Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/05/2015

In Memoriam Charles Dobzynski (1929 - 2014)-III

Notre ami Michel Ménaché nous avait envoyé cette note parue depuis dans la revue Europe que Charles Dobzynski avait écrite à l'occasion de la parution du livre de Michel Ménaché et Josette Vial : Istanbul –Kilim des sept collines paru à La Passe du vent en 2014.

 Que la reprendre ici soit notre manière de rendre un nouvel hommage à l'immense passeur de poèmes que fut Charles Dobzynski.

"C’est un album à trois têtes, ou plutôt à trois cœurs : photographie, poésie, correspondance, dans un élégant format à l’italienne qui s’accorde à son sous titre : Kilim des sept collines. Le  Kilim est un tapis d’Orient qui inclurait ici, dans son dessin, les sept fameuses collines de la mégapole Istanbul, chevauchant par le Bosphore à la fois l’Europe et l’Asie. Cette ville fabuleuse - misère et merveille souvent juxtaposées -  le poète Michel Ménaché en compagnie de la photographe Josette Vial, en parcourt non seulement les apparences, prises dans leur actualité en saisissants instantanés,  mais les strates de mémoire. Celles-ci se trouvent entrecroisées en réseaux d’émotions, de remémorations, de reconstitutions mentales infusées d’une nouvelle vie. Ce n’est pas le journal de bord ou le bloc-notes de voyageurs curieux, de touristes avides de pittoresque, de témoins circonstanciels, mais un roman qui s’invente sous nos yeux en réseaux multiples de langages : celui de l’image illustrante et illuminante, celui de la poésie en vers ou en prose, tantôt dans des séquences brèves et intenses, tantôt dans l’alternance des missives adressées par son grand-père Marcos, juif sépharade et stambouliote, à son petit-fils supposé être alors âgé de deux ans. C’est le petit-fils qui reconstruit et nous restitue, à partir d’ échos d’un vécu sans doute familialement transmis, l’expérience singulière d’un homme heureux dans son cadre natal, mais très tôt victime d’une condition trop précaire, de suspicions et de persécutions, conduit à contrecœur à émigrer jusqu’en ce carrefour de l’Argentine, Buenos Aires, alors  refuge privilégié de cohortes d’Européens démunis et parmi eux beaucoup de juifs plus ou moins hispanophones, en quête d’une terre d’asile où règne enfin la tolérance et la possibilité de vivre et de travailler dans la dignité.

     La vie de cet homme est un puzzle que Ménaché s’emploie à rendre déchiffrable, sensible, attachant, à commencer par cette histoire d’amour et de mariage suspendu, reporté de deux ans par les exigences d’une époque où la pauvreté accablante est le ressort de l’émigration. Le roman de son grand-père Marcos, l’imagination de Ménaché, constamment gouvernée par le souci de la vérité des faits, des détails, et la tendresse générique qui l’irradie, nous le restitue miraculeusement de lettre en lettre. Cette correspondance-fiction semble transiter dans l’espace avec les ailes des oiseaux migrateurs. Mais c’est surtout l’histoire qu’elle traverse et transcrit  molécule par molécule, mot par mot. L’histoire légendaire de Constantinople, devenue Istanbul, l’évocation de son quotidien,  de son ancienne communauté  juive dont le judéo-espagnol, depuis  l’expulsion d’Espagne en 1492,  demeure la langue d’expression, l’histoire de l’arrivée et de la prise de pouvoir des Jeunes-Turcs, puis de Mustapha Kemal qui tentent  de tirer du marasme et de l’effondrement de l’empire ottoman, après la première guerre mondiale, « l’homme malade de l’Europe». Marcos a suivi les cours en français de l’Alliance israélite. C’est un homme d’intelligence, de culture, d’irréductible passion pour la vie, qui rejette des « superstitions ridicules et des préjugés pernicieux »  et pour qui la France est un phare : « L’exposition universelle de 1900 n’en finissait pas de nous enthousiasmer. A cette même époque, un officier juif injustement  condamné bouleversait nos quartiers. J’accuse d’Emile Zola avait fait l’effet d’une bombe sur les deux rives de la Corne d’or…»  Histoire tumultueuse et complexe où se conjuguent les antagonismes des Grecs, des Arméniens, des Musulmans. Et des juifs assignés au recommencement de leur diaspora…

      Le Kilim biographique du poète est tissé des commentaires et des pérégrinations incessantes de son Grand Père, d’Istanbul à Buenos Aires et Barcelone, puis en France où il connaîtra, à l’heure de l’occupation nazie, de nouvelles et dramatiques tribulations. Lettres admirables de justesse et de véracité dans leur réalisme. Mais il importe de souligner qu’elles participent d’une subtile orchestration,  constamment ponctuée par les photographies qui piègent pour nous des moments, des sites surprenants (tel ce fronton rescapé d’une synagogue incrusté de caractères hébraïques)  des visages, des personnages furtifs mais réels. Ponctuée d’autre part comme d’une mélodie qui remonterait du fond des temps et des êtres, par les vers limpides de Ménaché, fils conducteurs – petits-fils conducteurs aussi – de ce livre. Par exemple lorsqu’ils servent de filigranes à  l’image de la synagogue retrouvée :

 

        La langue hébraïque

        Survit dans un théâtre d’ombres

        Tant de livres ont brûlé

        Tant de cris se sont perdus

        dans les cendres.

        La pierre se souvient

        elle signe

        le passage d’une main amie

        au bord d’une pierre tombale.

 Oui, il est vrai que tant,  que trop de cris se sont perdus. Mais la voix du grand père Marcos persiste et signe, gravée dans l’écriture lumineuse d’un héritier qui possède  l’art et le don d’un diamantaire de la mémoire."

 

                                                                            Charles Dobzynski