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12/10/2012

Michel Ménaché à propos de René Depestre (article paru dans la revue Lieux d’être en 2010 - n° 49 )

 

René Depestre, exilé planétaire

 

De Jacmel à Lézignan-Corbières, il y a la traversée du monde.

 En 80 ans !

 Le poète a pris sève partout où il posait pied : « Dans chaque pas en terre étrangère, / de nouvelles racines prolongent / le chemin qui vient du pays natal […] au feuillage musicien des nuits je lave / mon époque à l’eau de la tendresse du soir. » (Le métier à métisser) 1 A l’instar d’Edouard Glissant, dans son Traité du Tout-Monde, René Depestre juge le monde trop petit pour se borner à un espace délimité par d’obsolètes et lamentables frontières…

 J’ai rendu visite à René Depestre en août 1998 à la Villa Hadriana, dans la petite ville de l’Aude où il s’est retiré grâce au prix Renaudot (1988). Thierry Renard m’avait proposé de concevoir un livre d’entretiens avec le poète haïtien établi en terre occitane. Les éditions Paroles d’Aube ont sombré avant que le projet ne se concrétise. Mais la rencontre, sur le mode parlé du réalisme merveilleux, fut un enchantement. J’en ai retenu quelques souvenirs piquants évoqués sous l’ombre majestueuse des grands palmiers. Notés pour partager le plaisir.  Faire entendre  l’hommage avec la voix libre et l’esprit ludique du poète.

Né sous le signe de l’arbre à pain, René Depestre dédia un poème à Nazim Hikmet alors enfermé dans une prison turque pour de longues années. Ce poème atteignit la cellule du poète captif dans un pain grâce à la complicité d’un lecteur audacieux et de clandestins intermédiaires. Plus tard, René Depestre rencontra Nazim Hikmet enfin libre. Le poète turc s’exclama : « René Depestre, mais c’est le poète dont le texte m’a été transmis dans un pain… »

La présence de Pierre Mabille, dès 1941, puis celle d’André Breton à Port-au-Prince, pendant la deuxième guerre mondiale, ont catalysé l’élan, fertilisé le terreau premier d’un imaginaire prêt à l’envol. Mais Depestre suivit aussi les cours d’anthropologie de Mabille à l’Université de Port-au-Prince. Breton et Mabille furent expulsés en 1946 en raison de leur influence sur la jeune génération des intellectuels réfractaires. Sous l’influence de Jacques Roumain, auteur de Gouverneurs de la rosée, mort prématurément en 1944, René Depestre et Jacques Stephen Alexis publièrent clandestinement début 45 une traduction en créole du Manifeste du Parti communiste. Il devint grand temps de prendre le large pour échapper aux sbires du dictateur de l’époque : Lescot. Paris s’ouvre alors au poète dans l’effervescence artistique et littéraire de l’après guerre… Il est étudiant en Lettres à la Sorbonne et se forme aussi en Sciences politiques.

A la suite d’un différend avec la direction du PCF, à propos d’un article publié par Maurice Nadeau dans Les Lettres Nouvelles, Aragon prend la défense de René Depestre et l’associe comme secrétaire jusqu’à son expulsion de France « pour activités subversives ». Après un séjour à Prague, il devient alors le secrétaire de Pablo Neruda au Chili, puis effectue un bref séjour en Argentine. La révolution cubaine le conduit à La Havane dès mars 1959. Il y séjournera longuement et sera l’ami de Nicolas Guillen, malgré la réputation sulfureuse du poète officiel, « faire-valoir » de Fidel Castro. Depestre participe aussi à un séminaire de jeunes cinéastes cubains aux côtés de Joris Ivens, le Hollandais volant. Grâce à cet universel documentariste au rayonnement considérable, il sera reçu à Pékin en 1965 par Chou En Laï et Mao. Mais de tous les dirigeants communistes qu’il a côtoyés, le seul qu’il ait apprécié sans réserve fut Ho Chi Minh qui, poète lui-même, lui donna à lire ses propres textes…

René Depestre raconte son passé de bourlingueur révolutionnaire revenu de ses espérances, d’amant universel d’inoubliables « femmes-jardins », avec la verve d’un Blaise Cendrars des antipodes, ouvert aux cultures du monde entier. Au cours d’une pause, il me conduit devant le pupitre sur lequel, debout comme Victor Hugo, il compose ses poèmes. Derrière son dos, les poètes rassemblés sur les étagères veillent. Au-dessus, rendus inaccessibles, les ouvrages révolutionnaires, témoins fatigués des illusions perdues, se couvrent lentement de poussière…

