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07/08/2015

Michel Ménaché a lu Zócalo d'Adonis, (traduit de l’arabe par Vénus Khoury-Ghata) paru au Mercure de France

Poète arabe majeur, originaire de Syrie, Adonis est le chantre de la migration et de l’unité des civilisations humaines considérées dans leur singularité respective. Son dernier recueil, Zócalo, inspiré par un voyage récent à Mexico illustre parfaitement cette aspiration à faire dialoguer les cultures et les mythes, quelle que soit la distance géographique qui les sépare.

 Zócalo - le socle (sans statue ni colonne !) - est le nom donné à la célèbre place de la Constitution, au centre de Mexico, lieu où sont célébrés ou improvisés les événements marquants de l’histoire mexicaine. Mais c’est d’abord aux Mayas que le poète rend hommage, en 96 proses émaillées de courts fragments en vers libres. Une anaphore lumineuse ouvre, traverse et clôt tout le recueil : « Le soleil aime le chemin des Mayas. »

 Plusieurs tragédies historiques sont évoquées, en particulier les hérétiques suppliciés aux temps obscurs de l’Inquisition, Trotzky assassiné sur ordre de Staline, par Ramon Mercader del Rio : « Le spectre de la révolution sur mes épaules, je suis entré dans la maison où il fut tué et enterré auprès de sa femme, Natalia Sedova. Le soleil soufflait ses poussières dans tous les angles. » Les variations sur ce destin tragique constituent une méditation métaphorique d’une grande force expressive : « Couvrez le corps du nord avec la robe du sud. Déchirez le fer de l’occident avec la soie de l’orient. Ce soir j’allumerai une bougie et crierai : toute prophétie est crépuscule, Trotzky, l’homme est l’aurore de l’univers. » L’espérance révolutionnaire anéantie, celle de toute une génération, laisse sur une terrible impression de gâchis humain : « que de sang versé pour célébrer ton arrivée, Avenir, et tu n’es pas venu. Le soleil est un lézard rouge. » Sentiment de trahison, aussi : « des couteaux à avaler. » Un éclat de dérision interroge les poussières de l’Histoire : « Etait-ce pour se souvenir des loups de la révolution que Trotzky éleva des lapins les dernières années de sa vie ? »

La mythologie habite cette poésie de la rencontre féconde. La visite du Musée anthropologique de Mexico gonfle le chant d’images bariolées. Adonis s’abouche au « Dieu-soleil », se lance sur les traces du « singe-araignée. » Tout le bestiaire maya s’anime.  Le Quetzal, oiseau sacré, est célébré par le poète avec une touche d’humour. La comédie sociale se mesure à l’aune des plumes de l’habit : « Je t’envie, oiseau sacré, et envie les gouverneurs parés des plumes de ta longue queue. / On dit : à tes vêtements, homme, on sait qui tu es, et à quelle classe sociale tu appartiens. / L’habit est un miroir. / L’habit est une échelle. / L’habit coud celui qui le porte. / L’apparence révèle l’essence. / Sois béni, coton, magie des simples. // Donnez-nous des coquillages pour écrire et dater l’Histoire. »

Le poète se veut passeur de culture, porteur d’eau des origines : « Qui nous expliquera la trace de nos pas, où l’invisible devance son frère le visible, buvant l’eau de Sumer dans la jarre des Mayas ? » Faire entrer le monde dans un poème, tel est son pari : « Caverne donne tes seins à cette chauve-souris / La terre entière : maison d’une même famille. »

Le poète, enfin, dans les dernières proses du recueil, intitulées chants (de 1 à 19), s’inquiète du massacre des langues et de la perte des héritages culturels : « Aujourd’hui, on tue l’alphabet, lettre après lettre. Où trouver les mots qui disent les choses qui viennent de naître ou qui naîtront demain ? Des mots lavent leur corps dans d’étranges bassines, loin de la maison du dictionnaire. » Une fantaisie ludique perce toutefois dans une des dernières pièces du recueil avec la vision d’une bacchanale universelle : « Le ciel s’est-il jamais soûlé qu’avec les paroles d’une terre amoureuse ? »

Des chemins des Mayas, aux carrefours de l’improbable, Adonis amène le lecteur de la place emblématique de Zócalo, à travers le tourbillon des mythes locaux et universels, jusque dans les bouleversements du monde réel. Il faut saluer ici le rôle singulier de Vénus Khoury-Ghata qui a su traduire la luxuriance solaire des images, la palette des couleurs, la puissance évocatrice de cette échappée belle en terre maya d’hier avec un regard d’aujourd’hui…

EUROPE n° 1017-1018 (janvier-février 2013)

 

 

 

 

 

07/08/2014

Michel Ménaché a lu "Lieu païen" de Mohammed bennis publié aux éditions de l'Amourier

Mohammed Bennis* revendique aussi bien l’héritage de la poésie arabe conjuguant  l’amour à la mystique que le renouveau de la langue arabe classique, « acte de naissance dans l’exil » qu’il refuse d’abandonner aux fondamentalistes : « La voix de la poésie arabe ancienne m’accompagne et me libère de toute sorte de soumission », confie-t-il à Alain Freixe dans un entretien que publie Basilic, gazette de l’association des amis de l’Amourier. Les cinq longs poèmes qui composent le Livre païen correspondent aux cinq espaces d’une quête qui s’ouvre sur le mausolée d’un mystique face à l’océan, Canicule de la mer, suivi de Rocher de fièvre ; l’auteur confronte dans Hiéroglyphes sa mort inéluctable à celle des morts de l’ancienne Egypte, cherche son chemin ou le perd entre sable et musique dans Désert au bord de la lumière puis achève, ou plutôt laisse en suspens sa quête, avec Un nuage traversant le silence.

 Cette poésie associant le mythe et le chant prend la forme de l’éternel retour, « l’écriture d’un corps en face de sa mort », la parole poétique étant vouée à la solitude absolue. Ecriture de la fragmentation qui crée un effet de chœur mystique des voix multiples du poème : « le secret de la voix / est un de mes secrets. » Si les éclats métaphoriques ne construisent pas un sens immédiatement déchiffrable, ils tendent à l’extrême de la parole : « que celui qui dort sous les images change comme il veut et quand il veut la solitude du soleil. » La quiétude retrouvée face aux vagues qui « répètent l’image des peuples », soulève l’âme du poète et libère sa contemplation métaphysique : « Qui es-tu en ton exil / qui t’a mis visage face au portail de la mer / pour examiner le silence […] Ô illuminés sortez de vos cellules / réveillez-vous en palmiers / environnés par les espaces / du pays de la plénitude. »

 Dans le second poème, Rocher de fièvre, la méditation oscille entre l’intime et l’infime, entre l’ici et l’infini : « Soudain une chose s’est effritée / tes mains reviennent d’une profondeur / qui touche le génie des ancêtres / Comment le désastre ne croit-il pas en lui. » L’obsession de la mort récurrente dans tout le recueil fulgure : « Que mes pieds aillent entre cri et douleur / Ceci est le lit du silence / Chronique pour corbillard. »

 Hiéroglyphes s’ouvre sur « Tout un horizon d’argile / Et l’éternité qui pend comme une grappe… » Le chemin de soi se faufile dans le labyrinthe des effrois et des spectres : « Le sang obéit / à qui le fait couler / Nuage ou poussière / ou lueurs subtiles / ont tatoué sur mon épaule / des rides de rage. » Décrypter les frises « au seuil du silence » confère aux morts le pouvoir d’habiter le présent. La mémoire d’un passé perdu brûle : « « Des destin vêtus de leur durée / lisent le sens qui déborde des cicatrices / Cortège de solitaires / Les voies lentes se préparent / à recevoir les passagers glorieux / Elles élargissent leurs méandres. »

 Désert au bord de la lumière est dédié à Adonis. Mohammed Bennis joue sur la force du symbole paradoxal : « Au commencement le sable est un pont / les pas mènent au sang de la fin / Mais point de fin pour qui élargit / la source de la soif. » Si « aucun horizon ne dure », le poète doute, se convainc de la vanité de toute chose, multiplie les renversements de sens mais affirme avec force : « J’ai soif de l’étranger. » Une typographie triangulaire figure une strophe en toupie s’amenuisant jusqu’à la pointe : « Le sable est plein de blessures, comme si,  / avec une rapidité d’expert, un / sabre apposait des signes. / Comme si le pied d’une / danseuse, un anneau / à la cheville, ta / touait son / immen / sité. » A force de solitude, le poète prétend chercher l’amour où il se perd et défie avec cran le destin qu’il s’est choisi : « je proclame ma résidence dans sa poussière. »

 Un nuage traversant le silence, dernier mouvement, est composé en quatre parties. Le poète dit à la fois l’ambition et les limites de sa quête existentielle : « Ma main s’est détournée de moi » ou encore : « j’essaie un sens qui paralyse les doigts. » Le poète a le sentiment d’une épreuve dont les limites sont sans cesse perdues, repoussées : « Mais toi tu explores une étendue coupée en morceaux et recousue Chaque fois tu te retrouves derrière des variations dont tu examines la force […] Mes souffles sont dispersés et j’ai la fièvre du chemin. »

 A l’appel de la poésie, Mohammed Bennis  en éveil, avec la pluralité des voix qui peuplent sa solitude fait résister, face à ceux qui la dévoient, la langue des maîtres de la poésie arabe.

