19/09/2015
Gustave Geffroy - Blanqui, L'Enfermé, L'Amourier éditions
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Turbulence 72- Des migrants
« Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants (…) Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur »
Apollinaire, Zone
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Turbulence 71- De la misère
Hier, 22 février, j’allais à la Chambre des Pairs. Il faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu’il couchait habituellement sur le pavé ; la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain (…) Le regard de l’homme fixé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui dans les rubans, les dentelles et les fourrures. Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la regardait. Je demeurai pensif.
Cet homme n’était plus pour moi un homme, c’était le spectre de la misère, c’était l’apparition, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d’une révolution encore plongée dans les ténèbres, mais qui vient . Autrefois, le pauvre coudoyait le riche, ce spectre rencontrait cette gloire ; mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment où cet homme s’aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.
VICTOR HUGO -Choses vues - 1846
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Lu 114- Daniel Biga, Bienvenu à l'Athanée, L'Amourier éditions
Daniel Biga, c’est Nice. C’est un amour douloureux de Nice. Et même s’il en a souffert et souffre encore bien des colères par manque d’air, caractéristique essentielle de toutes les erreurs, les catastrophes, voulues ou pas, fruits des incompétences parfois et de l’avidité de quelques-uns toujours, il en aime toujours la beauté doublée de cette fragilité qui la rend si précieuse et si poignante. Et la langue qui erre, aujourd’hui, fantomatique sur les lèvres de quelques ombres. Qui toujours plus s’effacent.
Daniel Biga, c’est une vie artistique exemplaire que deux sources alimentent : les arts plastiques d’une part – on oublie souvent sa participation, au début du moins, à ce que l’on a fini par appeler L’école de Nice – et la poésie, la littérature d’autre part – je pense à sa participation dès 1962 à la revue Identités de Marcel Alocco, Jean-Pierre Charles, Régine Lauro…Là, la modernité se trouvait convoquée et interrogée. La pratique du cut-up – héritée des poètes de la Beat Generation – et du collage a toujours correspondu pour lui à la rumeur de fond du monde, à la multiplicité des voix, au tohu-bohu des images. Dans son œuvre : tons, idées, accents, langues se mêlent, s’entremêlent pour favoriser l’émergence d’un drôle de millefeuilles, produit d’une écriture épaisse, crémeuse et craquante à la fois, une écriture en volume que l’on trouve d’une part dans ce fronton que lui consacre la revue Friches dans son n° de février 2013 ( ) comme dans ce Bienvenue à l’Athanée qui vient de paraître dans le Fonds poésie des éditions de l’Amourier (2012, 13 euros).
Outre ce titre à l’humour noir dévastateur, l’originalité de ce livre est qu’il est précédé de deux autres textes plus anciens et aujourd’hui épuisés : des extraits d’Histoire de l’air paru en 1984 et Sept anges paru en 1997. Or entre ces trois textes, aux écritures pourtant bien différentes comme s’il s’agissait des traces que laisserait la pointe d’un sismographe qu’on aurait placé en prise directe sur différents moments de ton existence, ça circule et ce qui circule, c’est une figure : celle de l’ange, cet étrange messager qui n’est pas que la pure figure d’ un pur esprit mais au contraire le compagnon quotidien, l’intermédiaire entre l’homme et le Tout Autre – le Rien ou le Tout, Daniel Biga s’en moque ! Pour lui, l’ange est du côté « des ombres, des fusains, des plantes, des miroitements, des eaux légères, des reflets, des parfums, des effleurements, des ondes, des caresses imperceptibles ». Il est moins le secret que ses abords multiples.
Il ya dans la poésie de Daniel Biga l’affirmation d’une forte présence au monde jusque dans ce qu’il a de plus âpre : la solitude, la perte, le déclin, la mort. Aimer le monde, c’est aussi arriver à pouvoir dire oui à l’inacceptable et pourtant totalement invitable, celui de toute mort.
