29/12/2013
Balise 87- Lettre à Madame et Monsieur Emile Straus
Vendredi ( vers janvier 1908)
Madame.
Je vous remercie infiniment de votre lettre si ravissante, si drôle,si gentille...Les seules personnes qui défendent la langue française ( comme l'Armée pendant l'affaire Dreyfus) se sont celles qui "l'attaquent". Cette idée qu'il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu'on protège ,est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son "son". Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son, (pour la même note ) de Thibaut, il y a un infiniment petit , qui est un monde! Je ne veux pas dire que j'aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère - et c'est peut-être une faiblesse - ceux qui écrivent bien. Mais ils commencent à écrire bien qu'à condition d'être originaux, de faire eux-mêmes leur propre langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l'originalité, après avoir traversé les faits,non en deçà. La correction en deçà "émotion discrète " "bonhomie souriante " " année abominable entre toutes " cela n'existe pas. La seule manière de défendre la langue, c'est de l'attaquer, mais oui, madame Straus! Parce que son unité n'est faite que de contraires neutralisés, d'une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne "tient" , on ne fait bonne figure, auprès des écrivains d'autrefois qu'à condition d'avoir cherché à écrire autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité, on écrit tout le contraire du français classique. Exemple: les révolutionnaires Rousseau, hugo, Flaubert, Maeterlinck "tiennent" à côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-neuvième siècle, et la "bonhomie souriante" et l'"émotion discrète " de toutes les époques, jurent avec les maîtres. Hélas les plus beaux vers de Racine
"Je t'aimais inconstant, qu'eussé-je fait fidèle!"
Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? A quel titre?
qui te l'a dit?"
n'auraient jamais passé, même de nos jours dans une revue...Note, en marge, pour la" Défense et l'illustration de la langue française."
" Je comprends votre pensée; vous voulez dire je t'aimais inconstant, qu'est-ce que cela aurait été si tu avais été infidèle. Mais c'est mal exprimé. Cela peut signifier aussi bien que c'est vous qui auriez été fidèle. Préposé à la défense de la langue française je ne puis laisser passer cela."
Hélas, Madame Straus, il n'y a pas de certitudes, même grammaticale. Et n'est-ce pas plus heureux? Parce qu'ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude,de notre désir, et de notre faiblesse. Madame, quelle sombre folie de me mettre à vous écrire grammaire et littérature! Et je suis si malade! Au nom du ciel "pas un mot" de tout ceci.Au nom du ciel...auquel nous ne croyons hélas ni l'un ni l'autre.
Respectueusement à vous
Marcel Proust
20:22 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : proust, lettre à madame strauss