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31/01/2007

LU 10 - Clarté sans repos d'Antonio Gamoneda

Prix Cervantès 2006, prix littéraire le plus important d’Espagne, Antonio Gamoneda est le poète de la mémoire, toujours attentif à creuser l’opacité de la langue, à y chercher un rythme qui puisse engendrer le temps où le poème va pouvoir se déployer. C’est le poète de cette « musica callada », de cette musique tue où se joue la vérité du toreo selon José Bergamin. Un chant sous les mots. Quelque chose qui ne s’entend pas et qui pourtant nous parvient comme un silence. Quelque chose comme le ton du corps quand il arrive dans le langage, lueur humide qui s’y assèche non sans ouvrir quelques puits infimes de lumière dans la masse des mots. Et ce qui remonte du corps ce sont « las perdidas », les choses perdues, disparues et qui prennent feu au contact des mots, de l’air qui balaie l’espace du poème.Ce sont ces flammes que l’on lit dans cette Clarté sans repos, aboutissement d’une « expérience à la fois poétique et existentielle, selon Jacques Ancet. Pour un homme qui « a vu » - et l’expression est récurrente ici, foyer d’où s’élèvent les flammes, d’où crépitent les escarbilles – les années de plomb qui suivirent la victoire des forces franquistes, entendu les « vive la mort ; vécu les années inquiètes et désespérées de l’engagement contre la répression de Franco la muerte et voit aujourd’hui le vieillir lever lentement depuis le fond du corps, la mémoire est mortelle tant on risque toujours de « (s’exténuer) inutilement / dans les souvenirs et les ombres. »Si le récit est le lieu par excellence de la mémoire, si raconter, c’est toujours vouloir d’une certaine manière conserver, maintenir intact, si on y bâtit des palais chimériques, en revanche les poèmes d’Antonio Gamoneda dont des narrations qui s’ouvrent sur les ruines d’un impossible récit. Ruines d’une existence rompue dont il ne reste que des bribes, des braises sous les cendres. Et qui perdurent. Les poèmes sont des fictions de l’oubli. Ils se déploient autour d’un trou, d’un centre qui manque. D’un oubli. C’est en lui qu’entre Antonio Gamoneda, lui qu’il s’efforce de dire en ces blocs rythmiques dont il n’importe plus de savoir si ce sont des vers, des versets ou des proses. Des présences que la nuit qui tombe fait rougeoyer, et c’est l’absence de ce qui est absent qui lève et se montre. Cette clarté sans repos est celle qui préside aux errances dans le labyrinthe, aux longs des lignes brisées de son tracé, de ses pièces et galeries. Là dérive la mémoire, détachée de tout ancrage, de toute mémoire ordonnée, là « brûlent les pertes » - Mots qui littéralement traduisent le titre espagnol initial Arden las perdidas -  et le sujet qui s’y aventure se perd dans les fils de la mémoire devenue épervier d’oubli. Non d’un oubli pur et simple mais d’un oubli en acte, pensée qui se sait désarticulée, qui comprend qu’elle erre dans un labyrinthe, impuissante à rétablir les liens entre les pièces qui s’ouvrent, à raccorder les corridors entre eux. Dans les pages de cette clarté sans repos, Antonio Gamoneda a su faire parler l’oubli sans avoir prise sur le secret. Perdu désormais.
 
( ntonio Gamoneda, Clarté sans repos, (traduit de l’espagnol par Jacques Ancet), Arfuyen, 18 euros )