*Mohammed BENNIS : Livre païen, traduit de l’arabe par l’auteur avec Bernard Noël, éd. L’Amourier 16 €

 

                                                                                           

05/07/2014

Michel Ménaché a lu "Maram AL-MASRI : Elle va nue la liberté"

Hantée par le soulèvement populaire syrien contre la dictature, bouleversée par les images terribles qui circulent sur internet, qui lui parviennent de tous les réseaux sociaux avec lesquels elle reste jour et nuit en lien, Maram al-Masri* s’impose l’état de veille. Dans son recueil au titre aussi humble que radical : Elle va nue la liberté, des villes éviscérées, du sang répandu, des victimes emprisonnées, suppliciées, des familles  déchirées, des enfants sacrifiés sur l’autel de la barbarie, chaque cri des mères devient poème, chaque douleur intime devient la douleur de tout un pays Exilée déchirée à vif, elle redécouvre la démarche du Bertolt Brecht du Manuel de guerre allemand dont chaque court poème était inspiré par une image de l’atroce actualité hitlérienne. Maram al-Masri entend rendre hommage aux combattants de la démocratie, d’abord aux victimes d’un pouvoir aveugle et sourd au malheur. Malheur qu’il multiplie chaque jour davantage en recourant aux bombardements aériens et aux armes chimiques. Chant d’indignation et de rage, il ne s’agit nullement d’une complainte mais plutôt d’un hymne à l’amour et à la liberté. « Un grand peuple au XXIème siècle a décidé de renaître », écrit-elle dans son introduction.

Chaque arrêt sur image retient l’émotion, cristallise le symbole : « L’avez-vous vu ? // Il portait son enfant dans ses bras / et il avançait d’un pas magistral / la tête haute, le dos droit… // Comme l’enfant aurait été heureux et fier / d’être ainsi porté dans les bras de son père / Si seulement il avait été / vivant. » Les mères sont très présentes dans le recueil, maintenant les liens du sang et de la tendresse comme un surcroît ou un sursaut d’humanité face à la terreur : « Tu vas être enterré, / ô martyr, / avec les lèvres de ta mère / collée à ta peau. »

 Les mercenaires du pouvoir tentent de masquer leurs crimes, de traiter leurs victimes en assassins en essayant de leur faire endosser de faux témoignages dans les hôpitaux désorganisés : « Tu dois signer ici que ce sont les hors-la-loi / qui ont tiré sur toi. / Non dit le blessé. / Un révolver s’approche de sa tempe : / signe ici ! / Non c’est l’armée régulière. // Le coup de feu éclate. » Face au danger, avant d’enterrer ses morts, il faut aussi sauver le dernier pain pour survivre, récupérer l’arme précieuse qui changera de main, filmer la scène pour garder trace, s’adresser au reste du monde… Et quand une famille se sacrifie pour envoyer une jeune fille en études supérieures, ce n’est pas le diplôme espéré qui en échoit : « Elle est partie au sein de l’université / chargée de stylos et de rêves. // Une de ses chaussures / est revenue dans les mains de sa mère. » 

 Maram al-Masri s’adresse aussi aux 5000 femmes emprisonnées subissant tortures et humiliations : « Que faites-vous mes sœurs / lorsque la rage coule dans vos yeux ? » Elle évoque les réfugiés, prêts à tout perdre pour rester en vie et qui fuient par centaines de milliers les tueries. Pour tous, résistants ou exilés, « elle va nue, la liberté, […]  /on brise ses pieds / mais elle avance. / On coupe sa gorge / mais elle continue à chanter. »

 Par-delà tous les crimes, toutes les exactions, l’espérance redouble, renaît toujours avec des accents maternels : « Ô Syrie, / nous allons laver ton sang / avec le lait de notre amour. »

 En fin de recueil, Maram al-Masri a adapté et traduit un poème écrit par son frère, Monzer Masri, resté au pays : « Je vis dans la mort. / Je ne fais rien d’autre que vivre comme un témoin, / mais j’ai décidé de ne pas être un faux témoin. » Un pont ouvert entre l’exil et le pays martyr.

 La voix intime et chaude de Maram al-Masri est celle du peuple syrien tout entier, celui qui espère la paix et la démocratie en dépit des prédateurs et charognards qui soufflent sur les braises…

 *Maram AL-MASRI : Elle va nue la liberté (bilingue, éd. Bruno Doucey,  15 €)

 Article paru dans la revue Europe, n° 1012-1013 (août-sept. 2013)

 

15/02/2014

Michel Ménaché a lu "Phares, balises et feux brefs suivi de Périples" de Frédéric-Jacques Temple

Frédéric Jacques Temple, poète planétaire, publie un double recueil qui, de ses eaux vives, désaltère le lecteur. Alain Borer présente fraternellement l’auteur en « adolescent nonagénaire », en loup de mer, en bourlingueur (comme son ami Cendrars), en savant lettré, en Apache. « Temple est une nature », il est la réincarnation de l’Achab de Moby Dyck, -son nom de code-. Et s’il « est revenu de l’Enfer » de la bataille de Monte Cassino en 1943, c’est pour « en rapporter la bande-son » dans La route de San Romano.En quête d’un ailleurs perpétuel, « voyageur immobile, explorateur égaré, […] il n’a cessé de résister à la dislocation du monde. »

 Avec Phares, balises & feux brefs (Préfacé par Alain Borer, éd. Bruno Doucey  15 €), le lecteur est d’emblée invité au voyage. Par mers et continents, au plus près de la faune et de la flore que l’auteur étudie depuis l’enfance. Dans Calendrier du sud, Temple égrène les douze mois de l’année sous la forme de courts poèmes riches en métaphores telluriques et animalières. Août :« Le mois de ma naissance / Invincible torpeur / dans la sueur pesante. / L’aigre violon du moustique / perce la nuit molle. / Il faut durer / jusqu’à l’orage. » Octobre : « Triomphe de la rouille / et gloire des renards / le cuivre et l’or / incendient les herbages. »  Paysages lointains, dédié à la mémoire de son premier éditeur algérois, Edmond Charlot, évoque le port d’El Biar, les odeurs de la casbah,  le Chenoua, « royaume des vipères », les oursins de Tipasa « gorgés de pourpre » arrosés d’un « vin sombre », ouvrant « la porte / du bonheur. » La mémoire du poète est « un grenier / à mirages où puiser / et les paysages sont des jouets perdus / ranimés pour notre survie. » Les amitiés traversent le recueil, de René Depestre à Yves Berger, d’Henri Pichette à Alain Borer pour lequel c’est à la course obsédante de Rimbaud, en fuite perpétuelle, qu’il fait écho : « Poésie, la belle imposture, / leurre pour piéger l’éternel. / Oui, je préfère l’aventure / à ce pathos sempiternel. » Le poète prête aussi sa plume à l’entomologiste pour observer le rituel impitoyable de « l’amante religieuse » : « La mante prégadieu / tête sèche ventre mou / joint les faulx de ses mains / en sa prière carnassière / et pend à ses crochets / le mâle / au sommet du jouir. »

Périples s’ouvre sur le Larzac : « Enfant, berger de mes troupeaux de rêves, / j’allais foulant la folle avoine / sur les ardents plateaux déserts / où règne la senteur enivrante des buis / entre les épineux soleils des cardabelles / dans le thrène du vent parmi les herbes rases… » Temple évoque aussi Max Rouquette, l’ami disparu des errances communes en pays d’Oc, avec La fleur adverse, - la ronce -, « dont l’ombre s’étale souveraine / sur la tombe de Rimbaut d’Aurenga / à qui je parle / une langue adverse. » De courts poèmes reconstituent en fragments le village et quelques figures ayant marqué l’enfance du poète : Auguste-Hercule, la petite fille au chat, le garde-chasse... Les murets de pierres sèches demeurent qui sont « gardiens de la mémoire. » Un long poème en prose fait renaître un jardin au bord de l’eau surgi du passé : « Nerveuse, agile, musicale, une rivière accompagne de tout temps le chant de ma mémoire, en basse continue. » Description méticuleuse, leçon de choses à vif, inventaire d’un arpent fondateur du rapport intime au monde. Puis le vagabondage reprend : Venise, Dublin, Namur, Vision du Neguev, Jérusalem, l’Amérique des « nations premières », pour revenir aux premières chevauchées, sur le sable du temps : « Mon cheval à roulettes / noir et blanc pommelé / galope encore / sur la terrasse de l’enfance… » L’amour referme la boucle avec ces vers dédiés à Brigitte : « Sous ton ombre / je me dresse / fier soleil / et j’avance / délivré de ma torpeur / dans l’oubli des cicatrices / enfant nouveau entre tes bras / qui m’enserrent / comme des branches / et me bercent. » Enfin, Temple se révolte contre la mort prochaine : « Je m’insurge, / maudis le fatal rendez-vous, / insulte l’ignoble bête noire, / mais ne perds de la vie / la moindre goutte de son miel. »

Hymne solaire avant la nuit. Temple résiste encore à la dislocation du monde…    

Paru dans la revue Europe, n° 1007 mars 2013

 

29/12/2013

Michel Ménaché présente Gabriel Cousin, poète du souffle primordial

De l’usine au stade, de l’action politique à la scène, de La vie ouvrière (1951) à Portrait d'une Femme (2001), on retiendra la fidélité à lui-même d'un homme qui a pourtant connu une évolution sociale et culturelle singulière : de l'apprenti métallurgiste en usine à 13 ans au conseiller technique et pédagogique du Ministère de la Jeunesse et des sports, en passant par l'ajusteur, l'athlète - le coureur des 400 et 800 mètres -, le soldat au front affecté à la défense de l'Aisne, croix de guerre 40, le prisonnier en Autriche, l'époux, le père, le poète, le dramaturge, etc.

