03/05/2015
Lu 105 - Geoffroy Squires - Sans Titre, éditions Unes
Il y eut d’abord le feu aux Belles Lettres, puis l’eau et la boue à la galerie Remarque à Trans-en-Provence. Salamandre, les Editions Unes renaissent, reprises par un poète, François Heusbourg avec l’accord – ce serait peu ! – l’appui et l’enthousiasme toujours intact de Jean-Pierre Sintive, leur fondateur en 1981. A ce jour 5 livres publiés : Tréfonds du temps de Maurice Benhamou, Issue de retour de Jean-Louis Giovannoni,; Sans titre de Geoffrey Squires ;  A côté du mot perdu de Bernard Noël  et le troisième de Esther Tellerman.
J’aimerais glisser quelques mots supplétifs à ce Sans Titre, œuvre d’un poète irlandais, inconnu en France et dont François Heusbourg, son traducteur, nous donne la traduction.
Un poète traduit et au plus juste de l’inexprimable se risque dans la langue de l’autre et c’est la nôtre qui reçoit comme un air nouveau qui vivif-ie.
Geoffrey Squires est le poète de ces riens « suspendu(s) au-dessus », « dans l’air » qui se mêlent - « une chose coulant dans une autre » - se fondent sans que l’on ne sache plus « où cela fut » ni même « si cela fut » sauf que cela revient comme une hantise sans que l’on sache pourquoi. Poète de la relation, ou plutôt de la fusion des états de conscience, Geoffrey Squires se montre tout prêt à sauter hors de l’espace mesurable comme du temps des horloges – cet autre espace – où ne joue que la causalité pour, par delà toute chronologie, insister sur une chronographie, une inscription des choses les unes dans les autres. Choses qui de qualité à qualité – « douce(s) intangible(s) comme le sont les qualités » - « s’étend(ent) de toutes parts », prolifèrent – rhizome pas racine ! – poussent à l’horizontale, s’étalent. Devant quoi nous restons « perplexes / incapables de nous en saisir », assurés du fait que « ça ne disparaît pas juste parce que ça a été oublié » mais sans prise sur une quelconque destination. Nous resterons là sans savoir « où tout cela peut bien aller » si ce n’est vers un « peut-être ».
C’est avec ce « peut-être » que nous aurons à travailler - « imagine ce que cela pourrait signifier » nous intime Geoffrey Squires – « travailler avec l ‘oubli : travailler avec ce que l’on ne sait pas » écrit Bernard Noël dans Livre de l’oubli. A quoi je rajouterais volontiers un ou que l’on ignore avoir su ! Et ce pourrait être inventer cela. Produire du nouveau !
( article paru dans le journal L'Humanité)
*
C’était là manière de saluer un retour, une exigence et en profiter pour inviter ceux/celles qui passeraient par Nice à aller voir du côté du 13 de la rue Pauliani à Nice la librairie/galerie Arts 06 que François Heusbourg anime. Passant dans cette rue, ils pourront aussi pousser la porte de la Galerie Quadrige pour voir les éditions de la Diane française que dirige Jean-Paul Auréglia.
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Balise 91 - A propos du nom de Dieu
« Leur raisonnement, c’était que Dieu ne peut désirer que nous lui donnions un nom, car l’idée de nom suggère celle de sujet, de verbe, de prédicat, on va donc vouloir que Dieu soit ceci ou cela, on le cherchera pour ce faire dans une de nos perceptions, qui s’opposera à d’autres, on se battra pour l’une ou l’autre, on s’entredéchirera en son nom ! Un nom pour l’absolu, ce n’est pas la désignation, encore moins la célébration, c’est le piège que nous tend , hélas, le langage. Le nom de Dieu est le mal. Dès que Dieu a nom le blé brûle, on perce le cou de l’agneau. »
Yves Bonnefoy, extrait de Les noms divins in L’heure présente et autres textes, Poésie/Gallimard, 2014
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In Memoriam Charles Dobzynski (1929 - 2014)-III
Notre ami Michel Ménaché nous avait envoyé cette note parue depuis dans la revue Europe que Charles Dobzynski avait écrite à l'occasion de la parution du livre de Michel Ménaché et Josette Vial : Istanbul –Kilim des sept collines paru à La Passe du vent en 2014.
 Que la reprendre ici soit notre manière de rendre un nouvel hommage à l'immense passeur de poèmes que fut Charles Dobzynski.
