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29/12/2013

Lu 95- Je voudrais tant que tu te souviennes... et Petite bibliothèque de poésie, les deux dans la collection Poésie / Gallimard

Vous dites encore « poésie »…

Qu’advient-il du mot poésie ? Une enquête rapide, du style radio-trottoir par exemple,  suffirait à nous renseigner. Entendu récemment sur une radio nationale, ce film fait rêver, il est poétique ; ce livre évoque le bon vieux temps rustique, fatalement poétique donc…Ainsi enferme-t-on un genre littéraire dans un ghetto mental et culturel. Et puis quand tout est poétique… Vous vous souvenez de Pablo Neruda – Le Printemps des Poètes lui a rendu hommage en mars dernier - : « La poésie a perdu son lien avec le lecteur lointain…il faut le renouer…il faut que la poésie marche dans l’obscurité et retrouve le cœur de l’homme, les yeux de la femme, les inconnus de la rue, ceux qui à une certaine heure crépusculaire ou en pleine nuit étoilée ont besoin d’elle-même, même s’il s’agit d’un seul vers… ». Le Marché de la Poésie chaque année est ce lieu des retrouvailles possibles comme ces deux publications récentes* !

Il s’agit de deux anthologies. Deux parcours chronologiques.

La première est d’une forme plutôt traditionnelle puisqu’elle regroupe 57 poètes de Ruteboeuf à Boris Vian mais son originalité tient au fait que Sophie Nauleau a choisi des poèmes qui un jour ont été mis en musique et dont on se souvient parce qu’une mélodie bourdonne encore à nos oreilles : si tu t’imagines…vous entendez, vous revoyez Juliette Gréco…mais Raymond Queneau ? ; la seconde se propose sous la forme d’un coffret, le « coffret des douze », comportant 12 livrets de 48 pages chacun de Charles Villon à Arthur Rimbaud, 12 indispensables choisis par André Velter et Fabienne Pascaud.

Les deux privilégient des poètes qui ont bousculé les formes poétiques de leur temps et travaillé la langue, la labourant et l’aérant jusqu’à laisser entendre le bruit du temps et s’ils privilégient ceux d’hier, c’est, comment en douter, pour ouvrir à ceux d’aujourd’hui.

Pour ces deux publications, c’est le mot polyphonie qui semble convenir. Plus les voix sont singulières, plus les tons et les rythmes sont originaux et plus c’est la poésie dans ses variations, ses modulations que l’on entend.

N’est-ce pas cela qui importe ?

 

 

 

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Michel Ménaché présente Gabriel Cousin, poète du souffle primordial

De l’usine au stade, de l’action politique à la scène, de La vie ouvrière (1951) à Portrait d'une Femme (2001), on retiendra la fidélité à lui-même d'un homme qui a pourtant connu une évolution sociale et culturelle singulière : de l'apprenti métallurgiste en usine à 13 ans au conseiller technique et pédagogique du Ministère de la Jeunesse et des sports, en passant par l'ajusteur, l'athlète - le coureur des 400 et 800 mètres -, le soldat au front affecté à la défense de l'Aisne, croix de guerre 40, le prisonnier en Autriche, l'époux, le père, le poète, le dramaturge, etc.

 Gabriel Cousin est un autodidacte qui a fait le grand écart sur le plan culturel et professionnel. Il a engouffré le monde en lui pour en restituer le mouvement, l’habiter par le souffle… Son regard de poète, "paveur de routes," sur les êtres et sur le monde s'ouvre avec une sincérité et une générosité constantes. Principe unificateur : "c'est la même balance qui pèse la création, l'amour et l'action."

 L'action précède l'écriture.

 A la Libération, il s'engage dans l'introduction du sport à l'usine.

 Avec Joffre Dumazedier, rencontre déterminante, il est associé à l'équipe fondatrice de Peuple et Culture.

 

 Il a 30 ans quand il écrit ses premiers poèmes... Claude Roy le met en relation avec Pierre Seghers pour la publication de son premier recueil : La Vie ouvrière.

 Sa singularité de poète est d'abord saluée par Georges Mounin (sémiologue et linguiste), dont le soutien en 1952 a été décisif. C'est grâce à lui que L'Ordinaire amour, recueil emblématique de toute l'œuvre, sera publié par Gallimard, après un premier refus. En soutien décisif, dans une lettre adressée à Gaston Gallimard, en février 1956, Georges Mounin écrivait : "Gabriel Cousin n'est pas un jeune poète, ni un poète nouveau, c'est un poète neuf... Je crois que Gabriel Cousin représente une de ces ruptures formelles, une de ces mutations de la poésie; son apport égalera sans doute, sans rien leur devoir, la nouveauté d'un Whitman ou d'un Claudel."

 

L'Ordinaire amour enfin publié sera reconnu par Claude Roy, Pierre Emmanuel, Philippe Jaccottet, et même Supervielle, très âgé, non comme un recueil réussi mais comme une véritable révolution poétique. Le titre annonçait ce regard neuf. Il fallait en effet une certaine audace pour associer une épithète à connotation dépréciative au mot amour. Célébration non de l'idéal mais du réel. Jean Breton résumera plus tard ce point de vue d'une formule incisive : "un peu d'air pur, la vérité, comme cela nous change...!"

 

Dans un texte écrit pour une exposition de Marc Pessin sur Les poètes, La poésie, l'auteur esquisse une définition fort éclairante de son art poétique, musculaire, biologique, etc. plus révolutionnaire qu'il n'y paraît : "La poésie - pour moi - est d'abord prescience d'existence, animation passionnelle, sorte de preuve physiologique et psychique d'être. Tout vécu intense : que ce soit le plaisir du stade ou la joie de l'amour, la fureur de l'usine ou celle du travail forcé, la plage heureuse d'une chambre silencieuse ou l'âpre raison de l'action politique..."

 

Cousin a donné à une anthologie personnelle le titre prométhéen : Dérober le feu1, se référant à un texte fondateur, ou du moins lié au franchissement d'une frontière imaginaire mais bien réelle entre le travail manuel et la vie intellectuelle : La grande Librairie, (Au Milieu du Fleuve). Le corps est omniprésent. C'est presque naturellement le sport qui a amené Cousin à l'écriture puis au théâtre.  Serge Brindeau a étudié avec justesse la double fonction de la marche et du souffle dans l’œuvre de Cousin : "La course, premier rythme, est devenue une deuxième conscience." (Coup de Soleil, n° 39/40).