 Gabriel Cousin est un autodidacte qui a fait le grand écart sur le plan culturel et professionnel. Il a engouffré le monde en lui pour en restituer le mouvement, l’habiter par le souffle… Son regard de poète, "paveur de routes," sur les êtres et sur le monde s'ouvre avec une sincérité et une générosité constantes. Principe unificateur : "c'est la même balance qui pèse la création, l'amour et l'action."

 L'action précède l'écriture.

 A la Libération, il s'engage dans l'introduction du sport à l'usine.

 Avec Joffre Dumazedier, rencontre déterminante, il est associé à l'équipe fondatrice de Peuple et Culture.

 

 Il a 30 ans quand il écrit ses premiers poèmes... Claude Roy le met en relation avec Pierre Seghers pour la publication de son premier recueil : La Vie ouvrière.

 Sa singularité de poète est d'abord saluée par Georges Mounin (sémiologue et linguiste), dont le soutien en 1952 a été décisif. C'est grâce à lui que L'Ordinaire amour, recueil emblématique de toute l'œuvre, sera publié par Gallimard, après un premier refus. En soutien décisif, dans une lettre adressée à Gaston Gallimard, en février 1956, Georges Mounin écrivait : "Gabriel Cousin n'est pas un jeune poète, ni un poète nouveau, c'est un poète neuf... Je crois que Gabriel Cousin représente une de ces ruptures formelles, une de ces mutations de la poésie; son apport égalera sans doute, sans rien leur devoir, la nouveauté d'un Whitman ou d'un Claudel."

 

L'Ordinaire amour enfin publié sera reconnu par Claude Roy, Pierre Emmanuel, Philippe Jaccottet, et même Supervielle, très âgé, non comme un recueil réussi mais comme une véritable révolution poétique. Le titre annonçait ce regard neuf. Il fallait en effet une certaine audace pour associer une épithète à connotation dépréciative au mot amour. Célébration non de l'idéal mais du réel. Jean Breton résumera plus tard ce point de vue d'une formule incisive : "un peu d'air pur, la vérité, comme cela nous change...!"

 

Dans un texte écrit pour une exposition de Marc Pessin sur Les poètes, La poésie, l'auteur esquisse une définition fort éclairante de son art poétique, musculaire, biologique, etc. plus révolutionnaire qu'il n'y paraît : "La poésie - pour moi - est d'abord prescience d'existence, animation passionnelle, sorte de preuve physiologique et psychique d'être. Tout vécu intense : que ce soit le plaisir du stade ou la joie de l'amour, la fureur de l'usine ou celle du travail forcé, la plage heureuse d'une chambre silencieuse ou l'âpre raison de l'action politique..."

 

Cousin a donné à une anthologie personnelle le titre prométhéen : Dérober le feu1, se référant à un texte fondateur, ou du moins lié au franchissement d'une frontière imaginaire mais bien réelle entre le travail manuel et la vie intellectuelle : La grande Librairie, (Au Milieu du Fleuve). Le corps est omniprésent. C'est presque naturellement le sport qui a amené Cousin à l'écriture puis au théâtre.  Serge Brindeau a étudié avec justesse la double fonction de la marche et du souffle dans l’œuvre de Cousin : "La course, premier rythme, est devenue une deuxième conscience." (Coup de Soleil, n° 39/40).

 

Poète fraternel, poète planétaire, mais avant tout, poète de l'amour et poète de la femme :

 

De la formule de  Ponge : "L'homme est l'avenir de l'homme" à celle d’Aragon désormais célèbre : "La femme est l'avenir de l'homme...", il y a une surenchère admirable et provocatrice pour Cousin, lui qui ne recherche pourtant pas les grands effets lyriques ou les hyperboles racoleuses : Si Dieu existe, il est la femme... (Titre d'un recueil de ses poèmes érotiques, Le Pavé, éd. Collection La main à la pâte)

 

Dans Matin de joie (L'Ordinaire Amour), le poète évoque la présence de la femme aimée comme une source d'énergie vitale : "je sentis cette joie charnelle, spirituelle, allongée contre mon flanc... Je m'éveillai et le rayonnement de cette femme à mes côtés reculait les limites de la vie..." Dans le même recueil, loin des grands mythes, loin des couples de légende, le parti pris du quotidien, ni idéalisé, ni sublimé, mais radieux, s'affirme : "Enveloppés des fatigues de la journée, nous étions couchés côte à côte. / Paysage frais et calme où se passent des histoires irréalisables, le sommeil reposait sur nous. / Aucune épée n'avait besoin de nous séparer. / Un poids délicieux, pesant sur ma jambe, m'éveilla. / Je reconnus son pied. / Je sus alors, pour un homme et une femme qui se connaissent, ce qu'était coucher côte à côte."

 

Il célèbre l'amour physique : « le coït solaire »2, sans occulter la fécondation, la gestation, l'accouchement, la maternité, etc.  (Cf. Le Coït solaire, Célébration de l'érection, éd. Le pavé, 1987). Quant à Pierre-Emmanuel qui accepte de préfacer la deuxième édition d’Au milieu du fleuve, il écrit à Cousin : « Vous êtes un des rares qui puissent parler de la femme sans la dénaturer. » (Lettre du 18 oct. 1971) Dans Portrait d'une femme, recueil écrit pour les 80 ans d’Hélène, on retrouve la relation amoureuse vitale, prédominante, comme un rite existentiel. L'auteur ne sacralise pas le sexe, ne prétend pas à une sublimation artificielle mais on peut parler d'une morale de l'amour physique (Ni Dieu ni Sade ! c'est-à-dire ni péché originel ni dégradation perverse...). L'auteur dit sans les édulcorer ses partis pris en ouverture : "Le corps humain est pour moi source inépuisable de mystères, de beauté, d'émotions, dans ses diversités d'âges, de types et d'actions. Il me fascine et me charme (dans le sens médiéval). Je ne me lasse pas de le dire, de le nommer, sans craindre les redondances, sans me préoccuper de modes." On peut à la rigueur affirmer qu'il développe une mystique matérialiste (lyrique) de l'amour... Il détourne parfois (avec humour) le vocabulaire religieux, intitulant par exemple Sa liturgie, un poème érotique. Les titres des textes seuls montreraient déjà clairement qu'il n'y a là ni tabou, ni autocensure, ni faux-semblant convenu...

 

Le poète célèbre donc tous les états du corps de la femme aimée des radiographies aux enfantements, de l'avortement libre avant qu'il fût légal : "Déjà elle avait porté cinq fois dans la / plénitude la naissance du monde.../...L'acte aseptisé la libéra. La grâce perdue / d'un enfant l'attrista." Le dernier poème du recueil Parler d'elle s'achève sur une injonction de l'auteur pour lui-même : "Ne pas perdre de temps. Ne pas amuser le / temps. Ne pas attendre le temps. / Vivre Elle. Et parler d'Elle. Encore. Encore."

 

Dans Au Milieu du Fleuve, un poème-manifeste mérite une attention toute particulière : La beauté frappe à tour de bras3.  Le poète accorde à la beauté sous toutes ses formes une vertu rédemptrice : "Je puis me dissoudre tranquillement / Après ma mort les temps viendront / Où la beauté frappera à tour de bras..." L'optimisme de Gabriel Cousin n'est pas béat. Ses cris d'alarme sont nombreux mais Jean Breton précise l'aspiration première du poète : "Il a mis la beauté au service de la bonté."

 

Sans surenchérir, on peut encore affirmer que pour le poète l'amour est l'avenir de l'homme... Sinon, il n'y a de place que pour l'inquiétude. Cette inquiétude traverse toute l'œuvre, de la guerre mondiale (ou coloniale) à la menace nucléaire. Ainsi, dans Nommer la Peur, recueil écrit avec Jean Perret et préfacé par Georges Mounin, Gabriel Cousin dénonce la torture pratiquée pendant la sale guerre d'Algérie avec un contrepoint ironique inattendu (Souriez Gibbs) et, à Paris même, le crime collectif commis en octobre 1961 sous la férule du Préfet Papon de sinistre mémoire (Les noyés de Seine).

 

Mais le réquisitoire contre les dérives autodestructrices de nos apprentis sorciers prend une dimension universelle avec La folie est gravée dans l'histoire (Au Milieu du Fleuve). " Optimisme de la volonté opposé au pessimisme de la raison," la formule chère à Gramsci et Romain Rolland s'applique parfaitement à ce poème d'alarme d'une justesse sans faille : "Mange le pain mon enfant / le bon pain millénaire qui tonifie la chair / Le carbone 14 imprègne silencieusement ton cerveau // Cours au bord de l'océan mon enfant / l'océan millénaire qui forge la santé / L'iode 131 irradie silencieusement tes glandes..."

 

Poète du quotidien, du travail, de toutes les souffrances et fatigues humaines, le poète décèle la vie cachée ou insoupçonnée des existences obscures. Il rend hommage au maçon (Poèmes d'un grand-père pour de grands enfants), au réparateur de pneus4, aux Femmes SNCF5, aux Femmes des grands magasins : "Amoureuses fatiguées d'être debout / Amantes épuisées le soir d'être gracieuses tout le jour." (Au Milieu du Fleuve).