Lu 9 - Les silences du passeur de Jean-Max Tixier

Après la métaphore du chasseur – Voir son précédent livre paru aux éditions du Cherche-Midi, Chasseur de mémoire en 2001 – que travaillaient déjà l’âge, le silence et le vide, celle du passeur s’est imposée à Jean-Max Tixier pour rendre compte de la position du poète pris entre écrire et vivre, aujourd’hui que « l’ombre attend sur le quai ».Aujourd’hui, l’autre rive se dessine. Approche dans les clapots. Les vents sont tombés, la clarté en est resté comme voilée. Tout a vieilli n jusqu’aux silences. C’est pourtant sur eux que va s’appuyer le passeur pour poursuivre tant sa passion est de passer, debout sur sa barque, les yeux jetés à l’avant comme pour le tirer jusqu’à lui.Que reste-t-il au final quand « la musique n’est plus / ce qui s’ajuste au cœur », quand «  à l’abrupt du vertige. Plus rien ne (nous) retient des images antérieures. Les sites traversés ont glissé dans l’oubli. Le visage des femmes aimées. Et leur sourire de brume. » ? Rien d’autre qu’à entrer dans l’oubli et risquer à partir de lui, du labyrinthe qu’il dessine quelques mots, choisis, posés et ajustés par cet artisan du verbe qu’est Jean-Max Tixier qui connaît leurs potentialités comme leur fonction poétique. Pris dans leur matérialité sonore et visuelle que ce soit dans des poèmes en prose ou en vers libres longs comme courts – on rencontre ces trois formes dans ce livre – ils s’ouvrent sur des strates – vers le bas – et des étages – vers le haut – de sens.Dire l’oubli, c’est faire venir sur le devant de la scène du poème, où les mots disent les absences, entre les mots l’absence elle-même. C’est dans cet acte que « le vide affronte le silence », en lui que « le courant emporte les images / à quoi s’accorde le regard », là vit le désir « qui survit au désir ».
C’est à partir de lui que jean-Max Tixier peut affirmer « parler pour n’être pas vaincu ». Car c’est ici que tout se passe. Ici qu’est l’autre rive. Ici et dans l’amour de la « femme de fin dernière », entrer dans la sérénité du froid mais « dans le soleil » et « épouser l’immobilité ». Et cela n’est pas se résigner mais « changer d’avenir ».
« Mes mots donnent la chair / à ce qui n’en a pas » écrit Jean-Max Tixier. À quoi je rajouterais volontiers qu’ils ouvrent des yeux dans la langue que tant de choses aujourd’hui ferme, replie sur elle-même, emprisonne dans une absence de sens coupable. Jusque dans ses « silences », le « passeur » nous assure encore que le feu de poésie peut prendre dans la langue et l’on sait, aujourd’hui comme hier, combien sa lumière et sa chaleur nous sont nécessaires.
 
 ( Jean-Max Tixier, Les silences du passeur, Le Taillis Pré, 17 euros )

09/12/2006

Turbulence 7 - Jérôme Bonnetto, Vienne le ciel et le personnage de roman

Le 18 novembre 2006, à la Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale Louis Nucéra de Nice, Jérôme Bonnetto après une très belle lecture, retenue et juste, d’extraits de son livre Vienne le ciel publié dans la collection Thoth des éditions de l’Amourier, a énoncé une idée bien intéressante concernant la création littéraire recoupant celle d’inspiration, de plan de travail, etc…La question était celle de savoir si Vienne le ciel était un roman. Jérôme Bonnetto a accepté l’idée que s’il y avait une chose dont on pouvait être sûr, c’était que le personnage était essentiel au roman – Y compris après les divers décapages du Nouveau Roman encore que nous ne lui ayons pas posé cette question – Du coup, il nous a présenté sa manière à lui – difficile et de type chantier entre décombres, gravats et matériaux divers– de chercher et de faire naître un personnage .Deux possibilités, a dit Jérôme Bonnetto , soit on part d’une structure préétablie, une architecture de récit et des personnages déjà à peu près définis, à l’armature psychologique forte…- Et avec quelque talent, on écrit – soit – et c’est la voie de Jérôme Bonnetto – la langue est première. Ainsi pour Jérôme Bonnetto il lui faut errer dans la langue et par tâtonnements, essais d’écriture, mots, tours syntaxiques, rythme, remuer la langue jusqu’à trouver une langue, celle du personnage, celle qui mettra au monde le personnage.
Le personnage comme être de langue, c’est là une voie de poète. Le personnage qui en sort ne peut qu’en demeurer marqué. D’où l’importance pour lui des monologues intérieurs. Ada est d’abord un phénomène de langue. Du coup les autres personnages de Vienne le ciel, le photographe surtout, Alexandre même ont moins de présence.
Pour les poètes, le langage n’est pas un simple instrument de communication, il est ce qui toujours naît au point de friction de notre conscience et du monde. Là, des images, un rythme qui s’habille de mots, naissent.
Dirais-je qu’une fois trouvée la langue et donc le personnage, le danger que court un romancier tel que Jérôme Bonnetto, c’est de tomber amoureux de son personnage. Pourquoi danger ? Parce qu’il risque de s’enivrer de sa musique et oublier le drame du sein duquel est né le personnage, non ?
© Alain Freixe