 

Poète fraternel, poète planétaire, mais avant tout, poète de l'amour et poète de la femme :

 

De la formule de  Ponge : "L'homme est l'avenir de l'homme" à celle d’Aragon désormais célèbre : "La femme est l'avenir de l'homme...", il y a une surenchère admirable et provocatrice pour Cousin, lui qui ne recherche pourtant pas les grands effets lyriques ou les hyperboles racoleuses : Si Dieu existe, il est la femme... (Titre d'un recueil de ses poèmes érotiques, Le Pavé, éd. Collection La main à la pâte)

 

Dans Matin de joie (L'Ordinaire Amour), le poète évoque la présence de la femme aimée comme une source d'énergie vitale : "je sentis cette joie charnelle, spirituelle, allongée contre mon flanc... Je m'éveillai et le rayonnement de cette femme à mes côtés reculait les limites de la vie..." Dans le même recueil, loin des grands mythes, loin des couples de légende, le parti pris du quotidien, ni idéalisé, ni sublimé, mais radieux, s'affirme : "Enveloppés des fatigues de la journée, nous étions couchés côte à côte. / Paysage frais et calme où se passent des histoires irréalisables, le sommeil reposait sur nous. / Aucune épée n'avait besoin de nous séparer. / Un poids délicieux, pesant sur ma jambe, m'éveilla. / Je reconnus son pied. / Je sus alors, pour un homme et une femme qui se connaissent, ce qu'était coucher côte à côte."

 

Il célèbre l'amour physique : « le coït solaire »2, sans occulter la fécondation, la gestation, l'accouchement, la maternité, etc.  (Cf. Le Coït solaire, Célébration de l'érection, éd. Le pavé, 1987). Quant à Pierre-Emmanuel qui accepte de préfacer la deuxième édition d’Au milieu du fleuve, il écrit à Cousin : « Vous êtes un des rares qui puissent parler de la femme sans la dénaturer. » (Lettre du 18 oct. 1971) Dans Portrait d'une femme, recueil écrit pour les 80 ans d’Hélène, on retrouve la relation amoureuse vitale, prédominante, comme un rite existentiel. L'auteur ne sacralise pas le sexe, ne prétend pas à une sublimation artificielle mais on peut parler d'une morale de l'amour physique (Ni Dieu ni Sade ! c'est-à-dire ni péché originel ni dégradation perverse...). L'auteur dit sans les édulcorer ses partis pris en ouverture : "Le corps humain est pour moi source inépuisable de mystères, de beauté, d'émotions, dans ses diversités d'âges, de types et d'actions. Il me fascine et me charme (dans le sens médiéval). Je ne me lasse pas de le dire, de le nommer, sans craindre les redondances, sans me préoccuper de modes." On peut à la rigueur affirmer qu'il développe une mystique matérialiste (lyrique) de l'amour... Il détourne parfois (avec humour) le vocabulaire religieux, intitulant par exemple Sa liturgie, un poème érotique. Les titres des textes seuls montreraient déjà clairement qu'il n'y a là ni tabou, ni autocensure, ni faux-semblant convenu...

 

Le poète célèbre donc tous les états du corps de la femme aimée des radiographies aux enfantements, de l'avortement libre avant qu'il fût légal : "Déjà elle avait porté cinq fois dans la / plénitude la naissance du monde.../...L'acte aseptisé la libéra. La grâce perdue / d'un enfant l'attrista." Le dernier poème du recueil Parler d'elle s'achève sur une injonction de l'auteur pour lui-même : "Ne pas perdre de temps. Ne pas amuser le / temps. Ne pas attendre le temps. / Vivre Elle. Et parler d'Elle. Encore. Encore."

 

Dans Au Milieu du Fleuve, un poème-manifeste mérite une attention toute particulière : La beauté frappe à tour de bras3.  Le poète accorde à la beauté sous toutes ses formes une vertu rédemptrice : "Je puis me dissoudre tranquillement / Après ma mort les temps viendront / Où la beauté frappera à tour de bras..." L'optimisme de Gabriel Cousin n'est pas béat. Ses cris d'alarme sont nombreux mais Jean Breton précise l'aspiration première du poète : "Il a mis la beauté au service de la bonté."

 

Sans surenchérir, on peut encore affirmer que pour le poète l'amour est l'avenir de l'homme... Sinon, il n'y a de place que pour l'inquiétude. Cette inquiétude traverse toute l'œuvre, de la guerre mondiale (ou coloniale) à la menace nucléaire. Ainsi, dans Nommer la Peur, recueil écrit avec Jean Perret et préfacé par Georges Mounin, Gabriel Cousin dénonce la torture pratiquée pendant la sale guerre d'Algérie avec un contrepoint ironique inattendu (Souriez Gibbs) et, à Paris même, le crime collectif commis en octobre 1961 sous la férule du Préfet Papon de sinistre mémoire (Les noyés de Seine).

 

Mais le réquisitoire contre les dérives autodestructrices de nos apprentis sorciers prend une dimension universelle avec La folie est gravée dans l'histoire (Au Milieu du Fleuve). " Optimisme de la volonté opposé au pessimisme de la raison," la formule chère à Gramsci et Romain Rolland s'applique parfaitement à ce poème d'alarme d'une justesse sans faille : "Mange le pain mon enfant / le bon pain millénaire qui tonifie la chair / Le carbone 14 imprègne silencieusement ton cerveau // Cours au bord de l'océan mon enfant / l'océan millénaire qui forge la santé / L'iode 131 irradie silencieusement tes glandes..."

 

Poète du quotidien, du travail, de toutes les souffrances et fatigues humaines, le poète décèle la vie cachée ou insoupçonnée des existences obscures. Il rend hommage au maçon (Poèmes d'un grand-père pour de grands enfants), au réparateur de pneus4, aux Femmes SNCF5, aux Femmes des grands magasins : "Amoureuses fatiguées d'être debout / Amantes épuisées le soir d'être gracieuses tout le jour." (Au Milieu du Fleuve).