 

L'auteur accorde une attention à la vie jusqu'à la mort, dans le respect et la dignité. Pierre Emmanuel dans sa lettre-préface à Au Milieu du Fleuve, élucide la démarche du poète : "Toute cette vie qui, dans vos poèmes, établit sa connivence entre les êtres et les choses, restituant à la nature sa dignité, sa parole propre, pour qui sait l'entendre et la voir, je la sens portée à son plus haut sens, par la permanence en vous d'une présence contraire. La mort est chez vous un état d'urgence : que toute chose, pendant qu'il en est temps, reçoive de vos yeux ouverts, de votre parole, de vos gestes, de votre comportement, la signification qu'elle requiert..."6 Le fils disparu est l'objet d'un culte familier dans Je mangeais près de mon fils : "Je m'asseyais à côté de la tombe, dans l'herbe, laissant mes yeux errer sur la splendeur des montagnes qu'il ne verrait jamais. / Je sortais le pain et mangeais à côté de mon fils, en copain. / Parfois des pas approchaient et je cachais les tartines comme un voleur. / Ils n'auraient pas compris que l'on mange dans un cimetière." (Au milieu du Fleuve)Enfin dans Post-chambre, Gabriel Cousin anticipe sur sa disparition sans édulcorer les sensations les plus brutales : "Je ne dors plus. Ne me déplie plus. Je m'enlise. / Plus besoin de manger, de boire, de respirer. L'argile m'entre dans la bouche et la pluie dans les narines. / Déjà mes poumons sont des marécages." (Variations pour des musiques de chambres).

 

C'est donc aussi en poète qu'il aborde le théâtre. Il a 40 ans quand il écrit L'Aboyeuse et l'Automate. Michel Corvin le définit comme un "poète de théâtre."7 Dans son théâtre, Gabriel Cousin a "mis en scène l'inacceptable", comme le souligne très justement Robert Abirached8. Dans Le Drame du Fukuryu Maru, mis en scène en 1963 par Jean Dasté et Jacques Lecoq, il s’inscrit dans le combat universel contre l’arme nucléaire à partir d’un événement réel. Mais loin de se limiter à la révolte et aux émotions suscitées par la tragédie humaine des pêcheurs japonais irradiés, il inscrit sa représentation dans une forme qui conjugue la tradition antique du chœur et la modernité, le lyrisme contenu et l’exigence éthique.

 

Jean Dasté, dans une lettre à l’auteur, salue « l’effort audacieux » de l’entreprise, sa capacité d’entreprendre « l’incarnation théâtrale d’un de nos grands mythes tragiques. » Il lui confie : « Quand nous parlons de théâtre populaire c’est pour nous d’abord une inquiétude : la stagnation d’un art limité à sa propre culture […] Privé du plus grand nombre ce théâtre perd cette force diffuse de la vie quotidienne où existent et là seulement, les vrais et grands problèmes. Je connais les difficultés d’un tel travail. C’est la sauvegarde du vrai théâtre que de le rendre au souci de son temps. »

 

L’Opéra Noir, par le subterfuge du déguisement et de l’échange des couleurs de peau dans la relation amoureuse brouille et ridiculise la haine raciale. La chanteuse noire Millie, travestie en blanche et Prez, son amant juif déguisé en noir, le temps d’un jeu de rôles émancipateur, seront les victimes désignées de la haine raciale dans l’Amérique d’avant les lois Kennedy, celle de Paul Robeson et de Martin Luther King face à la ségrégation institutionnelle et aux crimes du Ku Klux Klan… L’opéra est le genre qui fascine Cousin, semble le mieux répondre à son tempérament.

 

Le Cycle du Crabe aborde par le dialogue, le récitatif et la danse le problème de la malnutrition dans le Nordeste brésilien.  La descente sur Récife des paysans du Sertão fuyant la sécheresse devient une marche vers la mort dans une illusion de survie. Les crabes des marécages qui dévorent les cadavres sont leur unique nourriture et leur sépulture !

 

L’amour est omniprésent dans le théâtre de Cousin. Il donne sens à tous les combats contre l’avilissement et l’injustice. L’amour induit le chant dans le souffle même des personnages, l’élan vital vers un avenir autre, appelle le bonheur comme une idée toujours neuve, un ferment de vie. Le poète dramaturge a multiplié les thèmes, leitmotive au sens musical, et les registres de langue mais avec le souci constant d'un lyrisme dépouillé de toute afféterie, de tout maniérisme, avec la  simple "attention amoureuse qu'il porte à la vie," dit encore Robert Abirached9.

 

Conseiller-Sport pour l'art dramatique, Gabriel Cousin a contribué à former nombre d’acteurs contemporains par sa pédagogie interactive : « maïeutique émotionnelle ». Georges Lavaudant, Philippe Morier-Genoud, André Dussolier, Ariel Garcia-Valdes, Yvon Chaix, etc. ont été ses stagiaires à Tournon dans les années 70. Chacun devait trouver sa « carte d’identité intérieure » par la mise en « état de réception ». Dans les pages qui suivent, l’hommage de Philippe Morier-Genoud prononcé lors de la cérémonie des adieux rend compte du rôle d’éveilleur joué par Gabriel Cousin à la conscience intime du corps-langage, à l’accomplissement de soi.

 

Poète de la conquête de soi (l'athlète), de la conquête du savoir (l'autodidacte), poète de l'universel (militant de la justice et de la paix), Gabriel Cousin est classé par Robert Sabatier dans sa monumentale Histoire de la poésie française parmi ceux qui incarnent "LES SOURCES FRAÎCHES" (avec René-Guy Cadou, Jean Rousselot, Maurice Fombeure, Luc Bérimont, etc.)

 

Poète du souffle primordial, il affirme : "Je respire le mystère de l'écriture..."10

 

De l’écriture à la scène : l’esprit debout, l’espérance active, la vigilance vrillée au corps.

 

 

Michel Ménaché

 

 

 

 

 

  1  Dérober le feu, préface de Michel Baglin, éd. Dé Bleu 1998

 2  Jean-Jacques Pauvert a retenu Comme une équipière motocycliste dans son Anthologie du Coït.

 3  Texte repris et modifié pour l’anthologie fin de siècle publiée par Jean-Louis Jacquier-Roux et Michel Ménaché : Entrée de Secours, éd. La Fontaine de Siloé, 1991.

 4  ARPO 12 n° 3, 1977

 5    id.

 6   Au milieu du Fleuve, 2ème  édition, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1973

 7   Revue Coup de Soleil, n° 39/40, spécial Gabriel Cousin, 1977

 8    id.

 9    id.

 10  Variations pour des musiques de chambres, éd. Laurence Olivier Four, 1982

 

(article publié dans EUROPE n° 995 mars 2012 )

 

Michel Ménaché a lu Dix-huit petites chansons de la patrie amère* de Yannis Ritsos, éditions Bruno Doucey, 11 euros

Sous le titre Yannis Ritsos, poète-contrebandier, Bruno Doucey salue et éclaire la poésie de combat de l’auteur dans son pays opprimé, persécuté par les dictatures à répétition. Il la situe aussi en regard du contexte international des bouleversements tragiques des années 70 : « partout dans le monde, ou presque, les poètes sont au corps à corps avec l’Histoire. »

Mikis Theodorakis, en exil à Paris, après le nouveau coup d’Etat militaire du 25 novembre 1973, souhaite mettre en musique des poèmes de son ami Ritsos détenu à Léros. Le choix du poète alerté clandestinement se porte vers les Dix-huit petites chansons de la patrie amère. Ce sont des distiques de 15 syllabes qui composent ces 18 strophes de 4 vers. 16 d’entre elles étaient déjà écrites depuis le 16 septembre 1968, jour de leur composition par le poète en résidence surveillée à Léros. Reprises et remaniées en 1973, elles se lisent comme un unique poème de résistance, - s’inspirant de la tradition populaire (dite démotique). Le poète destine l’œuvre à être chantée sur la musique de Theodorakis à qui elle est dédiée.

La tradition démotique remonte aux chants et poèmes « de contrebande » des klephtes des montagnes grecques qui s’opposaient à la domination turque. Faire renaître la fierté d’un peuple contre ses tyrans en uniforme en se référant aux héros du passé a souvent inspiré les poètes de différents pays en lutte… Bruno Doucey y fait écho en établissant un parallèle brutal entre deux dates significatives :

 «1973, les tanks – 2013, les banques. »

Il nous rappelle aussi que « les corrélations qui unissent le serpent de mer du fascisme aux crises économiques » sont évidentes… Et il conclut : « La poésie de Yannis Ritsos vous invite à prendre le maquis de la pensée. »

Le rapport entre passé et présent s’inscrit dans la transparence du poème :

 « Vont les klephtes boire en secret et le gosier  se gonfle

 tel le moineau, et ils glorifient la pauvre mère Grèce.