A l’Athanée, on nous attend ! La Poévie de Daniel Biga – Il a inventé ce mot-valise pour signifier cette fusion, cette relation d’infusant/infusé entre la poésie et la vie/la vie et la poésie –force les passages, va de l’avant contre toutes les aliénations que notre monde secrète à l’envie. Cette force d’insoumission, Daniel Biga ll’installe au cœur de la langue, il la jazze. Dans Bienvenue à l’Athanée, on a ce tissage/métissage de tons, de sons, de langue (l’anglais y côtoie le Nissart !) ; ces ruptures de syntaxe, ces jeux de mots, ces collages/citations. Daniel Biga coupe, ravaude, crie, harmonise soudain, fait silence. Ça « mezcle » pour donner cours à une figure de la poésie.
Il est urgent de lire Daniel Biga pour son amour de la saveur mortelle du monde, son goût de l’intériorité, son sens tout particulier de la recherche spirituelle, sa pratique singulièrement jouissive de l’écriture poétique qui ouvre le poème sur émotions et vie nouvelle.
Bienvenue à l’Athanée, ce dernier saloon où l’on cause Poévie est aussi un salut aux vivants que nous sommes !
*
Signalons trois autres parutions : Séparation aux éditions GrosTextes, la revue Friches Le Gravier de Glandon, 87500 Saint-Yrieix) de février 2013 qui lui consacre un dossier et le Réédition au cherche Midi de l’Amour d’Amirat, Né nu, Killroy was here et Oiseaux mohicans.
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Lu 113- Rienzi Crusz, L'amour là où les nuits sont vertes, L'Amourier éditions
Rienzi Crusz ? ça ne vous dit rien, n’est-ce pas ? Et pour cause. Le voilà édité pour la première fois en France traduit par Isabelle Metral de cet anglais que l’on parle au Canada et dont elle a su capter les vibrations jusqu’à les faire résonner dans notre langue. Rienzi Crusz est né à Galle à Ceylan (maintenant Sri Lanka)en 1925. Il s’est établi depuis 1965 au Canada où il réside actuellement.
Sa poésie sent la route – là où est l’âme disait Deleuze à la suite de Kerouac – l’errance, les changements de direction, les carrefours où l’on s’arrête le nez dans les parfums et les yeux loin devant dans les couleurs quand c’est « l’heure de la surprise », quand « le divin (prend) chair », « (fait) jouer les humeurs prodigues / des hommes, le pot-pourri du monde / en une neuve symphonie » et fait signe vers « le pays immigré / sans saison contraire », le « vert pays » !
Là où les nuits sont vertes , là est l’amour, cet amour dont Rimbaud qui avait rêvé des « nuits vertes aux neiges éblouies » disait qu’il « (était) à réinventer ».
Ah ! Le vert ! Il est bien la couleur dominante de ce recueil de Rienzi Crusz ! C’est que « le paradis des amours enfantines » était vert lui aussi déjà chez Baudelaire – vous vous souvenez de ces « violons vibrant derrière les collines ». Du côté de Ceylan, de l’enfance de Rienzi Crusz, il y eut de tels violons. Leurs vibrations passaient au vert ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes qui reviennent dans les poèmes témoigner de cette traversée nocturne, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre. Cet air dont nous avons tous besoin, vous le trouverez dans L’Amour là où les nuits sont vertes, il souffle entre les poèmes, entre les vers de Rienzi Crusz.
19:15 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : rienzi crusz, l'amourier
07/08/2015
Balise 93-
« Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement. Le noir est comme un bûcher éteint, consumé, qui a cessé de brûler, immobile et insensible comme un cadavre sur qui tout glisse et que rien ne touche plus. La couleur provoque une vibration psychique. Et son effet psychique superficiel n'est, en somme, que la voie qui lui sert à atteindre l'âme. Ainsi l'âme de l'artiste, si elle vit vraiment, trouve par elle-même quelque chose à dire. La peinture est un art, et l'art dans son ensemble n'est pas une création sans but qui s'écoule dans le vide. C'est une puissance dont le but doit être de développer et d'améliorer l'âme humaine.»
Kandinsky
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Lu 111- André Velter / Ernest Pignon-Ernest, Le Tao du toreo, Actes Sud
Les événements, ces secousses d’être, ont leurs voies. Ils nous créent parce qu’ils nous somment d’entrer en eux par le côté ensoleillé, celui où loin de chercher à les définir, ce qui est toujours les stériliser, les faner, les dissoudre, on les laisse nous définir, devenir le sang de nos vies.