"C’est un album à trois têtes, ou plutôt à trois cœurs : photographie, poésie, correspondance, dans un élégant format à l’italienne qui s’accorde à son sous titre : Kilim des sept collines. Le Kilim est un tapis d’Orient qui inclurait ici, dans son dessin, les sept fameuses collines de la mégapole Istanbul, chevauchant par le Bosphore à la fois l’Europe et l’Asie. Cette ville fabuleuse - misère et merveille souvent juxtaposées - le poète Michel Ménaché en compagnie de la photographe Josette Vial, en parcourt non seulement les apparences, prises dans leur actualité en saisissants instantanés, mais les strates de mémoire. Celles-ci se trouvent entrecroisées en réseaux d’émotions, de remémorations, de reconstitutions mentales infusées d’une nouvelle vie. Ce n’est pas le journal de bord ou le bloc-notes de voyageurs curieux, de touristes avides de pittoresque, de témoins circonstanciels, mais un roman qui s’invente sous nos yeux en réseaux multiples de langages : celui de l’image illustrante et illuminante, celui de la poésie en vers ou en prose, tantôt dans des séquences brèves et intenses, tantôt dans l’alternance des missives adressées par son grand-père Marcos, juif sépharade et stambouliote, à son petit-fils supposé être alors âgé de deux ans. C’est le petit-fils qui reconstruit et nous restitue, à partir d’ échos d’un vécu sans doute familialement transmis, l’expérience singulière d’un homme heureux dans son cadre natal, mais très tôt victime d’une condition trop précaire, de suspicions et de persécutions, conduit à contrecœur à émigrer jusqu’en ce carrefour de l’Argentine, Buenos Aires, alors refuge privilégié de cohortes d’Européens démunis et parmi eux beaucoup de juifs plus ou moins hispanophones, en quête d’une terre d’asile où règne enfin la tolérance et la possibilité de vivre et de travailler dans la dignité.
La vie de cet homme est un puzzle que Ménaché s’emploie à rendre déchiffrable, sensible, attachant, à commencer par cette histoire d’amour et de mariage suspendu, reporté de deux ans par les exigences d’une époque où la pauvreté accablante est le ressort de l’émigration. Le roman de son grand-père Marcos, l’imagination de Ménaché, constamment gouvernée par le souci de la vérité des faits, des détails, et la tendresse générique qui l’irradie, nous le restitue miraculeusement de lettre en lettre. Cette correspondance-fiction semble transiter dans l’espace avec les ailes des oiseaux migrateurs. Mais c’est surtout l’histoire qu’elle traverse et transcrit molécule par molécule, mot par mot. L’histoire légendaire de Constantinople, devenue Istanbul, l’évocation de son quotidien, de son ancienne communauté juive dont le judéo-espagnol, depuis l’expulsion d’Espagne en 1492, demeure la langue d’expression, l’histoire de l’arrivée et de la prise de pouvoir des Jeunes-Turcs, puis de Mustapha Kemal qui tentent de tirer du marasme et de l’effondrement de l’empire ottoman, après la première guerre mondiale, « l’homme malade de l’Europe». Marcos a suivi les cours en français de l’Alliance israélite. C’est un homme d’intelligence, de culture, d’irréductible passion pour la vie, qui rejette des « superstitions ridicules et des préjugés pernicieux » et pour qui la France est un phare : « L’exposition universelle de 1900 n’en finissait pas de nous enthousiasmer. A cette même époque, un officier juif injustement condamné bouleversait nos quartiers. J’accuse d’Emile Zola avait fait l’effet d’une bombe sur les deux rives de la Corne d’or…» Histoire tumultueuse et complexe où se conjuguent les antagonismes des Grecs, des Arméniens, des Musulmans. Et des juifs assignés au recommencement de leur diaspora…
Le Kilim biographique du poète est tissé des commentaires et des pérégrinations incessantes de son Grand Père, d’Istanbul à Buenos Aires et Barcelone, puis en France où il connaîtra, à l’heure de l’occupation nazie, de nouvelles et dramatiques tribulations. Lettres admirables de justesse et de véracité dans leur réalisme. Mais il importe de souligner qu’elles participent d’une subtile orchestration, constamment ponctuée par les photographies qui piègent pour nous des moments, des sites surprenants (tel ce fronton rescapé d’une synagogue incrusté de caractères hébraïques) des visages, des personnages furtifs mais réels. Ponctuée d’autre part comme d’une mélodie qui remonterait du fond des temps et des êtres, par les vers limpides de Ménaché, fils conducteurs – petits-fils conducteurs aussi – de ce livre. Par exemple lorsqu’ils servent de filigranes à l’image de la synagogue retrouvée :
La langue hébraïque
Survit dans un théâtre d’ombres
Tant de livres ont brûlé
Tant de cris se sont perdus
dans les cendres.