 

L'auteur accorde une attention à la vie jusqu'à la mort, dans le respect et la dignité. Pierre Emmanuel dans sa lettre-préface à Au Milieu du Fleuve, élucide la démarche du poète : "Toute cette vie qui, dans vos poèmes, établit sa connivence entre les êtres et les choses, restituant à la nature sa dignité, sa parole propre, pour qui sait l'entendre et la voir, je la sens portée à son plus haut sens, par la permanence en vous d'une présence contraire. La mort est chez vous un état d'urgence : que toute chose, pendant qu'il en est temps, reçoive de vos yeux ouverts, de votre parole, de vos gestes, de votre comportement, la signification qu'elle requiert..."6 Le fils disparu est l'objet d'un culte familier dans Je mangeais près de mon fils : "Je m'asseyais à côté de la tombe, dans l'herbe, laissant mes yeux errer sur la splendeur des montagnes qu'il ne verrait jamais. / Je sortais le pain et mangeais à côté de mon fils, en copain. / Parfois des pas approchaient et je cachais les tartines comme un voleur. / Ils n'auraient pas compris que l'on mange dans un cimetière." (Au milieu du Fleuve)Enfin dans Post-chambre, Gabriel Cousin anticipe sur sa disparition sans édulcorer les sensations les plus brutales : "Je ne dors plus. Ne me déplie plus. Je m'enlise. / Plus besoin de manger, de boire, de respirer. L'argile m'entre dans la bouche et la pluie dans les narines. / Déjà mes poumons sont des marécages." (Variations pour des musiques de chambres).

 

C'est donc aussi en poète qu'il aborde le théâtre. Il a 40 ans quand il écrit L'Aboyeuse et l'Automate. Michel Corvin le définit comme un "poète de théâtre."7 Dans son théâtre, Gabriel Cousin a "mis en scène l'inacceptable", comme le souligne très justement Robert Abirached8. Dans Le Drame du Fukuryu Maru, mis en scène en 1963 par Jean Dasté et Jacques Lecoq, il s’inscrit dans le combat universel contre l’arme nucléaire à partir d’un événement réel. Mais loin de se limiter à la révolte et aux émotions suscitées par la tragédie humaine des pêcheurs japonais irradiés, il inscrit sa représentation dans une forme qui conjugue la tradition antique du chœur et la modernité, le lyrisme contenu et l’exigence éthique.

 

Jean Dasté, dans une lettre à l’auteur, salue « l’effort audacieux » de l’entreprise, sa capacité d’entreprendre « l’incarnation théâtrale d’un de nos grands mythes tragiques. » Il lui confie : « Quand nous parlons de théâtre populaire c’est pour nous d’abord une inquiétude : la stagnation d’un art limité à sa propre culture […] Privé du plus grand nombre ce théâtre perd cette force diffuse de la vie quotidienne où existent et là seulement, les vrais et grands problèmes. Je connais les difficultés d’un tel travail. C’est la sauvegarde du vrai théâtre que de le rendre au souci de son temps. »

 

L’Opéra Noir, par le subterfuge du déguisement et de l’échange des couleurs de peau dans la relation amoureuse brouille et ridiculise la haine raciale. La chanteuse noire Millie, travestie en blanche et Prez, son amant juif déguisé en noir, le temps d’un jeu de rôles émancipateur, seront les victimes désignées de la haine raciale dans l’Amérique d’avant les lois Kennedy, celle de Paul Robeson et de Martin Luther King face à la ségrégation institutionnelle et aux crimes du Ku Klux Klan… L’opéra est le genre qui fascine Cousin, semble le mieux répondre à son tempérament.

 

Le Cycle du Crabe aborde par le dialogue, le récitatif et la danse le problème de la malnutrition dans le Nordeste brésilien.  La descente sur Récife des paysans du Sertão fuyant la sécheresse devient une marche vers la mort dans une illusion de survie. Les crabes des marécages qui dévorent les cadavres sont leur unique nourriture et leur sépulture !

 

L’amour est omniprésent dans le théâtre de Cousin. Il donne sens à tous les combats contre l’avilissement et l’injustice. L’amour induit le chant dans le souffle même des personnages, l’élan vital vers un avenir autre, appelle le bonheur comme une idée toujours neuve, un ferment de vie. Le poète dramaturge a multiplié les thèmes, leitmotive au sens musical, et les registres de langue mais avec le souci constant d'un lyrisme dépouillé de toute afféterie, de tout maniérisme, avec la  simple "attention amoureuse qu'il porte à la vie," dit encore Robert Abirached9.

 

Conseiller-Sport pour l'art dramatique, Gabriel Cousin a contribué à former nombre d’acteurs contemporains par sa pédagogie interactive : « maïeutique émotionnelle ». Georges Lavaudant, Philippe Morier-Genoud, André Dussolier, Ariel Garcia-Valdes, Yvon Chaix, etc. ont été ses stagiaires à Tournon dans les années 70. Chacun devait trouver sa « carte d’identité intérieure » par la mise en « état de réception ». Dans les pages qui suivent, l’hommage de Philippe Morier-Genoud prononcé lors de la cérémonie des adieux rend compte du rôle d’éveilleur joué par Gabriel Cousin à la conscience intime du corps-langage, à l’accomplissement de soi.

 

Poète de la conquête de soi (l'athlète), de la conquête du savoir (l'autodidacte), poète de l'universel (militant de la justice et de la paix), Gabriel Cousin est classé par Robert Sabatier dans sa monumentale Histoire de la poésie française parmi ceux qui incarnent "LES SOURCES FRAÎCHES" (avec René-Guy Cadou, Jean Rousselot, Maurice Fombeure, Luc Bérimont, etc.)

 

Poète du souffle primordial, il affirme : "Je respire le mystère de l'écriture..."10

 

De l’écriture à la scène : l’esprit debout, l’espérance active, la vigilance vrillée au corps.

 

 

Michel Ménaché

 

 

 

 

 

  1  Dérober le feu, préface de Michel Baglin, éd. Dé Bleu 1998

 2  Jean-Jacques Pauvert a retenu Comme une équipière motocycliste dans son Anthologie du Coït.

 3  Texte repris et modifié pour l’anthologie fin de siècle publiée par Jean-Louis Jacquier-Roux et Michel Ménaché : Entrée de Secours, éd. La Fontaine de Siloé, 1991.

 4  ARPO 12 n° 3, 1977

 5    id.

 6   Au milieu du Fleuve, 2ème  édition, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1973

 7   Revue Coup de Soleil, n° 39/40, spécial Gabriel Cousin, 1977

 8    id.

 9    id.