L’événement se produisit « par fort soleil et mystère avéré » un 16 septembre 2012 dans les arènes de Nîmes. Amoureuse des œuvres du temps, l’éternité s’était invitée sur le ruedo le temps d’un solo de José Tomas face à six toros. Diane était également présente et comme à Actéon qui vit ce qu’il ne devait pas voir – la déesse nue sans ses voiles comme ici où « jamais on n’a vu, ce qui s’appelle voir, / tant d’éclairs invisibles (…) » - elle lança son fameux « nunc sit poteris narrare licet ! », vas-y, raconte, si tu le peux, maintenant !
J’aime à croire que ce défi André Velter dut l’entendre. Le poète savait la chose impossible sinon à se transformer en chroniqueur taurin toujours quelque peu prisonnier dans sa prise de vue de son cadrage et voué aux chiens de la déesse, sinon à la tourner et à tenter de nous donner à entendre la résonance de cet instant furtif, de ce passage de vie : « non pas raconter, écrit André Velter, mais raviver cette commotion d’être qui prit possession de chacun, et de tous à la fois, pendant les deux heures et demie d’une corrida à nulle autre pareille. » Dans cette mise en écoute il est accompagné d’une part par la langue espagnole grâce à des traductions de Vivian Lofiego et c’est manière de convoquer Lorca et ses cinco de la tarde, Machado et son andar, Bergamin et sa musica callada et d’autre part, par les dessins d’Ernest Pignon-Ernest toujours ajustés à ces moments et aux gestes précis qui leur donnent espace. Mais ce serait trop peu dire, il faut insister sur l’intelligence de la mise en page génératrice de rythme et tout particulièrement dans le chapitre « Suertes », cet art d’enchaîner les figures.
Ce que nous donnent à entendre André Velter et Ernest Pignon-Ernest dans cette œuvre croisée dédiée à José Tomas, c’est cette musique de fin silence de son toreo sous les traits d’un art martial que le torero inventa ce jour là.
Un art qui au « combat se (conjugue) » où l’action est conforme à la nature des choses et des êtres conformément à une définition possible du Tao. A chaque toro son temple, cette qualité dans la manière de toréer qui dit les accordailles avec le toro.
Un art où le non-agir n’est ni passivité, ni repli, ni indolence mais un agir autre car « il agit, ô combien, sans agir plus que ça / pour détourner la charge / placer le leurre en vérité », qui ouvre sur une présence autre tant José Tomas, « ailleurs déjà, ailleurs encore », était là sur le mode du n’être pas là, « dans cette approche ralentie, menton au creux de l’épaule » afin « à l’heure du rendez-vous » de « régner par l’étrange pouvoir de l’absence, selon les mots de Victor Segalen.
Un art de l’effacement où le torero se dépouille de lui-même, se débarrasse de tout ce qui pourrait l’encombrer jusqu’au courage pour que ce vide qu’il fait et laisse être soit lieu d’hospitalité pour le toro. Cet art de l’accueil est un art de l’espace tant il s’agit de « décider des formules et du lieu », de tenir le sitio où à l’image de l’essieu, immobile, qui permet à la roue de tourner, « seul à danser avec son ennemi », il occupe le « centre » transformant l’arène en ruedo solaire, où il ne fait jamais nuit quand meurt le toro selon René Char. Un lieu de vérité car « placer le leurre en vérité » comme sut le faire José Tomas en ce jour de feria des vendanges n’est surtout pas leurrer le toro, le tromper, c’est juste le faire passer en exécutant vraiment la passe, la passe torera dont Ernest Pignon-Ernest sut capter l’insaisissable, c’est le « délurer » selon l’expression de José Bergamin. Ce jour-là, il n’y avait qu’une parole dans l’arène, celle de la passe. C’est elle qui parle au toro. Elle qu’il entend et à qui il réplique.
Et de passe en passe jusqu’à cette magnifique passe de poitrine dont la muleta aurait pu ne jamais retomber ou seulement longtemps après la disparition dans la nuit du toril du toro Ingrato qui fut grâcié ce jour-là, c’est un art de la composition in situ de mouvements accordés les uns aux autres, un art de l’enchaînement des passes qui me fait penser à cet art d’ « entrebezcar » les mots des troubadours, un art du secret et du silence.