La pierre se souvient
elle signe
le passage d’une main amie
au bord d’une pierre tombale.
Oui, il est vrai que tant, que trop de cris se sont perdus. Mais la voix du grand père Marcos persiste et signe, gravée dans l’écriture lumineuse d’un héritier qui possède l’art et le don d’un diamantaire de la mémoire."
Charles Dobzynski
09:26 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : charles dobzynski, ménac hé, europe
01/05/2015
In Memoriam Jacques Kober ( 1921 - 2015 )
« ô ange nu console à jamais ce traître à la mort que je suis »
Pierre-Jean Jouve
Pierre Grouix disait de Jacques Kober qu’il était le « cadet des surréalistes ». Il l’était devenu en effet à partir du moment où Aimé Maeght lui confie la revue Pierre à feu et le lancement de la collection Derrière le miroir dans les années 44/45. Il lui sera donné alors d’être connu et reconnu par Breton, Eluard et tant d’autres porteurs de lumière, constructeurs de murs qui tremblent comme de travailler dans cette compagnie qu’il aimait : celle des peintres Matisse, Bonnard, Rezvani, Adami…
Jacques Kober incarnait cette poésie qui ne loge pas dans les rêves de quelque ailleurs factice, hors d’un Ici et Maintenant que nous avons à habiter. Il n’y avait pour lui que du connu et de l’inconnu, du Supérieur Inconnu dirait son fils Marc !
La poésie était pour lui l’expérience même de ce qu’il en est de vivre. Relisons son poème « L’existence du puits » :
Aimer juste ce qu’il faut pour faire bouillir la marmite
Ou bien ramener par l’anse de l’imagination
Un grand seau d’existence du puits nommé plongeon
Le matelot a embarqué le lundi 19 janvier 2015.
On peut imaginer sans y croire que son nouveau pays aura nom Jasmin *!
Alain Freixe
*A propos de ce Jasmin, tu es matelot, paru aux éditions Rafael de Surtis en Novembre 1998, j’avais écrit une note de lecture publiée dans un numéro de la revue de poésie Friches en coup de cœur à la mi-mars 1999. La voici telle quelle.
"Pour moi, Jacques Kober, c’est un sourire. Quand je le croise à la faveur d’une conférence, d’une lecture ou d’un vernissage, c’est son sourire que je vois d’abord. Présence d’un visage, donc.
C’est ce sourire que je retrouve aujourd’hui porté par ses mots d’il y a 50 ans - C’était hier, ils ignorent les rides! C’était le temps de « la pierre à feu » ou encore de « Derrière le miroir » que Jacques Kober allait créer chez Adrien Maeght - ceux de Jasmin tu es matelot que les éditions Rafael De Surtis ont eu l’heureuse idée de reprendre. Les trois textes qu’il comporte sont ici augmentés d’une postface de Jacques Kober et présentés avec, en couverture, un dessin de Rezvani resté inédit à l’époque.
Il y a quelque chose d’irréductiblement jeune dans ces textes forgés au « frais de l’amour » et sous ce que les paysages méditerranéens aimés peuvent aussi abriter de sombre, cette part noire d’une mer réputée calme. Ici, le surréalisme est dans toute sa force ascendante. Jacques Kober donnent à ses mots « la force brisante » des images afin qu’ouverts, ils libèrent cela qui en eux cherche à aller plus loin que leurs toujours trop étroites déterminations, et qu’allégés, ils remontent vers un de ces « clairs de terre » - Personne n’a oublié ce titre d’André Breton! - où le ciel, dans « le bégaiement du tonnerre », pèse de toute sa foudre bleue où il lui arrive de trouver à s ’incarner.
Dans ce livre, on tutoie le rêve sous une lumière solaire telle que la mort qui passe dans l’angle obtus du ciel n’est là que pour entretenir la vie.
Vous manquez d’air?
Lisez ce livre de Jacques Kober. Il y souffle l’air salubre du large. Air qui donne corps à ce qui s’exténue dans les signes et se caille dans les mots. Le jasmin, ses effluves, sont les bordées d’un matelot qui dans sa prise de terre - « Ma fête, c’est la terre », écrit Jacques Kober - lance ses mots - Mots d’ « un langage de la passion à ciel de sable » - sur la portée du jour.
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Turbulence 68 - Il était temps...
Voilà près de 7 mois que je me tenais loin de l'espace de ce blog.
7 mois et tellement de turbulences, ici et ailleurs, aux intensités diverses, parfois terribles de celles qui vous laissent bouche ouverte sur cri inaudible.