 10  Variations pour des musiques de chambres, éd. Laurence Olivier Four, 1982

 

(article publié dans EUROPE n° 995 mars 2012 )

 

Balise 87- Lettre à Madame et Monsieur Emile Straus

Vendredi ( vers janvier 1908)

 

Madame.

 

Je vous remercie infiniment de votre lettre si ravissante, si drôle,si gentille...Les seules personnes qui défendent la langue française ( comme l'Armée pendant l'affaire Dreyfus) se sont celles qui "l'attaquent". Cette idée qu'il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu'on protège ,est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son "son". Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son, (pour la même note ) de Thibaut, il y a un infiniment petit , qui est un monde! Je ne veux pas dire que j'aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère - et c'est peut-être une faiblesse - ceux qui écrivent bien. Mais ils commencent à écrire bien qu'à condition d'être originaux, de faire eux-mêmes leur propre langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l'originalité, après avoir traversé les faits,non en deçà. La correction en deçà "émotion discrète " "bonhomie souriante " " année abominable entre toutes " cela n'existe pas. La seule manière de défendre la langue, c'est de l'attaquer, mais oui, madame Straus! Parce que son unité n'est faite que de contraires neutralisés, d'une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne "tient" , on ne fait bonne figure, auprès des écrivains d'autrefois qu'à condition d'avoir cherché à écrire autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité, on écrit tout le contraire du français classique. Exemple: les révolutionnaires Rousseau, hugo, Flaubert, Maeterlinck "tiennent" à côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-neuvième siècle, et la "bonhomie souriante" et l'"émotion discrète " de toutes les époques, jurent avec les maîtres. Hélas les plus beaux vers de Racine

"Je t'aimais inconstant, qu'eussé-je fait fidèle!"

Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? A quel titre?

qui te l'a dit?"

n'auraient jamais passé, même de nos jours dans une revue...Note, en marge, pour la" Défense et l'illustration de la langue française."

" Je comprends votre pensée; vous voulez dire je t'aimais inconstant, qu'est-ce que cela aurait été si tu avais été infidèle. Mais c'est mal exprimé. Cela peut signifier aussi bien que c'est vous qui auriez été fidèle. Préposé à la défense de la langue française je ne puis laisser passer cela."

Hélas, Madame Straus, il n'y a pas de certitudes, même grammaticale. Et n'est-ce pas plus heureux? Parce qu'ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude,de notre désir, et de notre faiblesse. Madame, quelle sombre folie de me mettre à vous écrire grammaire et littérature! Et je suis si malade! Au nom du ciel "pas un mot" de tout ceci.Au nom du ciel...auquel nous ne croyons hélas ni l'un ni l'autre.

 

Respectueusement à vous

 Marcel Proust

 

 

 

Lu 94- Philippe Jaccottet, Autriche, L'âge d'homme, 1994

  Voir l’Autriche ?

 

 

 « Seul le regard sauve »

 Simone Weil

 

 

 

Autriche ! « Noms de pays », non le nom mais bien « le pays ». On se souvient de la distinction proustienne. Dans ce livre, Philippe Jaccottet  - Autriche – ne rêve pas sur un nom – ce pays n’en aurait même pas et il serait même mort de cela, s’il faut en croire Musil – il tente de répondre à une commande des éditions Rencontre que dirigeait à Lausanne Charles-Henri Favrod. Destiné à la collection « L’atlas des voyages » avec de nombreuses photos dans et hors-texte d’Henriette Grindat, il parut en 1966. Philippe Jaccottet travaille dans la foulée des moments passés à traduire Robert Musil non seulement L’homme sans qualités qui paraîtra en 1957 mais aussi de nombreuses autres œuvres comme en témoignent ces mots du 7 novembre 1964 extraits d’un article paru dans La gazette de Lausanne où il tenait Chronique (1951-1970) : « On n’en a jamais fini avec l’Autriche du début de ce siècle . »

C’est sans les reproductions des photographies d’Henriette Grindat que les éditions de L’Age d’Homme reprendront en 1994 ce texte estimant que dans sa première édition : « on feuilletait, on regardait les images et l’on en oubliait de lire. »

Pas plus que ce livre n’est un « guide », il n’est un « traité » ; pas plus qu’il n’est « une étude sur l’art baroque, la musique et la littérature », il n’est « œuvre d’historien ni de sociologue ni de politicien», il rapporte ici une tentative, celle de se porter « à la rencontre de ce surprenant pays » en évitant les pièges tendus par le développement du tourisme, grand flatteur de « ce goût du faux » qui dès les années 60 rouille déjà ce qu’il en est du monde. C’est à la traversée d’un « voyageur curieux » que Philippe Jaccottet nous invite. C’est à une promenade au gré d’images « cueillies au vol », de vues qui pour être attirantes n’en restent pas moins floues qu’il nous convie.

 

 *

Pour autant on ne suivra pas Philippe Jaccottet depuis le Tyrol même si cette image de roches et de forêts – Deux citations de Adalbert Stifter et de Thomas Bernhard ouvrent le livre – est « l’emblème de ce voyage », si « l’herbe et le bois, le vert et le brun seront longtemps les couleurs de notre voyage, la vraie bannière du pays…» jusqu’à Vienne où s’achèvera cette « promenade autrichienne » par une mise en perspective du roman L’arrière-été de Stifter. On préfèrera faire halte près d’une constatation. Comme est élevée la fréquence répétitive des « j’ai vu », des « je dis ce que j’ai vu » ! Et comme elle entre en contradiction avec cet aveu concernant « ce pays qui se dérobe au regard » !

Il y a dans cette récurrence des prises de vue comme l’expression d’une pulsion d’emprise, comme le désir de dominer l’objet extérieur, de le maîtriser, de le pénétrer et en même temps la reconnaissance d’un point de butée, d’un impossible : voir au-delà du visible « l’esprit de l’Autriche », son « visage intérieur ».