J’aime voir le livre se terminer sur une leçon pour ce qu’il en est de nous dans un monde qui « roule sa norme et son ennui / avec le rejet par principe de tout ce qui subjugue / de tout ce qui exalte ». Avec ce Tao du Toreo se trouve réhabilité ce qui apparaît, ce qui est dit, cet aplomb qu’il y a à tenir, cette « parole qui engage », comme doit l’être ce qui est écrit « quand les mots ont présence d’os et d’âme », quand c’est le cœur qu’ils visent et atteignent « sous l’emprise de la vraie vie, / parce que la vie c’est pas assez » et que la poésie doit être « un feu de voix » voué à tous les vents du vivant, à ses énergies, ses vertiges, ses surgissements de printemps !
19:50 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré velter, ernest pignon-ernest, tao, toreo, actes sud
Marc Delouze – Extrait de C’est le monde qui parle, édition Verdier, 2007
"Le cœur me serre au souvenir de l’église de la Multiplication des pains, que des extrémistes juifs viennent de brûler, sur le bord du lac Tibériade.
J’évoquais la magie de ce lieu dans ce texte paru dans mon récit C’est le monde qui parle, paru en 2007 aux éditions Verdier, écrit Marc Delouze, en partager le souvenir est une manière de le faire perdurer…"
Et bien voilà...
(…) oubliant la moderne laideur de la ville de Tibériade je contourne le Mont des Béatitudes, évitant du même coup la puanteur ronronnante des autocars qui expectorent leur haleine de fuel sur les oliviers chétifs et millénaires, et les lentes cohortes de pèlerins à casquettes de base-ball dont les visières démesurées ont dévoré les yeux, zigzagant entre les cabanes de bergers abandonnées aux détritus et aux excréments
Heureux les doux car ils posséderont la terre
je traverse les vapeurs bleues d’oxyde de carbone de la plaine de Génésareth, dépasse Magdala, arrive enfin sur le parvis de la toute neuve basilique de la Multiplication des Pains
Tabgha, Khfar Nahum
où une ovation confuse de milliers d’oiseaux m’accueille, à l’intérieur de l’édifice pas plus grand qu’une grande chapelle la pureté des lignes appelle à la prière des simples, avançant de quelques pas vers le chœur sous la protection des dix robustes colonnes dont les chapiteaux corinthiens supportent les murs épais qui eux-mêmes supportent la nef de bois, je m’aperçois que mes pieds flottent sur des mosaïques d’eau
comme des tapis précieux tendus sur le sol de l’église. Elles forment dans la nef centrale une fine résille à losanges dans les petites pierres de laquelle sont incrustées de menues rosettes cruciformes. Elles montrent un monde végétal luxuriant et vingt-deux espèces d’oiseaux divers représentés tantôt seuls et tantôt par paires, les unes vis-à-vis des autres, par exemple un flamand et un serpent, et, tout à côté un couple de canards qui, tous deux posés sur un calice de fleurs, se bécotent amoureusement
je m’assois sur un banc de bois blanc, un peu à l’écart de la dizaine de retraitants disséminés dans les travées, une bouffée de rires me fait soudain me retourner, une troupe de jeunes religieuses vietnamiennes vient de franchir le porche et, pouffant en silence, remonte le long de la nef jusqu’au premier rang où elle s’assoie dans un froissement de tissu empesé, à ce moment s’ouvre une petite porte dérobée située derrière l’abside, des Dominicains allemands entrent en file indienne et se déploient en une mouvante couronne de cierges autour de l’autel sous lequel je découvre un énorme cailloux sortant du sol
la pierre sur laquelle Jésus posa les cinq pains et les deux poissons dont il nourrit cinq mille hommes et femmes venus l’écouter en son désert, son érémos
les cloches annonçant les vêpres je me lève, me glisse dans l’ombre d’un pilier, regarde, écoute les cantiques qui emplissent l’espace, saisi de stupeur face à la beauté du monde qui pour moi ne porte pas le nom de Dieu
(mais celui d’un poème intime plié dans ma mémoire)