Y revenir serait trop long...Mieux vaut enchaîner. Redémarrer. Et poursuivre.
poursuivons!
19:29 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (0)
10/10/2014
In memoriam Charles Dobzinski - II - Texte d'André Velter lu à la Maison de la poésie de Paris le 18 juin 2012
CHARLES DOBZYNSKI,
AUX BASQUES DU DESTIN
Voilà qui est très rare, cette force d’évidence,
ces mots si simples qui sortent d’une si longue nuit,
ce tempo intime sans effet aucun, sans autre écho que celui
qui traîne de naissance et à vie aux basques du destin.
Être qui, être quoi, et moins que rien, et plus que tout, ce Juif qui se cherche ?
Comment devenir ce qui est imposé et donné hors de soi, malgré soi ?
Impossible de jouer avec ce Je là qui n’est pas un double ni un hétéronyme
mais un legs arraché aux exils, aux exodes, aux pogroms par les mains d’une mère.
Charles Dobzynski n’a pas à décliner une identité vraie ou fausse,
il est par les lieux et les errances, par les convois et les commotions de l’Histoire
toujours à se déprendre d’une partie prenante,
toujours à casser les dogmes, à soigner son humour, à se défier de Dieu.
Avec ce livre d’une tenue qui tient du miracle,
il se révèle témoin majuscule du siècle des utopies sanglantes,
irréductible et juste voix de cette poésie vécue
qui engage l’être tout entier sans renoncer jamais à son pouvoir d’effraction.
Depuis les Feuillets d’Hypnos ou La Rose de personne,
Je est un Juif* est une œuvre décisive comme il y en a peu
dans le champ de la conscience et de la parole salvatrice,
surtout par temps de mise aux normes et d’amnésie programmée.
En fait, et tout uniment, Je est un Juif est un chef-d’œuvre.
* Charles Dobzynski / Je est un Juif / Éditions Orizons
09:56 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : charles dobzynski, andré velter
07/10/2014
Turbulence 67- Menaces sur le salon du livre d'artiste de Lucinges
LETTRE OUVERTE
Monsieur le Maire de Lucinges,
Mesdames et Messieurs les élus,
 Tous les participants au 4° salon du livre d’artiste de Lucinges, les 4 et 5 octobre derniers, ont été choqués et attristés d’apprendre la probable disparition du salon ainsi que des manifestations culturelles et artistiques qui y étaient associées, élaborés par la précédente municipalité avec le soutien actif de Monsieur Michel Butor.
 En tant qu’artiste et éditeur de livres d’artiste, acteur culturel fidèle de cette manifestation, je souhaite exprimer mon désaccord avec ces dispositions. Certes, il n’échappera à personne que les temps sont difficiles, mais la littérature et le livre d’artiste ne font pas partie d’une culture élitiste. Nos rencontres avec le public nous montrent qu’ils sont ressentis comme un besoin. La littérature est encore (pour combien
de temps?) enseignée dans les collèges et lycées. Nous apportons au jeune public, par les rencontres et les ateliers, la possibilité de découvrir un patrimoine vivant. Le public adulte y puise des ressources de sérénité et de paix, des éléments de réflexion et de beauté que la société peine à offrir au quotidien face au flot de violences et de vulgarités.
Enfin, Monsieur Michel Butor représente ce que l’on appellerait au Japon «un trésor vivant», un humaniste d’une exceptionnelle générosité.
Le patrimoine essentiel que constitue son oeuvre ne doit pas être dilapidé. Il appartient à tous ceux qui s’intéressent à la poésie et la littérature, en France, mais aussi dans le monde. Il est essentiel d’en préserver l’accès et la visibilité, et nous en sommes tous responsables.
Avec mes respectueuses salutations,
Nîmes, le 7 octobre 2014,
Robert Lobet
Artiste, fondateur des Éditions de la Margeride
19:25 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (1)
01/10/2014
In memoriam Charles Dobzynski - I -
Charles Dobzynski, poète, traducteur, animateur infatigable de la revue Europe, après avoir collaboré à Ce soir, Action poétique,aux Lettres françaises et à Aujourd'hui poème, est mort le 26 septembre à quatre-vingt-cinq ans. Il laisse le souvenir d’un homme engagé et une oeuvre considérable. La bourse Goncourt de la poésie lui a été attribuée pour l’ensemble de son œuvre en 2005.