Il y a de l’insaisissable dans ce « pays d’élection de l’inachevé ». Et comme « la chance de Dieu est d’être insaisissable » selon Philippe Jaccottet, c’est là la chance de l’Autriche. Celle de ce livre aussi bien. En effet si tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte ou une fenêtre alors Autriche est un vrai livre. Un livre qui mêlant temps historique, temps social et temps spatial ouvre sur le temps personnel de qui a voyagé, nourrissant celui-ci d’une question. Peut-être la seule. Elle concerne notre attitude à l’égard des choses du passé, des « formes de vie anciennes » qui subsistent et qui nous touchent encore. Quel chemin emprunter qui ne soit ni soumission aveugle à une stérile nostalgie, ni aux « séductions du nihilisme » ni pure volonté de rupture? Dans quelle mesure ce pays considéré dans les premières années du XXème siècle comme « le lieu privilégié où éveiller et cultiver l’esprit européen », ce pays des grands « mainteneurs » comme des « grands découvreurs que furent Freud, Musil, Wittgenstein et Schönberg », peut-il encore nous inspirer ? C’est là, me semble-t-il, la question centrale de ce livre : en quoi consiste l’inspiration autrichienne ? On aura peut-être reconnu dans la formulation de ma question le titre de l’article de Simone Weil – Elle signait alors Emile Novis – de 1942 qui paraîtra dans le toujours remarquable numéro spécial des Cahiers du sud ; Le Génie d’oc et l’homme méditerranéen : en quoi consiste l’inspiration occitanienne ? Et certes l’Autriche que traverse Philippe Jaccottet n’est pas morte comme l’était ce pays d’oc, a fortiori pouvons-nous comprendre ce que voulait dire Simone Weil lorsqu’elle affirmait « rien ne vaut la piété envers les patries mortes », lorsqu’elle dévalorisait l’idée de futur que seule notre imagination, combleuse de vide, trouvait à remplir. Il s’agissait de tourner notre regard vers « ce qui est meilleur que nous ». Et cela se laisse rencontrer en prêtant attention au passé. Non pour paresseusement s’y installer mais pour construire des ponts entre hier et aujourd’hui. Il y a une étonnante dialectique entre l’ancien et le nouveau que mettait en lumière Bertold Brecht quand il affirmait que « vouloir le nouveau est ancien ; ce qui est nouveau, c’est de vouloir l’ancien ».

Vouloir s’attacher aux richesses spirituelles, à ces lumières qui restent là à nous attendre, voilà en quoi consiste l’inspiration autrichienne de Philippe Jaccottet. Elle ne concerne pas l’avenir territorial de l’Europe mais bien notre destinée d’hommes.  Autriche se clôt sur cette image qu’à de nombreuses reprises nous retrouverons chez Philippe Jaccottet, celle du voyageur qui avant de passer le col ou la frontière, une dernière fois,  se retourne pour apercevoir du « passé de l’Autriche  (…) ses armes d’herbe et de bois » !

Aucune culpabilité à cela ! Ecoutons Simone Weil : « Nous n’avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d’existence l’inspiration d’un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l’air que nous respirons. »

 

 *

Philippe Jaccottet ne peut s’en défaire. Il porte en lui – sa vie en est toute éclairée et, on peut dire, pour toujours – la lumière intérieure de l’Autriche transmise par ceux – poètes, romanciers, musiciens, philosophes… - qui vécurent là, dans ces paysages, ces villes, ces perspectives. La lumière de l’esprit ne saurait s’éteindre. Elle dessine comme ce « modèle purement intérieur » dont parlait André Breton. Image invisible non comme je ne sais quel en-soi du dualisme métaphysique mais comme une lumière, une force qui porte et emporte. De même que si les temples sont en ruines, s’ils ne peuvent plus accueillir les dieux qui s’en sont détournés, cela ne signifie pas que le divin soit détruit, de même si en Autriche le mensonge est visible partout, si le tourisme y a triomphé comme ailleurs, cela ne veut pas dire à qui sait regarder qu’il n’y ait plus à contempler ce qui trouve encore à nous émouvoir car c’est de l’homme qu’il s’agit, de sa chance si nous ne voulons pas qu’il finisse piétiné, nivelé, obscurci par ce que l’on dit être notre présent et qui se confond avec les boues diverses et toujours plus épaisses d’un actuel étouffant.

Si tout menace ruine, si l’asphyxie menace, si les yeux se voilent de trop de brumes, la leçon que j’aimerais garder de ce livre, c’est que ceux qui ont su faire passer leurs visions dans les mots ne sont pas du parti du froid mais de la flamme comme l’écrivait Philippe Jaccottet dans un texte sur Büchner confié à La Gazette de Lausanne du 12 novembre 1955. Celui qui se voyait en « espèce de vieux chinois anonyme peignant dans une cave à la lumière d’une bougie» dans ses remerciements pour le prix Rambert en 1956 est de ceux-là !

(article paru dans la revue Phoenix- 2013)

 

 

 

In memoriam Jean-Vincent Verdonnet

Jean-Vincent Verdonnet qu'une passion constante de la création, de l'écriture et de la lecture a porté, s'est éteint le 16 septembre 2013. Il est l'auteur d'une oeuvre poétique importante presque entièrement publiée aux éditions Rougerie. Si je ne l'ai rencontré qu'une seule fois - c'était à l'occasion de ma présentation de joë Bousquet aux journées de Rodez - j'ai rendu-compte ici ou là depuis 1984 - c'était à propos de Ce qui demeure (Rougerie) - de pratiquement tous ses livres. Il ne manquait jamais de me remercier de ce partage fidéle.

Deux, trois choses pour celui qui écrivait : "Chaque mot que tu as laissé / dans le coeur battant d'une page / t'empêche de mourir vraiment."

D'abord, ces trois échos:

- le premier de Robert Sabatier: "Lié à la terre, Verdonnet ne se contente pas de la chanter dans ses apparences, il lui arrache ses significations secrètes, il célèbre l'union du sol et du poème."

- le deuxième d'Yves Bonnefoy: "(...) vos poèmes, témoins d'une présence au monde qui est bien ce qui compte le plus aujourd'hui. Vous aidez la terre à continuer d'être, le langage à ne pas être seulement le gravat des mots dans ses retombées indifférentes"

- Le troisième de Georges-Emmanuel Clancier: "(...- l'un de nos meilleurs poètes, auteur d'une oeuvre importante et belle qui, depuis 1951, n'a cessé de s'affirmer et de rayonner par ses qualités toutes de discrétion et de profondeur."