La chaleur et la force du legs de Ritsos vibrent encore dans ses mots, invitent à prendre le maquis de la pensée » :

« Ne pleure pas sur la Grèce,  quand elle est près de fléchir

Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,

 

La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne

Pour terrasser la bête avec la lance du soleil. »

 

* Une première version bilingue des Dix-huit petites chansons de la patrie amère a été publiée en 1992 par Fédérop éditions                                                                      

(article paru dans la revue Europe n° 1007 mars 2013)

 

 

05/06/2013

Michel Ménaché à propos d'Alejandra Pizarnik, L’enfer musical & Cahier jaune, traduits par Jacques Ancet, éd. Ypsilon

Alejandra Pizarnik, comète tragique de la poésie argentine, issue d’une famille juive d’origine russe, s’est suicidée en 1972 à Buenos Aires. Elle avait 36 ans. Les éditions Ypsilon entreprennent aujourd’hui d’éditer son œuvre en 15 volumes et commencent par le dernier recueil publié de son vivant, L’enfer musical, et un inédit, Cahier Jaune*.

L’enfer musical est un chant de détresse et d’expérimentation du pouvoir de la langue sur la vie. L’auteure tente de résister à son propre démembrement psychique, tantôt par la perte de soi, tantôt par la réunification de soi, dans le langage : « Je vais me cacher dans le langage / et pourquoi / cette peur. » Son angoisse existentielle perce dans chaque poème, explose en voix plurielles : « Je ne peux parler avec ma voix mais avec mes voix. » Cette étrangeté non identifiable du moi éparpillé se traduit en métaphores de l’invisibilité, ou de l’exil : « mon inconnue que je suis, mon émigrante de moi. » Eclatement à l’infini : « la quantité de fragments me déchire. » L’enfer musical est d’abord l’expression du naufrage de l’être dans le mystère de sa propre parole. Alejandra Pizarnik se représente singulièrement, mais avec quelle pertinence, en pianiste impuissante à atteindre le cœur même de sa musique intérieure, l’orée de son intangible territoire : « Je voulais que mes doigts de poupée pénètrent dans les touches […] Je voulais entrer dans le clavier pour entrer à l’intérieur de la musique, pour avoir une patrie. » Quant au legs d’une ascendance lointaine, persécutée, il renvoie consciemment ou non aux obsessions de l’enfance, « héritière de tout jardin interdit… » Ici, pas de vert paradis mais « la subite débandade des fillettes que je fus. » La fracture d’avec le monde s’inscrit dans la syntaxe et la prosodie : « la solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases. »  Dans les Unions possibles, une notation sur un exemplaire des Chants de Maldoror relève le mot terre, « triste comme lui-même, beau comme le suicide. » En écho, des métaphores morbides rehaussent l’autoportrait éclaté de tonalités mortifères : « La lumière du langage me couvre comme une musique, image mordue par les chiens de la peine, et l’hiver grimpe sur moi l’amoureuse plante du mur […] Je ne suis rien qu’un dedans. » Les images de noyade, d’asphyxie, s’enchaînent, « se dépouillent de leur suaire. » Avec parfois, une touche d’autodérision : « J’émets les sons magiques de la pleureuse. » Le poème soudain se fige en un questionnement sans réponse, sur le mode du dédoublement, toute quête de sens paraissant dérisoire : « Vie, ma vie, qu’as-tu fait de ma vie ? »

La dernière partie du recueil, Les possibles parmi les lilas, introduit une galerie de grotesques, un « théâtre pour fous » avec un « gnome édenté » courant derrière une naine nue. Images morbides qui renvoient à un sentiment d’absurdité absolue : « Je n’existe plus et je le sais ; ce que je ne sais pas c’est qui vit à ma place. » Sentiment d’échec aussi quant à la vanité de l’écriture : « Les mots auraient pu me sauver mais je suis bien trop vivante. »

Jacques Ancet, dans une postface éclairante, Les voix de la voix, insiste sur cette quête par le langage, « exploration obstinée » que décrypte sans fin « la sauvagerie d’une altérité plurielle. »  Litanie polyphonique de la difficulté d’être par « un chœur de voix obscures » résonnant au fond de cet enfer musical d’une humanité à vif…

 

Le Cahier jaune regroupe des textes en prose datant des dix dernières années d’Alejandra Pizarnik. Un défi qui dès le premier texte, Contre, tient du combat avec les mots : « Des mots dans ma gorge. Des cachets inabsorbables. » Ou encore : « Et tu luttes pour ouvrir ton expression, pour te libérer des murs. » Ecrit en Espagne consigne des impressions, l’évocation elliptique d’une relation amoureuse dévorante, avec des métaphores énigmatiques balançant d’Eros à Thanatos : « Quand il parle avec sa voix […] Battements d’ailes dans mon sexe […] (moi sur son corps comme un oiseau singulièrement blessé). Tout ce que nomme sa voix est raison de mon amour. (Eux ils étirent leurs ombres, plongent leurs griffes dans ma gorge.) Cette chose d’un unique crépuscule. Pour pouvoir regarder les nuages j’ai médité sur mon suicide. Pour pouvoir aimer les nuages, mon dernier été, mon dernier ennui. »

A partir des descriptions cliniques de visions entrevues, des métamorphoses se produisent, des changements de nature,  et l’évocation bascule dans le fantasme, voire le fantastique : « C’est pourquoi dans mes nuits il y a des voix dans mes os, et aussi – et c’est ce qui me fait me plaindre – des visions de mots écrits mais qui bougent, combattent, dansent, perdent leur sang, ensuite je les vois marcher avec leurs béquilles, en haillons, cour des Miracles, de a jusqu’à z, alphabet de misères, alphabet de cruautés… (il faut connaître ce lieu de métamorphoses pour comprendre pourquoi je me fais souffrir d’une manière aussi compliquée.)»  Avec plus de légèreté, d’humour aussi, dans Violaire, l’auteure évoque le souvenir sordide d’une agression sexuelle dont elle fut la proie lors d’une veillée funèbre : « D’une ancienne similitude mentale avec le petit chaperon rouge, viendrait, je ne sais, la fascination qu’involontairement j’éveille chez les vieilles à face de loup. » Certains textes tiennent du conte d’autres du poème en prose. L’homme au masque bleu s’inspire à la fois de Lewis Carroll et de Kafka.

Quelques extraits des journaux intimes en fin d’ouvrage soulignent la rage de l’expression d’Alejandra Pizarnik, obsédée par l’urgence de faire advenir « une forme impossible de prose qui [la] ronge. » Encouragée pourtant à la publication par Alberto Manguel à qui elle avait fait lire treize proses du Cahier jaune, elle n’en finit pas d’être assaillie par le doute, tourmentée par le sentiment d’inachèvement indépassable : « Parce que ce sont des poèmes, ils appartiennent à l’ineffable. »

Le Cahier jaune dit l’indicible, la tangible absence, l’effroi permanent de mourir d’écrire : « Je meurs dans des poèmes morts qui ne coulent pas comme moi, qui sont de pierre comme moi, qui roulent et ne roulent pas, un naufrage linguistique, une manière d’inscrire à feu et à sang ce qui s’en va librement et ne pourrait revenir… »

Quête d’un absolu singulier dans les sables mouvants de la mélancolie avide…

 * Paru dans la revue Europe, N°1008, avril 2013

                                                        

24/04/2013

Michel Ménaché à propos de Dort en lièvre de Marie Huot, Editions Le bruit des autres

Dormir les yeux ouverts et toujours guetter, tel est le sens de l’expression ancienne donnée en titre à son dernier recueil par Marie Huot : Dort en lièvre. Trois courts recueils sont rassemblés dans ce livre : Animal, Poisson et lilas, Corsage de guêpe.

 L’affût des sens, animalité et humanité au diapason de la précarité, le monde sensible est perçu et restitué à petites gorgées, à l’entaille du poème, dans sa chair, au contact de la terre, de l’air et de l’eau…

En exergue d’Animal, une citation de Beppe Fenoglio, au féminin ici revendiqué,  ouvre la voie, abolit la frontière symbolique et culturelle entre l’humain et l’animal : « Si je n’étais pas une femme – dit-elle –, je voudrais être une femme. Et puis encore une femme. Mais si ce n’était pas possible, je voudrais être un héron. » Etat de fusion de vif à vif, non de confusion. L’écriture est à la fois quête et révélateur de l’être, cérémonial intime des sens en éveil : « J’avance dans la nuit vacillante / J’appuie ma joue contre des maisons chaudes / Mes paupières s’abaissent sur des insectes / morts // Dans le bruit du gravier / Je cherche une parole humaine. » Mais l’accueil des sensn’est là ni béat ni passif. A la violence du monde fait écho la révolte du corps qui peut faire mal au dehors, brûler au-dedans : « Je dépèce ma colère animale à deux mains / Du museau aux talons // Je garde dans les poches de mes robes à fleurs / Les griffes et les dents / Intactes et blanches. »

Les instincts, les émotions, en éclats d’encre, égrènent le sens, tirent la langue par tous les bouts, exacerbent les papilles, entre onirisme et introspection métaphorique, jouent d’analogies insolites : « Au rebord des verres / Le vent glisse son doigt mouillé // Les oiseaux dans les joncs / Poussent aussi leurs cris / En cercles de cristal. » Découpage à vif dans l’écheveau des sensations. Jubilation et souffrance. Ambivalence, ricochets de signes dans le blanc sans fond de la page : « Je voudrais crier / Avec la fluidité du sable / Et que l’insecte de mon cri / Coule avec. » Ou encore, plus douloureusement explicite : « Je suis parfois / Cette fille au poignet taillé / Et le porte à ma bouche. »