 Aux éditions de l'Amourier, il avait confié 3 titres:  Le Réel d'à côté , L'Escalier des questions et La mort, à vif
En hommage à celui qui disait que sa conception du poétique était "un horizon qui tourne et que nous devons essayer de capturer dans nos recherches", j'aimerais reprendre ici un fragment de l'entretien qu'il m'avait accordé en 2006 lors de la réédition de son "Escalier des questions" et dont vous trouverez l'intégralité sur le site amourier.com, rubrique Basilic. Il s'agit du N°10 que vous pouvez télécharger).
Alain Freixe : Dans le chapitre intitulé “ Si je t’oublie Sri-Lanka ”, on apprend que cet escalier des questions renvoie à une légende affectant le rocher de Sigirya, qu’il est sans commencement, qu’il n’a de fin ni dans le ciel ni dans l’ultime goutte de la pluie ”. On apprend qu’il n’est pas orienté, que “ l’étage de la splendeur ” n’est pas plus en haut qu’en bas, double horizon toujours sous les nues. Pour l’homme qui marche, pour le poète, pour vous comme le disait l’un des beaux titres d’André Frénaud – bien injustement oublié à mes yeux – “ il n’y a pas de paradis ”…
Charles Dobzynski : L’Escalier des questions n’existe qu’en tant que mythe. J’ai forgé ce titre à partir d’un souvenir : la montée de l’escalier en spirale de l’étonnant rocher karstique de Sigirya, au Sri-Lanka. La paroi rocheuse que gravit cet escalier métallique est ornée de fresques anciennes aux sujets légendaires. Je n’ai pu atteindre la plateforme supérieure et ses lions de granit, surpris par un violent orage qui m’a contraint à redescendre en quatrième vitesse. Cette plateforme est “ l’étage de la splendeur ” où je ne suis pas parvenu, comme interdit par le destin. Cette mésaventure de l’interruption, sous la pluie battante et les éclairs, m’a posé le problème des commencements et des fins, des désirs et des velléités. Pour moi, l’escalier n’a jamais pris fin. Il est resté en suspens. Il est resté en question. Qu’aurais-je vraiment trouvé là haut, en supposant que j’atteigne ce qui est supposé être le paradis, un degré de l’altitude d’où la vue devient infinie ?
Alain Freixe : Ainsi donc s’écrit le temps. Marche à marche. Question après question. Sans prise. En prose ! Car sont poèmes en prose les marches qui composent cet escalier des questions. De courts récits souvent insolites qu’un humour aux arêtes vives met souvent en scène. On pense à Michaux, à Monsieur Plume…
Charles Dobzynski : Oui, le temps s’écrit en marchant, en montant, parfois sans but défini. Mais on peut aussi, par la spirale de la mémoire, le redescendre en sens inverse et modifier du même coup la perspective. Nous avançons dans notre vie par degrés successifs et souvent par les degrés de questions non résolues, de mystères qui sont des marches dans l’obscur, et ces questions sont des brèches dans notre généalogie. Chaque bref récit a pour composante un souvenir, qui est en même temps le noyau d’une question. Certes, on y habite l’insolite. On y erre dans le dédale de l’étrangeté. C’est par l’étrangeté que l’on se découvre, que l’on repère sa singularité. Et l’humour aide à cisailler les barbelés des idées toutes faites.
Alain Freixe : Puis-je me permettre une dernière question, plus générale celle-là. Elle concerne la poésie en son présent. Vous êtes un homme de revue, engagé dans l’histoire de la poésie de ces quarante dernières années, comment décririez-vous le paysage de la poésie française d’aujourd’hui ? Vous-même où vous situeriez-vous ?
Charles Dobzynski : J’ai le sentiment que la poésie est aujourd’hui plus vivante que jamais, multiple, à l’école buissonnière des prédicats et des dogmes. Elle se cherche des ouvertures, des écoutes nouvelles, plutôt que des sophistications qui aboutissent à des impasses. Les écritures se font plus sensibles au réel, au subjectif, à l’intime redéployé. Les chapelles tournent au clan et les anathèmes d’un certain terrorisme esthétisant tournent à vide. Le paysage poétique est émaillé de réminiscences, de désirs, de pulsions amoureuses et d’une volonté de changer que ne favorise pas toujours l’émiettement des structures poétiques. Je me félicite de la diversité, de la pluralité des tendances. Mais le vers, fût-il autrement commandé, doit rester le vers, porteur, comme un fil, de l’électricité poétique. En ce qui me concerne, outre le travail critique que je poursuis à Europe et à Aujourd’hui Poème, en dehors de tout esprit de chapelle, j’essaie par la poésie de tirer un peu de lumière d’un puits sans fond. Je ne me situe que par rapport au devenir, à la liberté que je revendique, une liberté qui ne se contente ni du jeu ni du système de destruction des formes. J’ai été un enfant – tardif, c’est vrai, – du surréalisme, puis de la Résistance. Aujourd’hui, je refuse tout cadre préétabli, car je sais que je me transforme avec la poésie, avec l’écriture. Chaque étape sur cette voie, chaque livre, participent d’un mouvement qui est peut-être aussi un recommencement.