25/11/2006

Yves Ughes/Alain Freixe - Soirée « Rappelez-vous… »

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C’était à Antibes le 20 octobre dernier. Arielle Rometti et Isabelle Viennois nous accueillaient dans leur transArtcafé pour une rencontre/lecture autour de cette plaquette que l’ami Yves Perrine a bien voulu accueillir dans sa revue Poésie en voyage aux éditions La Porte. De Sapho aux belles Lyonnaises, La Labé et la Desborde-valmore, des troubadours aux surréalistes en passant par quelques poètes espagnols, italiens ou allemands, ce sont quelques trente-six visages de la poésie , trente-six « indisparaissables » dit Raphaël Monticelli dans sa préface ! - qu’Yves Ughes et moi-même avons tenté, entre mémoire et langue, d’évoquer.Trente-six voix qui disent que tenir est possible. Que maintenir est l’urgence.

21/11/2006

André Frénaud, poète métaphysique?

(Texte remanié d'une conférence prononcée à La Maison de la poésie de Grasse le vendredi 17 novembre 2006 à l'invitation de l'association Podio qui travaille pour "la défense et 'illustration de la poésie à Grasse.

J'invite ceux qui souhaiteraient prendre connaissance des poèmes lus lors de cette intervention à se procurer les livres. L'oeuvre poétique d'André Frénaud se trouve maintenant disponible sous la forme de 5 volumes dans la collection Poésie/Gallimard)

                               

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« Oublions les choses, ne considérons que les rapports"

Braque 

 

 

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Et d’abord pourquoi André Frénaud ?

Peut-être à cause de ces mots de Bernard Noël rencontrés dans son article sur jacques Dupin paru dans Strates, volume collectif dirigé par notre ami Emmanuel Laugier : « Peut-être Jacques Dupin a-t-il des frères en Pierre-Jean Jouve et en André Frénaud, il n’a pas de semblable », mots qui font signe vers une voix, un  timbre singulier, une manière unique de remuer la langue et de la faire sonner de manière tantôt assourdie et tantôt agressive…

Peut-être à cause de cette solitude dans le paysage poétique des années 50/80 qui le voit persister alors que s’imposent fragments et dis-jonctions à écrire de longs poèmes qui sont  autant de vastes méditations, autant « d’affrontements de la nuit qu’il avait en lui », selon les mots d’Yves Bonnefoy.

Peut-être à cause de ces mots anciens de Montale qui en 1953 écrivait : « La poésie est appréhendée par lui comme un acte vital qui porte et résout en soi toutes les contradictions par le fait même de les vivre (…) c’est le seul monde où puisse évoluer u !n homme comme André Frénaud, poète de grande culture, mais qui ne croit pas à « la littérature », individualiste, sinon anarchiste, disons un esprit réfractaire qui ressent pour les hommes une « piété » infinie et qui ne pense pas qu’on puisse les racheter à coups de trique, comme on le fait des brebis égarées. »

Ou ceux de mon ami Gaston Puel qui dirigea en1981 un N° spécial de la revue Sud sur André Frénaud et qui écrivait dans sa préface que ce dernier « se (présentait) à nous comme l’un des poètes français les plus nécessaires à notre survie d’homme de 1981 »

Peut-être à cause des paradoxes que souligne Gaston Puel: -    homme qui commence par la fin. Ainsi le poème Epitaphe qui date de 1938 et ouvre son livre Les rois mages paru en 1944 chez Seghers

Lecture de Epitaphe, Les Rois mages, Poésie/Gallimard, p.15 (30 ‘’)

-    homme qui aime les hommes mais qui écrit un ‘je me suis inacceptable » !


-    athée qui ne cesse de revisiter la tradition chrétienne


-    révolutionnaire tôt revenu de ses rêves mais qui pas de son idéal de justice


-   amoureux de la nature qui déclare que « toujours les grandes villes (l’)ont troublé plus que la nature qui est trop claire et qu’elles seules donnent « le sentiment de ce que l’on n’atteint pas »

- amoureux de son « vieux pays » de Bourgogne mais qui avoue s’être épris définitivement de l’Italie et peut-être à un degré moindre de l’Espagne.

