Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/12/2013

Lu 93- Jean Starobinski, Accuser et séduire, essais sur Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, 2012

« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions », c’était dans l’Emile en 1762 que Jean-Jacques Rousseau écrivait cela. C’était il y a 350 ans, et pourtant ces mots trouvent toujours à résonner à nos oreilles d’aujourd’hui ?

Nous venons de fêter cette l’an passé le tricentenaire de la naissance de celui que Jacques Derrida appelait « le maître de Genève ». Si commémorer a toujours un sens, il ne saurait consister à s’extasier d’un passé révolu mais au contraire à lutter contre le temps des mémoires courtes, des temps précipités et donc à jeter l’ancre dans un passé pour y chercher assiette non en quelques épaisses certitudes mais bien en quelques questions acérées dont il y a toujours à se nourrir, questions comme autant de forces qui veulent l’avenir, lancent leurs germes au loin.

Tel est bien Jean-Jacques Rousseau qui de lui-même écrivait dans ses Confessions : « vivant ou mort, il les inquiétera toujours » ! Et tel est bien l’hommage que lui rend celui qui lui a consacré le meilleur de lui-même, Jean Starobinski. Ainsi conclut-il son « épilogue » par ces mots : « Merci, Rousseau, de continuer à nous inquiéter. »

Dix essais dans ce livre comme un ramas  pour allumer à nouveau le feu de l’indignation et les flammes de l’éloquence. Réunis sous le titre Accuser et séduire, comme pour insister sur les deux caractères majeurs de l’écriture de Rousseau, ces essais reprennent, certes sous de nouveaux aspects, l’essentiel des considérations que développait Jean Starobinski dans son ouvrage de référence, La transparence et l’obstacle paru en 1957. On ne reprendra pas celle-ci. On se contentera de mettre en avant deux points à nos yeux essentiels.

Le premier pourrait consister dans la remise au jour de ce qui fut à n’en point douter l’expérience intime de Rousseau, à savoir le fait que dans la vie sociale, la réflexion et ses excès, soit la voie des médiations,  nous font perdre le bonheur du rapport immédiat avec la nature. Jean Starobinski insiste alors, à juste titre, sur l’essentiel, à savoir qu’aux yeux de Rousseau, il y avait là quelque chose marqué du sceau de l’irrémédiable. Nous ne reviendrons pas en arrière. Nulle nostalgie ! Ici, le remède est dans le mal, selon le titre d’un autre ouvrage de jean Starobinski. Il est de notre responsabilité de corriger et d’améliorer les maux engendrés par notre débordante activité.

Le second concernerait ce qui fut sa quête obstinée de la « vérité du sentiment » et d’un semblable avec qui la partager par delà la barrière langagière. Avec Jean Starobinski, on comprend combien est nouvelle cette approche de la littérature qui par delà les identifications aux êtres de fiction engage le lecteur à rejoindre la subjectivité même de l’écrivain. J’ai tout particulièrement aimé, au centre de ce livre, l’essai intitulé « un poète en exil ». Là, Jean Starobinski met en place cette « affaire de dictionnaire » et en jeu le rêve de Rousseau d’une société de « belles âmes » qui « posséderaient le privilège de la communication muette au gré du sentiment intime ». Vaincue l’obstacle de la langue, de cette langue altérée qui nous voit ne nous entendre que sur des malentendus, on voit Rousseau en appeler à « un vocabulaire tout nouveau qui n’eût été composé que pour (lui) ». Et en effet voilà ce qu’il faudrait pour que, de cœur à cœur, règne la transparence, pour que cet espace là soit « le lieu de la clarté, de l’éclair du regard que rien n’intercepte », oui, Clarens contre Paris ! Et pourquoi ne donnerions-nous pas ce nom de « Clarens » pour désigner tous ces bonheurs d’écriture insurpassés que l’on rencontre chez Rousseau. Ces moments où il est dans le ton au terme d’une mise en variation – modulations et tension - de la langue. Où lève cette voix d’encre, celle d’une force rythmique qui fait vibrer les mots et tient les phrases. Ce ton singulier est l’expression même de ce « sentiment intime » où s’exprime l’unité originelle d’un sujet – ni la personne privée, ni l’individu psychologique, ni l’auteur – présence intermittente qui se fait dans le langage et par lui.

Oubliés les jugements de Voltaire, Châteaubriand, Lemaitre…oubliées les fausses querelles. Il y a une modernité de Rousseau, elle concerne aussi bien la société que l’individu. Il est celui qui ayant déclaré la souveraineté du peuple inaliénable a placé au cœur de tout régime démocratique le ver de la contestation radicale. Et parce qu’il est celui dont les pensées sont toutes tirées de la vie, comment ces pensées ne retourneraient-elles pas à la vie pour s’insurger toujours contre tous ces primats qui nous assèchent corps et âme, primats économiques, financiers, terreau de toutes les injustices et les misères des hommes ?

Oui, il faut lire, relire Rousseau précisément parce qu’il échappe à toute prise tant son souci de la vérité tient perpétuellement ouverte sa conscience. C’est cette posture que met sans cesse en avant Jean Starobinski dans ces essais. Avouons qu’elle est un signe d’indépassable modernité.

(article paru dans la Revue des Belles-Lettres)

 

Les commentaires sont fermés.