je ferme les yeux, quand les chants ont cessé de creuser leur sillon sacré dans la glaise du silence, je sors et vais m’asseoir sur la pierre blanche et tiède du Bassin aux Sept Poissons situé au centre d’un cloître minuscule qui me paraît propice à la méditation des athées, persuadé que toute parole prendrait immédiatement la forme d’un chardon coincé entre ma langue et mon palais
(gare à qui ose saigner)
une méduse de silence flotte autour de ma bouche, le jour libère ses fragrances d’orangers, de lauriers, de rosiers, appuyant mon corps sur la terre, je pétris une pâte faite de feuilles, de fleurs, d’insectes, je deviens terre, ma tête devient ciel, mes doigts sont des petits cailloux froids et durs, saisi par une soif absolue, buvant aux sept sources du ciel, j’offre mes lèvres à la lune qui me tend son bol de lait (…)
* Marc Delouze – Extrait de C’est le monde qui parle, édition Verdier, 2007
Marc Delouze
Les Parvis Poétiques
01 42 54 48 70
www.parvispoetiques.fr
19:44 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : marc delouze
Michel Ménaché a lu Zócalo d'Adonis, (traduit de l’arabe par Vénus Khoury-Ghata) paru au Mercure de France
Poète arabe majeur, originaire de Syrie, Adonis est le chantre de la migration et de l’unité des civilisations humaines considérées dans leur singularité respective. Son dernier recueil, Zócalo, inspiré par un voyage récent à Mexico illustre parfaitement cette aspiration à faire dialoguer les cultures et les mythes, quelle que soit la distance géographique qui les sépare.
Zócalo - le socle (sans statue ni colonne !) - est le nom donné à la célèbre place de la Constitution, au centre de Mexico, lieu où sont célébrés ou improvisés les événements marquants de l’histoire mexicaine. Mais c’est d’abord aux Mayas que le poète rend hommage, en 96 proses émaillées de courts fragments en vers libres. Une anaphore lumineuse ouvre, traverse et clôt tout le recueil : « Le soleil aime le chemin des Mayas. »
Plusieurs tragédies historiques sont évoquées, en particulier les hérétiques suppliciés aux temps obscurs de l’Inquisition, Trotzky assassiné sur ordre de Staline, par Ramon Mercader del Rio : « Le spectre de la révolution sur mes épaules, je suis entré dans la maison où il fut tué et enterré auprès de sa femme, Natalia Sedova. Le soleil soufflait ses poussières dans tous les angles. » Les variations sur ce destin tragique constituent une méditation métaphorique d’une grande force expressive : « Couvrez le corps du nord avec la robe du sud. Déchirez le fer de l’occident avec la soie de l’orient. Ce soir j’allumerai une bougie et crierai : toute prophétie est crépuscule, Trotzky, l’homme est l’aurore de l’univers. » L’espérance révolutionnaire anéantie, celle de toute une génération, laisse sur une terrible impression de gâchis humain : « que de sang versé pour célébrer ton arrivée, Avenir, et tu n’es pas venu. Le soleil est un lézard rouge. » Sentiment de trahison, aussi : « des couteaux à avaler. » Un éclat de dérision interroge les poussières de l’Histoire : « Etait-ce pour se souvenir des loups de la révolution que Trotzky éleva des lapins les dernières années de sa vie ? »
La mythologie habite cette poésie de la rencontre féconde. La visite du Musée anthropologique de Mexico gonfle le chant d’images bariolées. Adonis s’abouche au « Dieu-soleil », se lance sur les traces du « singe-araignée. » Tout le bestiaire maya s’anime. Le Quetzal, oiseau sacré, est célébré par le poète avec une touche d’humour. La comédie sociale se mesure à l’aune des plumes de l’habit : « Je t’envie, oiseau sacré, et envie les gouverneurs parés des plumes de ta longue queue. / On dit : à tes vêtements, homme, on sait qui tu es, et à quelle classe sociale tu appartiens. / L’habit est un miroir. / L’habit est une échelle. / L’habit coud celui qui le porte. / L’apparence révèle l’essence. / Sois béni, coton, magie des simples. // Donnez-nous des coquillages pour écrire et dater l’Histoire. »