-Le quatrième consistera en la reprise de mon introduction au dossier que la revue Friches de Jean-Pierre Thuillat  (Le gravier de Glandon, 87500-Saint Yrieix la Perche) lui avait consacré en son N°57 - hiver 1996-1997 :

 

Quand devient voix la lumière

 

 "Poème voix d'ombre appelant le lieu

s'ouvre et saigne le mystère"

 Jean-Vincent Verdonnet1

 

 

 

 

Nous sommes en montagne. Quelque part en Haute-Savoie, dit-on. C'est le moment où la saison échappe, entre douceur et vertige. Le soir tombe sur une ruine au bord d'un chemin. Quelques trembles bruissent, alentours. Un homme se tient dans ce qu'il reste de l'embrasure d'une porte. Adossé aux pierres, il brandit une lanterne sourde. Elle jette ses feux fragiles et obstinés contre la nuit qui vient, le froid qui monte et le silence qui gagne.

Tel m'apparaît Jean-Vincent Verdonnet à l'heure de l'essentiel, celle où la poésie "a sens bien loin de la littérature", quand elle atteste non seulement que "le langage (n'est) pas seulement le gravats des mots dans ses retombées indif­férentes" mais aussi et surtout qu'"il y a un monde en face de nous"2 .

 

*

On l'aura deviné, j'aime cette poésie. Je l'aime parce qu'elle me donne à entendre cette lumière qui vient de la réalité quand la troue le réel, ou pour le dire en des termes plus proches de ceux qu'utiliserait Jean-Vincent Verdonnet , quand l'invisible, l'inconnu ou l'indicible visite l'obscurité de notre ici et de notre maintenant.

Je ne voudrais insister ici que sur ce point: il y a, chez Jean-Vincent Ver­donnet, un savoir qui concerne le regard. Ce "passant qui s'attarde / de ruelles en enclos", de ruines en pierriers ou de prés en bois, sait regarder ce que la terre mûrit. Ce savoir porte sur une nécessaire désappropriation de soi, une pratique de la vertu d'éloignement.

Il s'agit de s'éloigner de nos yeux, tant ce n'est pas notre regard que nous habitons mais une étrange demeure préparée par une raison-architecte, bâtis­seuse de casiers où nous rangeons non les choses mais leurs effigies. Il s'agit de se quitter soi-même.

Deux modalités président à cette ouverture à la distance, cette "âme même du beau" selon Simone Weil. La première est le fruit de l'attente: ainsi, "on se dissout soi-même à regarder / la forêt qui s'enfonce / et disparaît sous les flo­cons". La seconde, le fruit de l'instant quand l'éternité s"abat soudain sur le temps et que, dans "une clarté de foudre", "s'épousent l'être et la vision". On n'opposera ces deux modalités qu'en apparence car que ce soit par identification à l'image que les choses ont fait naître en nous ou par saisissement par ce ton propre qu'ont les choses, quand un fugitif éclat de l'être les fait entrer en réso­nance avec la partie la plus vibrante de notre être, l'essentiel est bien cette sor­tie hors de nous-mêmes dans la mesure ou ce mouvement est garant d'une nou­velle qualité de présence au monde et à nous-mêmes. Abandonner cette ombre d'homme que nous sommes, traînant le bruit de chaîne de l'espace et du temps après nous comme ce qui nous permet de donner quelque coloration de vrai­semblance à l'illusion tenace que nous sommes quelqu'un, c'est imposer silence à ses yeux et retrouver ceux d'avant le savoir et son fatras de représentations toute-faites. Ce retour implique une véritable tourne du regard sur lui-même puisque regarder, c'est alors écouter et qu'écoutant, nous voyons.

Quand "les yeux se taisent pour entendre", qu'entendent-ils?

Rien de moins, note Jean-Vincent Verdonnet, que "l'univers entrer dans la feuille", soit le tout dans la partie. Disons-le, rien ne saurait y entrer qui n'y fût déjà! C'est d'un dévoilement dont il s'agit ici, et tout se passe comme si la partie n'était pas considérée comme un fragment du tout mais comme "le tout un peu", selon les mots de Joë Bousquet. Ainsi peut-on comprendre que ce soit toujours les signes les plus proches et les plus simples du monde - soit relevant de l'ordre des bruissements, comme ce 'tremblement d'une veilleuse", ou ce "grincement de portail", ou encore ce "murmure des sèves"; soit de l'ordre des "entrevisions" comme ces "roseaux sur la berge / ployés par les frissons de l'invisible", ou ce "jeu du jonc et du sable" qui "donne son ton au jour naissant", ou encore ce "vol de sauvagines"qui "(cherchent) longtemps la faille où la mémoire hiverne" - les signes d'un trois fois rien qui se trouvent privilégiés dans la poésie de Jean-Vin­cent Verdonnet.

Le presque rien toujours nous ouvre à l'essentiel. C'est lui qui devient tout lorsqu'il nous jette hors du ton sans ton du monde de nos fatigues, hors de cette tension morne et hébétée de la corde des jours, saturée de significations préé­tablies. C'est toujours le rien ténu d'une trace qui nous arrête au hasard du jour, ainsi de cette "barque de couleur qu'octobre / en chaque frondaison s'invente" et qui jeta "son ancre dans nos yeux".

C'est alors que nous y sommes! Nous y sommes quand l'ineffable d'une pure présence dont l'être ne dépend de rien d'autre que de soi impose la hau­teur de sa note. Ainsi s'anime une trace, en livrant son ton, soit son âme si l'on tient à rester proche de l'étymologie, soit encore ce vent qui la secoue et laisse rayonner sa lumière intérieure. C'est alors comme "une vibration " qui "persiste sur les choses", le temps du moins de cette consonance.

 

*

 

C'est sous la forme de l'émotion - Et on ne discutera pas ici pour savoir ce qu'il en est du point de vue définitionnel de ce terme, on se contentera d'entendre sous ce vocable le fait que parfois, et c'est alors soudainement, la vertu d'éloignement entre en nous et annule la dimension de pure extériorité dans laquelle s'agitait notre moi phénoménal - que l'instant suspend le cours de notre durée. Si c'est bien "la clé du temps que cherche Jean-Vincent Verdonnet, on peut affirmer que c'est dans l'instant qu'il la trouve. Mieux, que l'instant est cette clé qui permet d'ouvrir la porte du temps et entrevoir "le pays perdu", là où "renaissent les souffles".