18:11 Publié dans Du côté de mes interventions, Du côté de mes publications, Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : charles dobzinski
07/08/2014
Turbulence 66 - Martina Kramer à propos des horreurs quotidiennes à Gaza, le 28 juillet 2014 - Regardez ailleurs!
( Il y a quelques jours , Bernard Noël me faisait parvenir ce texte de Martina Kramer*. Avec son accord , je décidais de le porter dans mes "turbulences". Tsahal se serait retiré. Certes, c'est factuel. pour revenir quand et sous quelles conditions? Demeurent les destructions, les morts, le malheur.)
Regardez ailleurs !
Nous sommes nombreux à être choqués, mais hélas pas encore assez nombreux, de la manière dont les médias en Europe traitent le plus grand Crime contre l'humanité de notre époque, dont est victime le peuple palestinien.
Pourquoi ce Crime est-il encore plus odieux que les destructions récentes en Syrie, en Irak, ou dans plusieurs pays d'Afrique, où la population civile connaît également les traitements d'une infinie violence et les suppressions organisées et massives des vies ?
Parce que ce Crime est le plus long et le plus constant de tous ceux de notre époque, de tous après la Seconde Guerre Mondiale, et qu'il est soutenu par les pays occidentaux : y compris par nos pays européens où la vie humaine a tout un autre statut. Quiconque a suivi pendant quelque temps les développements de la situation en Palestine occupée, ne peut que constater qu'un seul et même projet se réalise inexorablement : faire de tout le territoire de la Palestine historique un Israël tout-puissant dont les seuls citoyens qui auraient pleinement les droits citoyens doivent être Juifs. Et pour que ce soit possible, il faut réduire la présence palestinienne au minimum, sinon l'éradiquer complètement.
Tous les faits, toutes les cartes, toute la réalité sur le terrain depuis des longues décennies témoignent de cette réalisation progressive et systématique, en dépit de son illégalité internationale. Mais dès qu'une nouvelle série des destructions massives intensifiées et spectaculaires contre les palestiniens voit le jour, les médias principaux en Europe font comme si personne n'avait encore rien remarqué de ce dessein israélien, pourtant évident et déjà très avancé, et s'évertuent à renvoyer dos à dos l'occupant et l'occupé. Le résultat de cette approche vertueuse qui prétend être impartiale selon les règles du bon journalisme : l’opinion est amenée à douter, à soupeser les arguments des uns et des autres qui apparaissent à l'écran, à relativiser, et pour finir à hausser les épaules devant
encore une de ces horreurs dans le monde, contre laquelle on ne peut rien.
Du coup un rideau de débats, d'intérêts, de propagandes et de vieilles querelles occulte complètement ce qui se passe réellement au grand jour : un génocide. Comment appeler cela autrement, alors que la comptabilité quotidienne de morts commence à devenir dérisoire : en effet, quelle différence aux yeux des téléspectateurs anesthésiés que ce chiffre soit de 800 ou de 8000, quelques zéros de plus ou de moins? De toute façon, toutes les vies des Gazaouis sont déjà détruites d'une manière ou d'une autre ; quand ils ne sont pas assassinés, ils sont estropiés ou blessés à vie. Quand ils ne sont pas blessés, ce sont les membres de leurs familles ou leurs amis qui sont touchés – assassinés, estropiés, défigurés. Quand ni leur famille ni leurs voisins ne sont encore par miracle touchés, ce sont leurs maisons, leurs écoles, leurs hôpitaux et toute leur infrastructure vitale qui est détruite. On n'ose même pas se demander qu'est ce qu'ils nmangent, comment ils survivent sans eau, sans électricité, au milieu des décombres et des cadavres.
Et même pour ceux qui survivront à ce le massacre à grande échelle, comment ne pas devenir fou et marqué à vie d'avoir vécu ça, et d'avoir su que le monde des droits de l'homme a laissé faire....
Et que montrent les médias ? Ils débattent, ils polémiquent, ils font bien attention de surtout ne pas utiliser les mots forts, donnent la parole quotidiennement au criminel de guerre en chef : et chacun est hypnotisé par son langage où le sens est savamment inversé : L'agression est appelée la défense, le bombardement la protection, les soldats qui exercent cette agression sont les principales victimes, et les humains liquidés sont
coupables de leur propre suppression, en fait c'est eux-mêmes qui se tuent. La méconnaissance et les clichés sur les Arabes et les musulmans feront le reste – en effet, ça ne peut être que de leur faute.