Le poète se veut passeur de culture, porteur d’eau des origines : « Qui nous expliquera la trace de nos pas, où l’invisible devance son frère le visible, buvant l’eau de Sumer dans la jarre des Mayas ? » Faire entrer le monde dans un poème, tel est son pari : « Caverne donne tes seins à cette chauve-souris / La terre entière : maison d’une même famille. »
Le poète, enfin, dans les dernières proses du recueil, intitulées chants (de 1 à 19), s’inquiète du massacre des langues et de la perte des héritages culturels : « Aujourd’hui, on tue l’alphabet, lettre après lettre. Où trouver les mots qui disent les choses qui viennent de naître ou qui naîtront demain ? Des mots lavent leur corps dans d’étranges bassines, loin de la maison du dictionnaire. » Une fantaisie ludique perce toutefois dans une des dernières pièces du recueil avec la vision d’une bacchanale universelle : « Le ciel s’est-il jamais soûlé qu’avec les paroles d’une terre amoureuse ? »
Des chemins des Mayas, aux carrefours de l’improbable, Adonis amène le lecteur de la place emblématique de Zócalo, à travers le tourbillon des mythes locaux et universels, jusque dans les bouleversements du monde réel. Il faut saluer ici le rôle singulier de Vénus Khoury-Ghata qui a su traduire la luxuriance solaire des images, la palette des couleurs, la puissance évocatrice de cette échappée belle en terre maya d’hier avec un regard d’aujourd’hui…
EUROPE n° 1017-1018 (janvier-février 2013)
19:34 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ménaché, adonis, mercure de france
Lu 110- Alejandra Pizarnik, L’enfer musical - Cahier Jaune – Extraction de la pierre de folie - La comtesse sanglante – Les travaux et les nuits, Arbre de Diane, (traduits de l’espagnol par Jacques Ancet) Ypsilon.éditeur
Commencer par la fin, remonter le cours des livres d’Alejandra Pizarnik (1936- 1972), figure majeure de la poésie argentine des années 60/70, tel est le choix de Ypsilon éditeur qui s’est engagé dans la publication de l’œuvre complète de cette Dame de la nuit. A ce jour, six livres publiés, quelques dix autres titres à venir. A partir de cet enfer musical, descendre dans les livres, ce sera comme remonter à contre-pente dans les éboulis des proses, les pierriers des poèmes, ce sera dénuder toujours plus ce désir du « poème-terre promise » où l’âme, ce « nœud rythmique » dont parlait Mallarmé trouverait à renouer sa mélodie, ce sera voir son fouet zébrer la nuit d’éclairs et se fermer au noir de leur tonnerre.
Parmi ces livres, Jacques Ancet qui, outre les traductions, assure ici ou là quelques courts textes qui accompagnent avec discrétion mais donnant toujours sur de beaux éclairages, a raison de placer La comtesse sanglante, à une de ces bifurcations où Alejandra Pizarnik jouait toujours sa vie.
Il convient de prévenir le lecteur de La comtesse sanglante . Ce texte relève de cette prose que poursuivait Alejandra Pizarnik où la force qui devait soulever ses phrases visait à l’emporter loin du corset des genres. Pour cela, ce livre vaut et par lui-même et pour ce qu’il nous apprend des hantises qui traversent la poésie d’Alejandra Pizarnik, notamment celle de la nuit et de la mort. A quoi je rajouterai volontiers qu’il a cette qualité de présence qu’ont les écrits qui s’arrachent tout saignant de la vie et dont « chaque mot dit ce qu’il dit et plus encore et autre chose aussi ».
D’Alejandra Pizarnik, on ne saurait dire telle vie, telle œuvre comme on le dit souvent mais bien telle œuvre, telle mort. Alejandra Pizarnik rejoignit ses poèmes le 25 septembre 1972. Son sang la noya. A moins que ce ne soit le seconal qui le glaça.
Le sang ! Celui qui brille dans tant de nos expressions ! Sang de la vie et de la mort.
La comtesse Erzsébet Bathory ne pouvait que fasciner Alejandra Pizarnik.