L'instant est cet "embrasement", cette "clarté de foudre" qui permet d'"entendre se fêler le silence", ce qui, littéralement, est voir passer l'invisible, selon le principe de réversibilité que nous avons mis en évidence dans la tourne,

Avant de "(s'accomplir) dans l'éclair", "l'instant s'immobilise", note Jean-Vincent Verdonnet. Ce sera alors sur sa crête de flamme que l'on verra et entendra ce fugitif éclat de l'être, le temps d'une suspension miraculeuse dans la durée pure d'un moment d'équilibre. La "clé du temps" est ce qui se tient dans l'entre-deux en tant qu'il n'est ni l'avant, ni l'après de l'instant, soit ce moment où nous nous trouvons arrêtés en un pur suspens qui ne peut trouver de mesure que rapporté à l'éternité, comme si celle-ci, soudain "amoureuse des ouvrages du temps" selon les mots de William Blake, avait fondu sur l'ici pour le transir en un tremblé de pure lumière.

Tout s'agrandit au brasier de l'instant, tout - et ce jusqu'à "nos ruines" - se trouve transfiguré, comme si "(palpitait) en sa grâce  intacte / la candeur du premier matin", juste avant que l'unité ne se déchirât.

Mais aussi tout va très vite. Accompli, l'éclair rend le monde à sa nuit. Le proche et le lointain s'écartent, ici se ferme à l'ailleurs qu'il relégue au plus loin.

"La clé du temps" est perdue à nouveau.  Sous les cendres, avant que le vent noir de l'existence ne les disperse, les brandons de quelques mots furent dépo­sés. D'eux, nous ne saurons que ce pour quoi ils se donnent, un jour, sous la forme des premiers mots d'un poème "polis par la patience / des varlopes de mille hivers". Ces mots et ceux qu'ils traînent derrière eux, le poète va les dres­ser, dans l'horizon de visibilité du poème, afin de donner, en "une parole à la foudre apparentée", visage à ce jeu du monde où l'être ni n'apparaît, ni ne dispa­raît mais transparaît de manière incessante comme s'il venait là respirer.

Comme "l'air est poreux à l'inconnu", les mots de Jean-Vincent Verdonnet le sont aussi, tant ils sont irrigués par cela qu'ils ne peuvent saisir, cela qui par capillarité remonte, cela qui explique que sa poésie nous donne moins accès à ce que l'on peut voir du monde qu'à ce qui monte du fonds obscur des choses.

De même que pour que le regard tourne à l'écoute et l'écoute à la vision, il faut que "l'oubli de soi triomphe / dans le ballet de la lumière", de même le poème de Jean-Vincent Verdonnet n'est lisible, vraiment, que si la même tourne opère, c'est-à-dire si nous savons nous retenir de projeter notre moi imaginaire et ses constructions préformées sur ses "traces justes", sur son "espère"; si nous savons pratiquer cette pudeur de l'éloignement qui sait se tenir suffisamment en retrait pour qu'à partir de l'appel créé par ce mouvement même, les mots du poème nous arrivent et que ce soit à partir des yeux qu'ils auront ouverts en nous que nous le lisions, ce qui sera l'écouter, soit l'entendre en propre.

Cette parole qui sait que "le chemin toujours / devance nos pas", nous l'aimons, on le comprends mieux peut-être maintenant, parce qu'étant "la voix de tout ce qui se tait", elle entretient les marcheurs que nous sommes, tourmen­tés par l'infini, toujours en exil d'eux-mêmes, dans cet espoir que "retrouver / la piste perdue" est possible, ainsi suscite-t-elle toujours "l'espace d'un nouveau départ".

 

*

Sans lâcher sa lampe-tempête, l'homme s'est enfoncé dans la nuit. Il tient sous la sauvegarde de son halo "ce qui n'est plus très loin / mais ne saurait se révéler", jamais. En confiance, suivons-le. A la trace.

 

 

 

 


1 Où s'anime une trace (1976-1979), Tome II, Rougerie, 1996. Le premier tome, regroupant les recueils publiés entre 1951 et 1979, a paru en 1994. Deux autres devraient suivre. La plupart de nos citations sont extraites de ces deux volumes ainsi que de Ce qui demeure (Rougerie, 1984), Fugitif éclat de l'être (Rougerie, 1987), A chaque pas prenant congé (Rougerie, 1992) et A l'espère tu me rejoins(Rougerie, 1996).

2 Lettre à Jean-Vincent Verdonnet d'Yves Bonnefoy du 10 mai 1977, publiée dans La Sape, N°8_9, spécial Jean-Vincent Verdonnet, 1985.

 

Balise -André Gorz

En sortir?

Ces mots d'André Gorz: "On sortira du capitalisme si ce n'est par la raison et le bon sens, ce sera par la barbarie".

Michel Ménaché a lu Dix-huit petites chansons de la patrie amère* de Yannis Ritsos, éditions Bruno Doucey, 11 euros

Sous le titre Yannis Ritsos, poète-contrebandier, Bruno Doucey salue et éclaire la poésie de combat de l’auteur dans son pays opprimé, persécuté par les dictatures à répétition. Il la situe aussi en regard du contexte international des bouleversements tragiques des années 70 : « partout dans le monde, ou presque, les poètes sont au corps à corps avec l’Histoire. »

Mikis Theodorakis, en exil à Paris, après le nouveau coup d’Etat militaire du 25 novembre 1973, souhaite mettre en musique des poèmes de son ami Ritsos détenu à Léros. Le choix du poète alerté clandestinement se porte vers les Dix-huit petites chansons de la patrie amère. Ce sont des distiques de 15 syllabes qui composent ces 18 strophes de 4 vers. 16 d’entre elles étaient déjà écrites depuis le 16 septembre 1968, jour de leur composition par le poète en résidence surveillée à Léros. Reprises et remaniées en 1973, elles se lisent comme un unique poème de résistance, - s’inspirant de la tradition populaire (dite démotique). Le poète destine l’œuvre à être chantée sur la musique de Theodorakis à qui elle est dédiée.

La tradition démotique remonte aux chants et poèmes « de contrebande » des klephtes des montagnes grecques qui s’opposaient à la domination turque. Faire renaître la fierté d’un peuple contre ses tyrans en uniforme en se référant aux héros du passé a souvent inspiré les poètes de différents pays en lutte… Bruno Doucey y fait écho en établissant un parallèle brutal entre deux dates significatives :

 «1973, les tanks – 2013, les banques. »

Il nous rappelle aussi que « les corrélations qui unissent le serpent de mer du fascisme aux crises économiques » sont évidentes… Et il conclut : « La poésie de Yannis Ritsos vous invite à prendre le maquis de la pensée. »

Le rapport entre passé et présent s’inscrit dans la transparence du poème :

 « Vont les klephtes boire en secret et le gosier  se gonfle

 tel le moineau, et ils glorifient la pauvre mère Grèce.