Dans Poisson et lilas, l’exergue de Pierre Peuchmaurd est partie intégrante du recueil et  vaut tout commentaire : « Mes bêtes ne sont pas des allégories, des personnages de fable ; elles ne désignent qu’elles-mêmes, ne renvoient pas à l’homme qui est l’une d’elles, circulant parmi elles, pas particulièrement privilégiée. » Le poème dit l’équilibre précaire et le manque, les carences affectives inapaisées : « La fille qui porte le poisson et le lilas / Trébuche / Elle dit que ce n’est pas assez / Qu’elle voudrait aussi / Qu’on l’attache à l’histoire / Qu’on lui épelle chaque serrure en signe / d’amour. » La clé du mystère existentiel toujours échappe, tourne parfois comme un couteau dans la plaie quand l’être aimé n’entend pas, esquive l’attente : « Et déjà elle ramasse le bois mort / Le verre pilé / Et se coupe le visage / Elle est un Indien /  Sa peau lacérée / Rouge / Ses peintures de guerre sont plus belles / A l’instant de la rage où il ne la voit pas / Que dans tous les mouvements / De la lutte où il l’entraîne. » Posture de guerrière, jusqu’à l’autodestruction : « Elle cogne / Elle cogne à poings durs / Somnambule immobile / Dans ce mouvement de la mort / Qui passe / Le rauque dans sa gorge pousse en lierre / Recouvre sa rage taiseuse. »

Enfin Corsage de guêpe s’ouvre sur un vers de Jean-Baptiste Para : « Sa voix est une eau douce où les guêpes se noient. » L’angoissante et permanente question du rapport au monde et aux autres taraude, retourne la mémoire, arrache les masques et les paravents ouverts à demi du paraître : « Il faudrait parler / De cette lisière-là / Entre nos visages et le monde / Des plis serrés qui s’y lisent / Où un silence bleu s’insinue parfois / Tandis que l’on a une grande voile blanche / Dans la tête. »

Ce livre des questions et des affûts s’achève sur une interrogation existentielle, la nécessité de dire, raison ou déraison du poème : « Se pourrait-il / Que le visage d’une femme / Cent fois recomposé / Jamais ne parle // Pas même la nuit / Pas même à l’équateur de la nuit / Dans un souffle blanc / Comme d’insecte ? »

Cris et chuchotements à la source, lyrisme elliptique à la saignée sensible du poème.

 ( article paru dans la revue EUROPE )

 

 

 

03/03/2013

Michel Ménaché à propos de Bienvenue à l'Athanée de Daniel Biga

ménaché,daniel biga,athanée,poésieAvec son dernier recueil, Bienvenue à l’Athanée publié par les éditions de l'Amourier, collection Poésie (13 euros), Daniel Biga n’a rien perdu de sa pugnacité langagière, mêlant désinvolture et provocation avec une jubilation roborative (sinon ostentatoire !). Deux plaquettes antérieures sont reprises en ouverture : Histoire de l’air et Sept anges. Bigarraies, big Arrures et autres jeux de langue se dévident, démystifient les codes sociaux et culturels, brocardent « la dérisoire grandeur du poète ». Au vitriol, Biga se parodie lui-même dans le Praeambulus, intègre à ses élucubrations et fulgurances des bribes décrochées des textes d’auteurs tutélaires : « le vieux scribe convie ses frères et sœurs humains au partage des souffles, gâteuseries, bouffitudes de son existence jusqu’au bout du fini, se -et leur- souhaitant affectueusement cette inéluctable, et pour ce qui le concerne proche, « bienvenue à l’Athanée... » Dans les turbulences familières d’un Verre Again (Jean-Pierre Verheggen), « entre zut et zen », Dany Bibigaga désarticule les mots et la syntaxe, dynamite joyeusement son propre vécu revisité sous le feu de cocktails de mots Molotov… Toutefois la gravité et l’émotion  percent sous le sarcasme, l’angoisse existentielle surgit au détour du calembour. L’auteur est « entré en écriture comme on entre en religion […] Quand la page et moi nous unissons - là est l’utopie et là est l’espoir - notre communion tend à l’absolu…» Et il se livre ou se masque à travers d’illustres voix tragiques dans le brouillage des pièces détachées de son puzzle bibliographique, sans ménagement excessif pour les gloires du panthéon universel : « sur la Route durant Cent années de Solitude moi aussi suis allé au Bout de ma nuit sur la page moi aussi Né et Mort à Venise moi aussi enculé par Notre-Dame des Fleurs moi aussi j’ai hurlé avec le Grizzli sur la Montagne Magique Lourde Lente moi aussi Possédé moi aussi Âme morte […] moi aussi Au-dessous du Volcan lisant l’écriture écrivant la lecture page noire comme page blanche ont l’Eternel à révéler. »

 

Dans la relation amoureuse, la femme à visage multiple, évanescent, interchangeable, s’inscrit dans la précarité de l’union, avec cette difficulté permanente pour l’auteur à s’identifier comme à se situer par rapport à l’autre, à lui reconnaître son autonomie et éprouver ou partager son ressenti : « là haut nous avons regardé vers le monde et les siècles dessous nous / ensemble / (moi qui ne suis qu’un homme seul et séparé ho sceso milioni di scale dandoti il braccio ( Eugenio Montale))… » Ou encore, quand le mystère s’obscurcit, tel Verlaine en son rêve étrange et familier, la confusion des sentiments s’ajoute à la crise identitaire : « une jeune femme m’accompagnait souvent différente / je m’en apercevais à peine / (mais moi aussi je n’étais pas toujours le même : qui étais-je ? plutôt qui était-il ? qui était-elle…) »

 

Dans Sept Anges, entre dérision et lyrisme distancié, Biga évoque « la merveilleuse mécanique du monde » et s’interroge entre détresse et tendresse sur le mode métaphorique : « L’homme serait-il la chrysalide de l’Ange ? »

 

Surtout, dans Bienvenue à l’Athanée, la causticité s’exacerbe sur le mode carnavalesque, avec des fantaisies langagières plus ou moins heureuses mais qui le plus souvent touchent juste. Ainsi sont débusquées (et non embouchées) « les tromperies de la renommée », épinglés « vents et vanités des zespoirs et zescroqueries », mis à nu « les zuts-topistes », réduits en pièces les « bouledogmes zinzintégristes » ou encore expéditivement vitupérés les « zinzin-quisiteurs… » Le discours s’égrène, grenade dégoupillée, en tornade ou par rafales, au risque de déboussoler et d’étourdir le lecteur…

 

Cette troisième séquence du recueil s’achève sur la fuite du temps et l’énumération des figures naguère familières de notre culture fourre-tout, celles de la scène et de l’écran ou de toutes les mythologies intimes, éclectiques, de notre génération : « En cinquante ans j’ai vu mourir un Monde… »

 

Depuis Les Oiseaux Mohicans, Daniel Biga a publié une trentaine de recueils. Ses jeux de langue insolents et décomplexés, en langue d’aïl, en rital, en pingouin, et autres zidiomes, apportent un souffle ravageur, à la diable, et redonnent le goût du rire (rabelaisien ?) dans notre paysage poétique qu’encombrent trop souvent des Pléiades de Trissotins désincarnés…

 

 

                                                                                      

06/12/2012

Michel Ménaché à propos de Amin Khan - éditions MLD

D’Archipel Cobalt, Dominique Sorrente écrit à propos du poète en exil, Amin Khan,  qu’il « s’agit [pour celui-ci] d’instaurer un dialogue, sans cesse activé, entre le temps de la mélancolie et l’appel du désir, l’Algérie faite archipel et la couleur à l’origine de tous les bleus rêvés. » Il caractérise la tonalité visuelle et sonore du recueil d’une belle formule : « la voix porte des calligraphies qui se répondent. » L’amour sublimé et l’écho douloureux de l’absence, « désastre minéral au cœur », se tressent aux variations anaphoriques de fulgurances existentielles : « Parfois ce désir de durer / comme une île d’ardeur stérile / dans la chair nocturne de l’univers / réflexe du navigateur / manœuvré par l’amour du hasard // et puis soudain le désir de mourir / à tant de bonté / à tant de beauté / à la lumière des étoiles tranquilles » Le poète, en son for intérieur, évoque « les tisserandes aux mains rouges / de l’insomnie textile » ou encore, il confie au lecteur comment l’entraîne « l’insurrection du hasard » devant la page blanche quand « les cris et les râles de la mémoire » ressuscitent les fantômes « des batailles perdues. » Ainsi la parole poétique d’Amin Khan oscille de l’effroi à la sublimation, du sentiment d’abandon au « coup de feu amoureux / du corps sans armure. »

René Depestre, préfacier du dernier recueil, Arabian blues, présente l’auteur comme un « poète de la traversée des frontières. » Le poète haïtien évoque « l’énergie migratoire » d’Amin Khan, voire ce « sentiment de mondialité qui pousse son errance d’éternel poursuivant de la poussière et du sel. » Mais ce qu’il écrit de plus remarquable à son propos, en opposition aux critères identitaires réducteurs, voire ravageurs, constitue à la fois un éloge et une ouverture métaphorique dans le climat délétère de défiance et d’arrogance où essaient de nous entraîner les fanatismes nationalistes et religieux : « En état de poésie, l’islam de la tendresse et des lumières, pris par la main d’Amin Khan, part à la découverte d’un autre froid et d’un autre chaud de la grande aventure des humanités. »