La comtesse – ses « dents de loup » - et ses quelques 600 victimes. Toutes des jeunes filles. Toutes torturées. Toutes saignées. La comtesse et sa hantise de la mort. Du vieillir. La comtesse qui se baignait dans le sang des vierges pour rester jeune et belle. La comtesse et « la beauté convulsive » de son combat. De son affrontement à l’impossible : « nul jamais ne voulut à ce point ne pas vieillir, c’est-à-dire mourir. C’est pourquoi elle représentait et incarnait peut-être la mort ; Car, comment la mort pourrait-elle mourir ? ». La comtesse et son silence : « assise sur son trône » et qui « regarde torturer et écouter crier ». La comtesse et son miroir, habitante du pays froid des reflets. La comtesse et sa mélancolie.
Alejandra Pizarnik pouvait-elle ne pas s’identifier à la comtesse ? Entendons-nous. L’une tue pour se maintenir en vie, l’autre écrit pour la même raison – Vous vous souvenez de ces mots d’Henri Michaux : « Ecrire, écrire : tuer, quoi » - L’une croit dans les vertus régénératrices du sang humain, l’autre se fait un sang d’encre. Les deux occupent la place de la mort. Si elle est « la Dame qui ravage et dévaste tout comme et où elle veut » quand elle prend les traits de la « Dame des ruines », elle est celle qui « (dit) un mot sans jamais cesser » de ne pas le dire, celle qui interdit aux « mains de poupées » d’Alejandra Pizarnik de se mêler aux « touches » et d’entrer « dans le clavier pour entrer dans la musique et pour avoir une patrie ».
Alejandra Pizarnik restera donc parmi nous, sans-patrie. Noir sur blanc. Présente dans les pages qui accueilleront ses écrits, leur amour sans fin du silence et du « langage des corps ».
*Note parue dans le journal L'Humanité
19:29 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alejandra pizarnik, ypsilon éditeur
Turbulence 70- ça rime à quoi, A propos de la suppression de l'émission de Sophie Nauleau sur France-Culture
Après Lodève et ses Voix de la Méditerranée, après la fermeture de la Maison de la poésie de Saint-Quentin en Yvelines, au tour de la dernière émission qui donnait la parole aux poètes sur les ondes de France-Culture, ça rime à quoi de Sophie Nauleau de se voir retiré de la grille des programmes...
Je relaie ici la Lettre ouverte de Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des Poètes
à Olivier Poivre d'Arvor, directeur de France Culture
Monsieur le Directeur,
J'ai appris avec stupéfaction et consternation la suppression de l'émission Ça rime à quoi,
seul magazine consacré à l'actualité poétique de tous les média audio-visuels nationaux,
tant publics que privés.
Cette exception était l'honneur de France Culture précisément, n'était-ce pas aussi son
devoir, étant donné l'exclusion dont pâtit la production éditoriale poétique dans les lieux
uniquement régis par la loi de l'audimat ?
Si nous ne pouvons qu'approuver par ailleurs le retour sur l'antenne de lectures
quotidiennes de poésie, cette initiative ne saurait que s'ajouter, et non se substituer au
magazine d'information et de réflexion que Sophie Nauleau animait avec la plus grande
compétence. On ne saurait objecter qu'il y a d'autres émissions d'actualité littéraire,
l'expérience ayant prouvé mille fois qu'étant donné le poids de la fiction et des essais, la
poésie en est quasiment toujours la grande absente.
Au nom de tous ceux, nombreux, qui aujourd'hui se battent pour maintenir une place à la
poésie dans l'espace public, je me permets de vous demander de reconsidérer une
décision qu'ils ne peuvent admettre.
Nous appelons les poètes et les amateurs de poésie à faire part de leur désapprobation de
la suppression de l'émission Ça rime à quoi en écrivant au directeur de France Culture :
116 avenue du Président Kennedy, 75220 Paris cedex 16.
19:26 Publié dans Dans les turbulences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-pierre siméon, sophie naileau
Lu 109-Jean-Marie Barnaud, Le don furtif, Cheyne éditeur, collection verte, 2014
J’ai toujours vu/connu Jean-Marie Barnaud fasciné par les poètes pour qui la poésie était chemin de l’homme dans le temps, humanisation du temps par la parole , recherche angoissée et souvent douloureuse de leur parole de vivant, la parole de la dernière chance. Car c’est toujours la dernière chance. Aujourd’hui comme hier. Demain aussi bien !
