, je vous l’accorde et j’y consens / Car j’ai tant de courage et de hardiesse / Qu’avec la ruse habituelle des femmes / Le plus hardi ne me ferait pas peur. » Marie de Ventadour, grande dame, n’est connue comme trobairitz que par une seule tenson ayant pour thème la parité en amour. La dame provoque le troubadour qui ne chante plus (Gui d’Ussel ayant renoncé au trobar sur ordre du légat du pape car il était chanoine !).  La tenson de Domna H. et Rosin met en évidence les audaces féminines de ce XIIIème siècle occitan. La dame ici défend l’amant trop entreprenant et accuse de lâcheté celui qui s’est arrêté en cours de route. Rosin, le troubadour prend au contraire le parti de l’amant respectueux de la dame : « il commit folie / quand il osa forcer sa dame… »

 Si les femmes-troubadours ont été jugées scandaleuses au cours des derniers siècles par des érudits misogynes et des esprits chagrins, les féministes d’aujourd’hui ont parfois tendance à les récupérer sans rapport aux idéaux et au contexte particulier de l’Occitanie médiévale. Les chansons réunies dans cette anthologie nous informent sur la société courtoise, ses modèles de comportement, ses valeurs féodales éthiques et affectives. Pierre Bec reconnaît cependant que la fin’amor au féminin pose encore des problèmes aux exégètes mais il retient que le rôle  des dómnas se révèle beaucoup plus important qu’il n’était admis auparavant et il lui paraît aujourd’hui « d’une incontestable luminosité ».

*L’AMOUR AU FÉMININ : LES FEMMES-TROUBADOURS ET LEURS CHANSONS, (Introduction et traduction de Pierre BEC, édition bilingue, Fédérop – 15 €)

 Article publié dans la revue Europe N° 1015-1016 (nov. Déc. 2013)

 

 

 

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