Et pendant ce temps, la liquidation continue de plus belle. Comme quand les premiers messagers au début des années quarante ont apporté, à Londres, la nouvelle de l’existence des chambres à gaz et que les membres de la Résistance ne le croyaient pas d'abord car c'était trop inimaginable, trop inouï, aujourd'hui un spectateur normal à du mal à croire qu'une extermination se produit avec soutien de nos gouvernements, et donc,
ne le croit pas, car c'est inimaginable !
C'est ainsi que le traitement obstinément symétrique et stérilisé des médias rejoint la tactique bien rodée de l'agresseur : ne regardez pas l'inimaginable et l'injustifiable, regardez ailleurs !
* voir son site www;martinakramer.net
18:03 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : martina kramer, gaza
Balise 91- à propos d'un amour de la poésie
"Cet amour de la poésie passait naturellement par les livres, mais c'était comme le regard passe par une lucarne pour découvrir le ciel, la mer, les coros vivants"-..."
Henri Thomas
17:53 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri thomas, amour de la poésie
Lu 104 - Amelia Rosselli, Variations de guerre et La libellule, Ypsilon éditeur
Il y a des livres comme ça qui restent là à attendre*. On les prend, les reprend. On attend 
aussi d’engager la lecture, un peu interdits sur ce qui en eux faiseuil : Ici, dans ces Variations de guerre d’Amelia Rosselli, ce « croisement de fièvre et de rigueur » dont parle Jean-Baptiste Para dans sa préface.  On sait parce qu’on les a feuilletés qu’ils sont importants, terriblement importants. 
Le temps passe. Sans vraiment passer. C’est dans ses calmes que vient de paraître La libellule, ce texte de 1958, toujours aux éditions Ypsilon. Texte fondateur d’une poétique dont le mouvement de rotation de cette « tournoyeuse langue », avec ses arrêts et ses brusques démarrages, est mouvement de libération.
On sait qu’écrits de l’autre côté du désespoir, à mains fatiguées de tourner et retourner la langue comme terre gaste, stérilisée à force de mots trompeurs, dégradés, trahis, ces textes en portent la marque, flamme vivante au-dessus des cendres qui ne saurait manquer de nous requérir. Affaire de jour !
Il y a dans les poèmes de ces Variations de guerre, comme dans cette Libellule, cette force qui tient les écrits, qui « défamiliarise la langue » selon la juste expression de Marie Fabre, la tord tout en la gardant dans des formes contre lesquelles elle vient résonner. Et c’est poésie cela ! Il y a là un ton que j’aimerais donner à voir à travers les mots mêmes d’Amelia Rosselli comme celui de « la rixe hivernale de vent, grêle et souffle de printemps mitigé» qui en « radieuses terrasses », bandes passantes, « (labourent) le sol de leurs rayures féroces ». c’est lui qui tient les poèmes en un tout organique, présence intermittente du sujet qui se fait dans le langage et par lui. Ce ton est celui de la guerre quand la guerre est ce « combat spirituel » dont parlait Arthur Rimbaud, cette « volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est » selon les mots de Georges Bataille, celle de ne pas se dérober – « contre tout le mal : voir et savoir » -, de s’efforcer de voir ce que l’on nous invite à ne pas voir, de faire face à son temps, temps corrompu de part en part où « amitié et fidélité » apparaissent comme « choses impossibles » à désirer. Ce ton est celui d’un « esprit vigoureux » secoué par cette mélancolie active qui échoit en partage à l’éternel retour des défaites où l’on voit « sous son pied s’arrêter la lumière » et bégayer l ‘histoire. Défaites, abandons, trahisons, enfer pour l’ « âme rebelle » d’Amelia Rosselli.
Dans cet espace, parfois je vois l’écriture d’Amelia Rosselli se glisser de si en si, de si…alors en si …alors, de contre en contre, entre mots, images et phrases comme entre cailloux et mottes de terre coulent et fuient les serpents ; d’autres fois, je la vois comme une manière de se tenir et de se hisser, de prise en prise, jusqu’aux mots suivants, aux souffles suivants, aux reprises suivantes. Ecrire en enfer, enfer dont on tient battante la porte tant qu’on a la force de jeter le pied contre le chambranle pour qu’elle ne puisse se fermer ce qui rendrait tout possible, toute bifurcation, tout poème impossible.