Un spectre hante la poésie de Jean-Marie Barnaud: la question de l’à quoi bon Je sais bien que les esprits forts ne croient pas aux fantômes mais la langue comme la science des membres absents le dit, ce sont des revenants !
Le nouveau livre de Jean-Marie Barnaud, Le don furtif, paru comme les précédents – dix sans compter les rééditions, chez Cheyne éditeur ! – en voilà un compagnonnage ! – ne déroge pas à ce retour : à quoi bon la poésie si elle n’a pas à voir avec « vivre », avec ce qu’il en est de vivre, ses contradictions, ses fatigues, cet épuisement qui parfois nous tient et nous serre encore plus peut-être alors que vient « le grand âge » et « ses jours friables » ? A quoi bon la poésie face aux « chiens de la force », quand l’Histoire bégaie, que les malheurs montent, que s’empourprent les dangers ? A quoi bon la poésie si elle n’est que jeu de langage, belles fleurs de serre stériles, simple jeu de l’intellect ? Que peut la poésie face à « la langue close / qui savoure ses outils » ?
De quoi souffre la poésie de ce temps, notre présent, si ce n’est de l’absence d’une image, de cette « grande image » dont Lao-Tseu pouvait dire qu’à partir d’elle on pouvait être du monde, le parcourir, en étant en accord – Ah ! ces jours où l’ « on se croirait encore / les élus d’un ciel » ! - , en harmonie avec les choses.
Il ya une profonde nostalgie chez qui « cherche encore / espérant que la chose se lève / de l’obscur / et qu’elle éclaire toute la scène » et donne sens par là au monde. Nostalgie qui fonde une mélancolie difficile à juguler. Mais elle a disparu la grande image et sa voix, « tout au fond ». Reste le ravin noir, le bord du précipice, le seuil du vide…Inquiétant pour sûr mais pas rien pour autant ce retour de l’ancien chaos ! Et si cette faille d’abîme était à accueillir ?
J’aime les mots qui terminent ce livre. Ces mots disent l’accueil : « Bonjour la terre qui vient / droit devant ». Cette terre vous l’entendrez comme vous voudrez, de celle des marins où reprendre pied à celle de la tombe où perdre pied, moi, j’y verrai bien cette « mère de toutes choses / et qui contient l’abîme » dont parlait Hölderlin souvent présent dans ce livre de Jean-Marie Barnaud. Et si ce qui soutenait était le vide, « la blancheur de l’inconnu : en avant de moi » aurait dit André du Bouchet ? Et s’il nous fallait cesser d’être dans cette douleur qui nous enserre sans nous déchirer entre constatation qu’il n’y a plus de « grande image » qui soutiendrait toutes les images - le monde avec ! – et le souhait qu’il y en ait une quand même, malgré tout, au fond ? La belle querelle de JMB, son drame – cette action sur lui du plus que lui-même – c’est de ne point arriver à décider : la voix de la « chose », celle du « disparu », de « celui qui avait fait briller l’éclat », n’est-elle qu’ »un rêve / un déguisement (…) une pantomine », oui ou non ?
Faudra-t-il toujours être de ces « voyageurs », de ces « obstinés » qui « (repartent) en chasse (…) blessure aux yeux » ? Et s’il suffisait de s’arrêter, de se tenir debout dans le petit matin, - cette lumière du petit jour Jean-Marie Barnaud la nomme « la discrète » ! – qui, tous les jours, à la dérobée – le furtif, cet instant, tient du vol ! – vient et revient ? C’est à pas légers qu’ « il porte le temps sur ses épaules » et s’en va « dénouer les ombres ». Et si c’était ce passage-là qui seul importait – « tous les matins / cette jeunesse passe / notre chance peut-être » - ce saut, ce bond. Pour rien que la brûlure d’un passage. Mobilité pure. Musique sous le silence. Les mots manquent, les mains manquent, et alors ? A Jean-Marie Barnaud, j’aimerais offrir ces mots de Nietszche : « L’instant infinitésimal est la réalité, la vérité supérieure, une image-éclair surgie de l’éternel fleuve ».
* Note publiée dans la Revue des Belles-Lettres
19:07 Publié dans Du côté de mes publications | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-marie barnaud, cheyne éditeur