La chaleur et la force du legs de Ritsos vibrent encore dans ses mots, invitent à prendre le maquis de la pensée » :

« Ne pleure pas sur la Grèce,  quand elle est près de fléchir

Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,

 

La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne

Pour terrasser la bête avec la lance du soleil. »

 

* Une première version bilingue des Dix-huit petites chansons de la patrie amère a été publiée en 1992 par Fédérop éditions                                                                      

(article paru dans la revue Europe n° 1007 mars 2013)

 

 

Lu 93- Jean Starobinski, Accuser et séduire, essais sur Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, 2012

« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions », c’était dans l’Emile en 1762 que Jean-Jacques Rousseau écrivait cela. C’était il y a 350 ans, et pourtant ces mots trouvent toujours à résonner à nos oreilles d’aujourd’hui ?

Nous venons de fêter cette l’an passé le tricentenaire de la naissance de celui que Jacques Derrida appelait « le maître de Genève ». Si commémorer a toujours un sens, il ne saurait consister à s’extasier d’un passé révolu mais au contraire à lutter contre le temps des mémoires courtes, des temps précipités et donc à jeter l’ancre dans un passé pour y chercher assiette non en quelques épaisses certitudes mais bien en quelques questions acérées dont il y a toujours à se nourrir, questions comme autant de forces qui veulent l’avenir, lancent leurs germes au loin.

Tel est bien Jean-Jacques Rousseau qui de lui-même écrivait dans ses Confessions : « vivant ou mort, il les inquiétera toujours » ! Et tel est bien l’hommage que lui rend celui qui lui a consacré le meilleur de lui-même, Jean Starobinski. Ainsi conclut-il son « épilogue » par ces mots : « Merci, Rousseau, de continuer à nous inquiéter. »

Dix essais dans ce livre comme un ramas  pour allumer à nouveau le feu de l’indignation et les flammes de l’éloquence. Réunis sous le titre Accuser et séduire, comme pour insister sur les deux caractères majeurs de l’écriture de Rousseau, ces essais reprennent, certes sous de nouveaux aspects, l’essentiel des considérations que développait Jean Starobinski dans son ouvrage de référence, La transparence et l’obstacle paru en 1957. On ne reprendra pas celle-ci. On se contentera de mettre en avant deux points à nos yeux essentiels.

Le premier pourrait consister dans la remise au jour de ce qui fut à n’en point douter l’expérience intime de Rousseau, à savoir le fait que dans la vie sociale, la réflexion et ses excès, soit la voie des médiations,  nous font perdre le bonheur du rapport immédiat avec la nature. Jean Starobinski insiste alors, à juste titre, sur l’essentiel, à savoir qu’aux yeux de Rousseau, il y avait là quelque chose marqué du sceau de l’irrémédiable. Nous ne reviendrons pas en arrière. Nulle nostalgie ! Ici, le remède est dans le mal, selon le titre d’un autre ouvrage de jean Starobinski. Il est de notre responsabilité de corriger et d’améliorer les maux engendrés par notre débordante activité.

Le second concernerait ce qui fut sa quête obstinée de la « vérité du sentiment » et d’un semblable avec qui la partager par delà la barrière langagière. Avec Jean Starobinski, on comprend combien est nouvelle cette approche de la littérature qui par delà les identifications aux êtres de fiction engage le lecteur à rejoindre la subjectivité même de l’écrivain. J’ai tout particulièrement aimé, au centre de ce livre, l’essai intitulé « un poète en exil ». Là, Jean Starobinski met en place cette « affaire de dictionnaire » et en jeu le rêve de Rousseau d’une société de « belles âmes » qui « posséderaient le privilège de la communication muette au gré du sentiment intime ». Vaincue l’obstacle de la langue, de cette langue altérée qui nous voit ne nous entendre que sur des malentendus, on voit Rousseau en appeler à « un vocabulaire tout nouveau qui n’eût été composé que pour (lui) ». Et en effet voilà ce qu’il faudrait pour que, de cœur à cœur, règne la transparence, pour que cet espace là soit « le lieu de la clarté, de l’éclair du regard que rien n’intercepte », oui, Clarens contre Paris ! Et pourquoi ne donnerions-nous pas ce nom de « Clarens » pour désigner tous ces bonheurs d’écriture insurpassés que l’on rencontre chez Rousseau. Ces moments où il est dans le ton au terme d’une mise en variation – modulations et tension - de la langue. Où lève cette voix d’encre, celle d’une force rythmique qui fait vibrer les mots et tient les phrases. Ce ton singulier est l’expression même de ce « sentiment intime » où s’exprime l’unité originelle d’un sujet – ni la personne privée, ni l’individu psychologique, ni l’auteur – présence intermittente qui se fait dans le langage et par lui.

Oubliés les jugements de Voltaire, Châteaubriand, Lemaitre…oubliées les fausses querelles. Il y a une modernité de Rousseau, elle concerne aussi bien la société que l’individu. Il est celui qui ayant déclaré la souveraineté du peuple inaliénable a placé au cœur de tout régime démocratique le ver de la contestation radicale. Et parce qu’il est celui dont les pensées sont toutes tirées de la vie, comment ces pensées ne retourneraient-elles pas à la vie pour s’insurger toujours contre tous ces primats qui nous assèchent corps et âme, primats économiques, financiers, terreau de toutes les injustices et les misères des hommes ?

Oui, il faut lire, relire Rousseau précisément parce qu’il échappe à toute prise tant son souci de la vérité tient perpétuellement ouverte sa conscience. C’est cette posture que met sans cesse en avant Jean Starobinski dans ces essais. Avouons qu’elle est un signe d’indépassable modernité.

(article paru dans la Revue des Belles-Lettres)

 

Pour une reprise...de volée, j'espère...avec tous mes voeux pour l'année nouvelle à tous les passants du blog!

Depuis l'été, j'ai laissé sommeiller le blog. Il était temps de le réactiver. La période a paru propice.Continuons  à tenter de lire/écrire l'avenir!

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