Le pas suspendu de l’exilé conjugue lucidité et nostalgie, et c’est sur le ton de la mélancolie distanciée que cette poésie atteint notre sensibilité : « La poussière s’élève de mes pas // La rouille des barbelés / est l’orgue du vent barbare // ici se fait dans la tristesse / ce qui là se fait dans la joie // c’est d’ici que je pars. » Sur le mode de l’introspection elliptique, le poète esquisse la description de son combat intime, amorce un questionnement existentiel, s’interroge sur la force et le sens de son amour : « De qui es-tu / sombre prière // Qu’offres-tu / cœur amer // à l’heure obscure des humiliés / que dis-tu // A ton œil arabe / je cherche une vérité // Je trace une absence / à ta peau tatouée // à ton sang / je m’efforce de venir // à bout / de l’enfer maquillé. » Avec une autodérision piquante, il se démasque, Pygmalion, mendiant ou amant  éphémère « couché dans l’éclipse », dénude son aspiration dérisoire, paradoxale, à la maîtrise de son destin : « Comment te construire / avec du sable et de l’ombre // et puis // comment te détruire / toi de sable et d’ombre. »

Le poète ne prétend pas conjurer l’oubli, il sait que si les écrits restent, il n’est pas toujours un lecteur pour tourner les pages, secouer la poussière des ans et des encres : « J’écris sur une page de fumée / des traces de psaumes // sur la peau du temps / d’insensés tatouages // je suis mon cœur / sans espoir de retour // entre la route plane / et l’horizon calciné // il y a peu d’espace / pour le sens et la joie / j’écris le chant / de la horde dispersée. »

Le spleen arabe d’Amin Khan fait écho aux voix universelles du blues, car ici comme ailleurs, loin des rives du Missipi, « les barques rouillent / des chansons dispersées dans la nuit.»

 * Amin Khan : Archipel Cobalt, Préface, Dominique Sorrente&  Arabian blues, Préface, René Depestre Editions MLD  15 et  16 €

** cette note de MicheL Ménaché est parue dans la revue Europe

                                                                                             

12/10/2012

Michel Ménaché à propos de René Depestre (article paru dans la revue Lieux d’être en 2010 - n° 49 )

 

René Depestre, exilé planétaire

 

De Jacmel à Lézignan-Corbières, il y a la traversée du monde.

 En 80 ans !

 Le poète a pris sève partout où il posait pied : « Dans chaque pas en terre étrangère, / de nouvelles racines prolongent / le chemin qui vient du pays natal […] au feuillage musicien des nuits je lave / mon époque à l’eau de la tendresse du soir. » (Le métier à métisser) 1 A l’instar d’Edouard Glissant, dans son Traité du Tout-Monde, René Depestre juge le monde trop petit pour se borner à un espace délimité par d’obsolètes et lamentables frontières…

 J’ai rendu visite à René Depestre en août 1998 à la Villa Hadriana, dans la petite ville de l’Aude où il s’est retiré grâce au prix Renaudot (1988). Thierry Renard m’avait proposé de concevoir un livre d’entretiens avec le poète haïtien établi en terre occitane. Les éditions Paroles d’Aube ont sombré avant que le projet ne se concrétise. Mais la rencontre, sur le mode parlé du réalisme merveilleux, fut un enchantement. J’en ai retenu quelques souvenirs piquants évoqués sous l’ombre majestueuse des grands palmiers. Notés pour partager le plaisir.  Faire entendre  l’hommage avec la voix libre et l’esprit ludique du poète.

Né sous le signe de l’arbre à pain, René Depestre dédia un poème à Nazim Hikmet alors enfermé dans une prison turque pour de longues années. Ce poème atteignit la cellule du poète captif dans un pain grâce à la complicité d’un lecteur audacieux et de clandestins intermédiaires. Plus tard, René Depestre rencontra Nazim Hikmet enfin libre. Le poète turc s’exclama : « René Depestre, mais c’est le poète dont le texte m’a été transmis dans un pain… »

La présence de Pierre Mabille, dès 1941, puis celle d’André Breton à Port-au-Prince, pendant la deuxième guerre mondiale, ont catalysé l’élan, fertilisé le terreau premier d’un imaginaire prêt à l’envol. Mais Depestre suivit aussi les cours d’anthropologie de Mabille à l’Université de Port-au-Prince. Breton et Mabille furent expulsés en 1946 en raison de leur influence sur la jeune génération des intellectuels réfractaires. Sous l’influence de Jacques Roumain, auteur de Gouverneurs de la rosée, mort prématurément en 1944, René Depestre et Jacques Stephen Alexis publièrent clandestinement début 45 une traduction en créole du Manifeste du Parti communiste. Il devint grand temps de prendre le large pour échapper aux sbires du dictateur de l’époque : Lescot. Paris s’ouvre alors au poète dans l’effervescence artistique et littéraire de l’après guerre… Il est étudiant en Lettres à la Sorbonne et se forme aussi en Sciences politiques.

A la suite d’un différend avec la direction du PCF, à propos d’un article publié par Maurice Nadeau dans Les Lettres Nouvelles, Aragon prend la défense de René Depestre et l’associe comme secrétaire jusqu’à son expulsion de France « pour activités subversives ». Après un séjour à Prague, il devient alors le secrétaire de Pablo Neruda au Chili, puis effectue un bref séjour en Argentine. La révolution cubaine le conduit à La Havane dès mars 1959. Il y séjournera longuement et sera l’ami de Nicolas Guillen, malgré la réputation sulfureuse du poète officiel, « faire-valoir » de Fidel Castro. Depestre participe aussi à un séminaire de jeunes cinéastes cubains aux côtés de Joris Ivens, le Hollandais volant. Grâce à cet universel documentariste au rayonnement considérable, il sera reçu à Pékin en 1965 par Chou En Laï et Mao. Mais de tous les dirigeants communistes qu’il a côtoyés, le seul qu’il ait apprécié sans réserve fut Ho Chi Minh qui, poète lui-même, lui donna à lire ses propres textes…

René Depestre raconte son passé de bourlingueur révolutionnaire revenu de ses espérances, d’amant universel d’inoubliables « femmes-jardins », avec la verve d’un Blaise Cendrars des antipodes, ouvert aux cultures du monde entier. Au cours d’une pause, il me conduit devant le pupitre sur lequel, debout comme Victor Hugo, il compose ses poèmes. Derrière son dos, les poètes rassemblés sur les étagères veillent. Au-dessus, rendus inaccessibles, les ouvrages révolutionnaires, témoins fatigués des illusions perdues, se couvrent lentement de poussière…

Mais revenons d’urgence à l’œuvre de René Depestre, poète planétaire. Le jeune homme en colère, avant de s’éloigner de Port-au-Prince, voyait à son arc « trois flèches capables de filer vers le même horizon, propulsées par un triple credo contestataire : la négritude debout, le brûlot surréaliste, l’idée de révolution. » (Poésie et Révolution) 2 A Paris, Claude Roy, en 1955, sera un des premiers, après Césaire, à lui dessiller les yeux, désignant Staline comme « le plus grand des Papa-Doc ! » Quant au surréalisme, il restera pour Depestre, presque invariablement « le paratonnerre du marxisme. » Chantre de la négritude, sans l’instrumentalisation idéologique dont elle est parfois l’objet, le poète continue le combat, pour ses frères humiliés : « Dans le gisement musculaire de l’homme noir / Voilà de nombreux siècles que dure l’extraction / Des merveilles de cette race […] Nul n’osera plus couler des canons et des pièces d’or / Dans le noir métal de ta colère en crue. » (Minerai noir) 3 Quelques années plus tard, dans Au matin de la négritude, Depestre salue encore le guide fraternel, Aimé Césaire : « Du dernier volcan est arrivé Césaire : / à chaque poème il renaît de ses cendres / pour redonner des ailes au rêve caraïbe. » 1  Quant aux utopies de sa jeunesse, le trait est définitivement tiré. Dans un Adieu à la révolution 2, le poète insurgé retombe brutalement sur terre : « mes rêves en morceaux tiennent dans un mouchoir. » Mais ce n’est pas un renoncement à la lutte. La forme évolue vers plus de retenue et de nouvelles flèches sortent du carquois poétique : « je suis un grand jeteur d’huile sur le feu… » Ou encore, contre les juges iniques de l’Alabama, complaisants avec la violence raciste des tueurs du Ku Klux Klan : « je suis un nègre-tempête. » (Prélude) 1 L’auteur tourne le dos au manichéisme, cible les valeurs fondamentales de l’éthique et de la dignité humaine, préconise un civisme international : « debout à mon pupitre, […] j’ajoute des siècles de détresse / à mon pauvre temps de poète, / je m’enroule en escargot ébloui / dans les noces du platane / qui renaît à ma vitre du matin. […] Il y a, seigneur du maïs et du blé, / un matin sans précédent à lever / dans l’aventure à pleines voiles / des droits encore enfants de l’homme. » (Ma femme réclame un poème épique, pour Amnesty international) 2