Viendra un jour de février 1996 où la révolte sera trop grande pour elle, un jour où elle rejoindra les vaincus, ceux qui jusque dans la mort affirment cette part d’inaliénable et irréductible liberté, ce non majeur, ce refus des portes closes, ce principe de résistance « en attente de l’espérance ».
* Amelia Rosselli, Variations de guerre, Traduction et postface de Marie Fabre, Ypsilon.éditeur, 2012 et La libellule, Traduction Marie Fabre Ypsilon éditeur , 2014
17:44 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : amelia roselli, marie fabre, la libellule, variations de guerre, ypsilon
Lu 103 - Philippe Jaccottet en Pléiade!
Etonnante Pléiade* pour les lecteurs de l’œuvre de Philippe Jaccottet! Etonnante, tant ils étaient habitués à certains regroupements éditoriaux. Ici, tous ses livres sont rendus à leur stricte chronologie. C’est son écriture de « création », poèmes, proses et notes de carnets – Ah ! ces « semaisons » que complètent pour l’occasion des « observations » ! - qui ont été regroupés dans ce volume par José-Flore Tappy avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, sous l’œil bienveillant et coopératif de Philippe Jaccottet lui-même qui rejoint du coup le club très fermé des auteurs publiés de leur vivant dans la prestigieuse collection – parmi les poètes citons Claudel, Perse et Char.
C’est une belle action que de publier ce beau volume N°594 dans la Bibliothèque de La Pléiade. Je me risque à dire beau parce qu’à le lire on se redresse, on remonte les épaules, la tête quitte le sol vers le haut, marcher à nouveau, marcher encore est à nouveau possible. Beau parce qu’il nous allège au lieu de nous alourdir et qu’il dénoue en nous les langues de la vie. Beau parce qu’une parole de Simone Weil me revient toujours lorsque je pense à la poésie de Philippe Jaccottet : « est beau, écrivait-elle, le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’interprétation inexprimable en tant qu’inexprimable ». Beau enfin comme un chant quand il n’est rien d’autre « qu’une sorte de regard », chant qui fait passer cette joie antérieure au poème, « d’un autre ordre que littéraire, dieu merci » s’exclame Philippe Jaccottet, dont cela « qui ne peut se voir » reste la source toujours vive et que fait affleurer la baguette de coudrier de nos étonnements.
De son premier livre, L’effraie et autres poèmes (1953) à cette Couleur de terre, inédite, venant juste après Ce peu de bruit (2008) qui accompagnait son anthologie L’encre serait de l’ombre, Philippe Jaccottet est resté fidèle à son injonction : « c’est la lumière qu’il faut à tout prix maintenir ». La lumière, mais quelle ? Celle venue des mots, justement. Cette troisième lumière dont il parlait dans « A la lumière d’hiver » qui après celle du monde, après celle qui du monde passe en nous, est celle « dont ma main trace l’ombre sur la page ». C’est celle-la que l’encre de l’écriture de Philippe Jaccottet porte et diffuse quand sa main croise le visible et le mental. Telle est alors l’évidence de ses images dont il n’y a pas à se méfier, réservant cet œil-là à ce qui dans d’autres images pourrait relever du forçage à vocation stupéfiante.
C’est là que l’écriture de Philippe Jaccottet trouve son ton – J’appelle ton, cette mise en variation de la langue, cette modulation et cette tension de tout le langage - dans cette manière qu’il a de la transmettre « comme une étincelle ou une chaleur ». C’est toujours dans les basses, dans le peu mais endurant, le murmure. C’est quelque chose toujours proche de la limite où sombrer dans le silence est le risque : « limite heureuse qui n’enferme pas ». On dirait que passent alors et se déposent des « buées musicales ». Ce ton est celui qui mêle en un défi le bruit que fait la rouille des feuilles à ce chant que libèrent les roses, et c’est comme un éclat qui se vaporise haut dans l’air contre tous les froids et tous les malheurs du monde.
Je voudrais redire combien sont belles ces quelques 1600 pages, je les vois comme un de ces cols que nous aurions décidés de gravir, garant de continuité, de passage, douant d’ouverture nos montagnes sur cette lumière qui s’élève depuis l’autre versant, remonte les pentes inconnues et dont les premiers souffles, en passant, nous rafraîchissent et affermissent nos pas de marcheurs voutés par trop de doutes, comme le dit souvent Philippe Jaccottet.
* Philippe Jaccottet, Œuvres, Bibliothèque de La Pléiade, NRF, Gallimard
17:34 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, pléiade
 