Mais revenons d’urgence à l’œuvre de René Depestre, poète planétaire. Le jeune homme en colère, avant de s’éloigner de Port-au-Prince, voyait à son arc « trois flèches capables de filer vers le même horizon, propulsées par un triple credo contestataire : la négritude debout, le brûlot surréaliste, l’idée de révolution. » (Poésie et Révolution) 2 A Paris, Claude Roy, en 1955, sera un des premiers, après Césaire, à lui dessiller les yeux, désignant Staline comme « le plus grand des Papa-Doc ! » Quant au surréalisme, il restera pour Depestre, presque invariablement « le paratonnerre du marxisme. » Chantre de la négritude, sans l’instrumentalisation idéologique dont elle est parfois l’objet, le poète continue le combat, pour ses frères humiliés : « Dans le gisement musculaire de l’homme noir / Voilà de nombreux siècles que dure l’extraction / Des merveilles de cette race […] Nul n’osera plus couler des canons et des pièces d’or / Dans le noir métal de ta colère en crue. » (Minerai noir) 3 Quelques années plus tard, dans Au matin de la négritude, Depestre salue encore le guide fraternel, Aimé Césaire : « Du dernier volcan est arrivé Césaire : / à chaque poème il renaît de ses cendres / pour redonner des ailes au rêve caraïbe. » 1  Quant aux utopies de sa jeunesse, le trait est définitivement tiré. Dans un Adieu à la révolution 2, le poète insurgé retombe brutalement sur terre : « mes rêves en morceaux tiennent dans un mouchoir. » Mais ce n’est pas un renoncement à la lutte. La forme évolue vers plus de retenue et de nouvelles flèches sortent du carquois poétique : « je suis un grand jeteur d’huile sur le feu… » Ou encore, contre les juges iniques de l’Alabama, complaisants avec la violence raciste des tueurs du Ku Klux Klan : « je suis un nègre-tempête. » (Prélude) 1 L’auteur tourne le dos au manichéisme, cible les valeurs fondamentales de l’éthique et de la dignité humaine, préconise un civisme international : « debout à mon pupitre, […] j’ajoute des siècles de détresse / à mon pauvre temps de poète, / je m’enroule en escargot ébloui / dans les noces du platane / qui renaît à ma vitre du matin. […] Il y a, seigneur du maïs et du blé, / un matin sans précédent à lever / dans l’aventure à pleines voiles / des droits encore enfants de l’homme. » (Ma femme réclame un poème épique, pour Amnesty international) 2

On n’aurait qu’effleuré l’œuvre de René Depestre si l’on omettait d’évoquer son érotisme solaire, salué par Milan Kundera 4.  Dans Le merveilleux des années 80 2, le poète célèbre le corps féminin disséminé dans le « Tout-monde », puisque a fortiori, les frontières en amour sont totalement obsolètes : «Les femmes demeurent plus chouettes que jamais, / leur soleil n’a pas de secret pour mes soirées, / c’est un hymne perpétuel à la beauté : grâce / au halo des femmes, New York et Moscou, / Prague et Paris, Port-Louis et Jacmel / ont encore des vertiges à partager / avec la joie animale de nos poèmes ! » René Depestre s’en est expliqué lui-même dans un chapitre de son recueil d’essais, Le Métier à métisser 5 : Vive l’érotisme solaire ! L’ouverture vaut d’être citée : « Le côté païen et solaire de mon tempérament d’Homme de la Caraïbe situe d’emblée ma vision de l’amour à l’inverse de l’expérience douloureuse qui a marqué l’aventure de l’Eros occidental. Ce dolorisme existentiel est sans doute à l’origine des sentiments de honte, de tristesse et de culpabilité que la pornographie contribue à entretenir autour de la vie sexuelle aux dépens de la bonne et belle célébration de l’acte d’amour. » On ne saurait mieux dire…

D’Eros à Thanatos, l’imaginaire est toujours en mouvement. Les ans, cruellement, inversent la fréquence : « C’est la tombée du jour sur mon balcon / ma propre mort est en face de moi / nous voici qui bavardons à voix basse / comme deux oiseaux / sur la même branche verte de l’infini […] Nul n’est encore un homme / tant qu’il n’a pas vu / une fois au crépuscule / sa propre mort à ses côtés / pleurer de joie / face à la beauté du monde. » (Sur la mort) 1

Méditation sur l’aventure mondiale dont il fut à la fois un des acteurs et le témoin en état de veille, en état de poésie, René Depestre nous offre une Ode au XXème siècle 1 dans laquelle son expérience intime fait écho aux turbulences et aux crimes monstrueux accumulés : « Le monde se tait avec mes silences. […] O mon vingtième siècle, mon assassin, / tu peux étancher ta soif de sang frais dans mes veines, / tu peux assouvir ta haine sur mon corps / Mais tiens envers les hommes tes promesses de bonheur, / Jette de nouvelles semences dans les sillons des droits de l’homme, / Attache le soleil au moulin de leurs rêves / Attache ma vie à la roue des ténèbres… »

Le réalisme merveilleux et le matérialisme lyrique tressent en vers et en prose des images d’une profonde humanité dans cette poésie des bouts du monde réunis en un chant profond de l’être. Langage du corps à vif au contact des éléments: « La poésie, c’est / le pouvoir de vivre / et de voler jusqu’à la Grande Ourse / dans l’éclat d’un brin d’herbe. » 6

Longue vie, René Depestre7


1       Journal d’un animal marin (Gallimard, 1990)

 2       Anthologie personnelle, Préface (Poésie Actes Sud, 1993, Prix Apollinaire 1993)

 3       Minerai noir (Présence africaine, 1956)

 4       Beau comme une rencontre multiple, par Milan Kundera, revue L’Infini, n° 34, 1991

 5       Le métier à métisser (Editions Stock, 1998) Dans le même ouvrage, on peut lire une lettre que René Depestre m’adressa suite à un article que je lui avais communiqué après son passage à l’Espace littéraire d’Annecy. Cette lettre y est reprise sous le titre : De la créolité à l’identité-banian.

 6       En état de poésie (EFR, collection Petite sirène, 1980)

 7       Rage de vivre, œuvres poétiques complètes, Editions SEGHERS 2006

René Depestre a obtenu la même année le Prix Guillevic pour l’ensemble de son œuvre poétique.