On n’aurait qu’effleuré l’œuvre de René Depestre si l’on omettait d’évoquer son érotisme solaire, salué par Milan Kundera 4.  Dans Le merveilleux des années 80 2, le poète célèbre le corps féminin disséminé dans le « Tout-monde », puisque a fortiori, les frontières en amour sont totalement obsolètes : «Les femmes demeurent plus chouettes que jamais, / leur soleil n’a pas de secret pour mes soirées, / c’est un hymne perpétuel à la beauté : grâce / au halo des femmes, New York et Moscou, / Prague et Paris, Port-Louis et Jacmel / ont encore des vertiges à partager / avec la joie animale de nos poèmes ! » René Depestre s’en est expliqué lui-même dans un chapitre de son recueil d’essais, Le Métier à métisser 5 : Vive l’érotisme solaire ! L’ouverture vaut d’être citée : « Le côté païen et solaire de mon tempérament d’Homme de la Caraïbe situe d’emblée ma vision de l’amour à l’inverse de l’expérience douloureuse qui a marqué l’aventure de l’Eros occidental. Ce dolorisme existentiel est sans doute à l’origine des sentiments de honte, de tristesse et de culpabilité que la pornographie contribue à entretenir autour de la vie sexuelle aux dépens de la bonne et belle célébration de l’acte d’amour. » On ne saurait mieux dire…

D’Eros à Thanatos, l’imaginaire est toujours en mouvement. Les ans, cruellement, inversent la fréquence : « C’est la tombée du jour sur mon balcon / ma propre mort est en face de moi / nous voici qui bavardons à voix basse / comme deux oiseaux / sur la même branche verte de l’infini […] Nul n’est encore un homme / tant qu’il n’a pas vu / une fois au crépuscule / sa propre mort à ses côtés / pleurer de joie / face à la beauté du monde. » (Sur la mort) 1

Méditation sur l’aventure mondiale dont il fut à la fois un des acteurs et le témoin en état de veille, en état de poésie, René Depestre nous offre une Ode au XXème siècle 1 dans laquelle son expérience intime fait écho aux turbulences et aux crimes monstrueux accumulés : « Le monde se tait avec mes silences. […] O mon vingtième siècle, mon assassin, / tu peux étancher ta soif de sang frais dans mes veines, / tu peux assouvir ta haine sur mon corps / Mais tiens envers les hommes tes promesses de bonheur, / Jette de nouvelles semences dans les sillons des droits de l’homme, / Attache le soleil au moulin de leurs rêves / Attache ma vie à la roue des ténèbres… »

Le réalisme merveilleux et le matérialisme lyrique tressent en vers et en prose des images d’une profonde humanité dans cette poésie des bouts du monde réunis en un chant profond de l’être. Langage du corps à vif au contact des éléments: « La poésie, c’est / le pouvoir de vivre / et de voler jusqu’à la Grande Ourse / dans l’éclat d’un brin d’herbe. » 6

Longue vie, René Depestre7


1       Journal d’un animal marin (Gallimard, 1990)

 2       Anthologie personnelle, Préface (Poésie Actes Sud, 1993, Prix Apollinaire 1993)

 3       Minerai noir (Présence africaine, 1956)

 4       Beau comme une rencontre multiple, par Milan Kundera, revue L’Infini, n° 34, 1991

 5       Le métier à métisser (Editions Stock, 1998) Dans le même ouvrage, on peut lire une lettre que René Depestre m’adressa suite à un article que je lui avais communiqué après son passage à l’Espace littéraire d’Annecy. Cette lettre y est reprise sous le titre : De la créolité à l’identité-banian.

 6       En état de poésie (EFR, collection Petite sirène, 1980)

 7       Rage de vivre, œuvres poétiques complètes, Editions SEGHERS 2006

René Depestre a obtenu la même année le Prix Guillevic pour l’ensemble de son œuvre poétique.

 

 

 

 

 


 

06/05/2012

Lecture de Michel Ménaché - André Benedetto : Urgent crier suivi de Les poubelles du vent, Avec un portrait de l’auteur par Ernest Pignon-Ernest, éditions Le Temps des cerises

 De la colère en rafales, des mots en tornades revivent dans les écrits de jeunesse du poète et dramaturge André Benedetto récemment disparu. Jamais réédités Urgent crier et Les Poubelles du vent (Pierre-Jean Oswald, éditeur, 1966 et 1971), sont repris en un seul et fort volume par le Temps des cerises et préfacés par Bernard Lubat qui brosse un portrait fraternel de l’auteur en « géant d’humanité. »*

Témoin et acteur de son temps, à la ville comme à la scène, André Benedetto dans Urgent crier  s’insurge contre les crimes et les injustices, il vomit la poésie ornementale, c’est bien « une arme chargée de futur » qu’il manie, comme en écho à la formule de Celaya. « De la vieillerie poétique / Mise en charpie, » c’est de la soudure autogène, du béton et des prisons, « des plages brûlées par le mazout / Où les enfants vont boire, » des Noirs humiliés et maltraités, de la guerre du Vietnam,  qu’il alimente sa rage, irrigue le poème.

Mais la violence du verbe n’exclut ni l’émotion ni la réflexion et des visions existentielles surgissent dans le tumulte langagier, esquissent une philosophie hallucinatoire : « La distance entre un homme et un autre homme / Il faut toute une vie pour la parcourir / Quand l’un arrive / l’autre est mort / Et l’un se meurt […] Nous vivons sur les cadavres / Et les autres vivront sur nous / Comme la fleur sur le fumier… » Mais les hommes ne sont pas égaux devant la mort même. La ballade de Bessie Smith évoque la chanteuse de blues morte en 1937 « entre un hôpital réservé aux Blancs / Et un hôpital interdit aux Noirs. » L’empathie se mêle à l’indignation : «  J’avais le cœur noir sous le soleil nègre. »

Le poète s’inscrit dans une fratrie universelle subjective de poètes révoltés ou réprouvés, celle des suicidés et des exclus de la société : « Ô Frère Franz dans Prague la Brumeuse / François Villon / suspendu au gibet / par la froide et rêche bretelle / de la justice des assis / Gérard pendu à la lanterne / Et Federico fusillé / Et Vladimir le suicidé […] Et combien de Mozart / Poètes en allés dans les wagons plombés / Et tous les autres… »

Le lyrisme de Benedetto ne compose pas de métaphores en guirlandes : « J’AI MAL AUX CANINES DU CŒUR, » éructe-t-il en lettres majuscules : « Je suis né dans la dent de sagesse du Christ / Dans la mâchoire de Karl Marx / La terre détraquée tourne / Pique du nez très loin en bas… » La verve satirique sait être grinçante dans un inventaire digne de Georges Pérec : «  A l’heure où les bonzes emploient Shell, et les Français Sheila / A l’heure où Johnson joue au con et Mao-Tsétoung au poète / A l’heure où De Gaulle / A l’heure où on ne sait plus sur quel pied danser et où en on profite pour se laver les mains / A l’heure où la torture est encore le plus sûr moyen pour faire parler […] Que vas-tu faire ? / Quoi choisir ? / VIVRE ! Certainement / vivre comme un haricot / PATATE ! »

C’est avec « des cris des gravats dans la gorge » que Benedetto compose Les poubelles du vent. La même révolte l’anime, la « Poésie-poignard » griffe la page dans un autoportrait protéiforme brutal et provocateur : « Je suis une gangrène / Je suis un italien un papou de niouzilande un aborigène aux épais cheveux aux cheveux crépus qui cherche des gerboises dans le désert un loup qui marche babines retroussées […] une hémorragie / un gitan. »

L’héritage dadaïste et surréaliste est souvent perceptible dans les images insolites, décapantes. Benedetto se réfère aux poètes et artistes qui ont secoué l’entre-deux guerres, se moque des idoles littéraires : « On se rampe vraiment dans la tête / Et certains dans la tête des autres […] En hommage à la madeleine proustienne / J’ai plongé mon cerveau dans le café au lait. »

Le sacré n’est pas épargné, au contraire : « Ecce homo […] C’est un morceau d’éternité vautrée qui a la / forme de la muse endormie / de Brancusi / un poignard dans le ventre / il dit maman dans un mauvais hébreu / En voulez-vous ? / Moi non plus il est mort. »

Le Festival d’Avignon de 1968 sous haute surveillance policière fait l’objet d’une évocation féroce aux connotations historiques dans l’excès au goût du jour : « j’ai vu la résurrection de nos ancêtres les gaulois entre les pages de Mein Kampf / j’ai vu l’ombre d’Artaud guidée par les extra-terrestres devenir le fürher / j’ai vu l’été tragique d’Avignon 68 / quadrillé par des plaquettes vapona […] je n’ai pas vu le peuple / je n’ai vu que des flics. » Plaisir enfin de noter ce slogan placé par Benedetto en exergue : « L’imagination n’a pas pris le pouvoir mais on est content quand même. »

En clôture de ce second recueil, les cris des mouettes et les taureaux noirs de Camargue prennent place, apportent une respiration après l’urgence de l’insurrection quotidienne, élèvent la vision sur la beauté du monde ternie par les ravageurs d’espérances : « et maintenant / s’enfoncer dans cet univers / tout seul / la mer au loin / dépasser le phare / entrer dans la mer / éparpillant les mouettes / là-bas l’horizon de / la mer. »

Après le désordre exacerbé de la fureur, la pause du regard vers l’infini ouvre-t-elle une aspiration à l’apaisement, une quête d’absolu ? Attention, le poète ne baisse pas la garde, la terre est « gorgée de sel vengeur » et « le soleil jette ses couteaux dans le sable. »

* André Benedetto : Urgent crier suivi de Les poubelles du vent, Avec un portrait de l’auteur par Ernest Pignon-Ernest, Le Temps des cerises, éditions, 16 €

* Paru dans la revue EUROPE n° 988-989, août-sept. 2011