On pourrait continuer...


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15/10/2006

Lu 8 - La parole-lichen d'Antoine Emaz

( Antoine Emaz a publié en 2004 aux éditions Tarabuste avec des dessins de Djamel Meskache, Os.)

Là où le sol manque – ou un peuple, si l’on a lu Gilles Deleuze – la parole pour peu qu’elle sache se faire lichen n’est pas tout à fait démunie. Cette « parole lichen » est celle qui dans le poème d’Antoine Emaz tient toute sa poésie. En constitue la veille . Discrète et obstinée. Endurante. Quoiqu’il arrive. Elle se développe dans ce livre en 34 poèmes-lichens tous datés et disséminés sur de 5 mots-rocs : os, calme, ombre, peur et vieux.
Et qu’est-ce donc qu’une « parole lichen » ?

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19/09/2006

LU 7 : La méthode Stanislavski de Claire Legendre

La méthode Stanislavski, on tourne autour de ce titre de Claire Legendre publié chez Grasset, soit parce qu’on sait – ou croit savoir – ce qu’il en est de ce chemin supposé sûr puisqu’on s’intéresse par ailleurs au théâtre et que forcément on a rencontré Stanislavski, soit parce que plus simplement on a lu la quatrième de couverture !medium_Claire_VII_Vintimille_.JPG.jpg
Ainsi va la lecture, on tourne les pages sans cesser jamais de se demander comment le récit qu’entreprend Graziella Vaci, pensionnaire de la villa Médicis à Rome, fascinée par cet « emblème de notre génération perdue » qu’est à ses yeux S.A.R, tueur des trains, et qui débouche sur l’écriture d’un scénario de film vite transformé en pièce de théâtre dont un metteur en scène connu, Vlad, va vouloir assurer le devenir scénique ; oui, comment ce livre va finir par tendre vers son titre. Et faire flèche.
On le sait la méthode de Stalisnavski ne concerne pas le roman – Qui connaît Claire Legendre sait que de Making off ( éditions Hors Commerce, 1998, repris in J’ai lu) à Matricule (Grasset, 2003) en passant par le très médiatisé Viande (Grasset, 1999), il n’y a pas de méthode chez la jeune romancière, tout au plus, et j’emprunterai ces mots à Jean Echenoz que l’on croise – en clin d’œil admiratif ? – dans La méthode Stanislavski, « une appréhension, aux deux sens du terme, de ce qu’on veut raconter et de la façon dont on veut le raconter » - mais bien le théâtre et plus particulièrement la formation de l’acteur, titre traduit de l’américain et préfacé par Jean Vilar en 1958, et la construction du personnage.
On pourrait dire de ce livre de Claire Legendre qu’il est un roman policier. Et certes tous les ingrédients sont présents : un meurtre, un séduisant commissaire, un assassin, la villa Médicis et le monde de l’art contemporain pour décor …Et j’aime, dans ce livre, la montée lente vers le terrible, me plais à l’ironie douce de quelques descriptions – La villa Médicis que je ne connais pas comme le festival du livre de Nice que je pourrais connaître mais dont je me garde encore – à cet art de l’intrigue que Claire Legendre maîtrise : fausses pistes, impasses, rebondissements, mobiles souterrains, calculs, non-dits… toute cette réalité où l’on ne s’avance que masqué comme l’autre sur le grand théâtre du monde, des amours et des fêtes – nous sommes à Rome ne l’oublions pas, Rome et son décor, ses flèches baroques, ses trompe-l’œil, ses faux-semblants et ce parfum de secret qui flotte, ces passions tues. Mais ce serait en amoindrir l’enjeu et la portée puisqu’on ne pourrait le comparer qu’aux romans du même genre.
Alors ? Dire qu’il s’agit d’un livre sur le théâtre serait bien court et réducteur. Ce roman est le livre d’un autre texte dont nous ne connaîtrons que quelques passages, bribes d’un objet littéraire laissé en amont, non perdu sinon voué à passer dans les corps des acteurs Léa et Ali. Texte voué à devenir parole, à produire du jeu, à être porté sur la scène par l’entremise de Vlad, fervent partisan de la méthode de Stanislavski. Parodiant René Descartes, on pourrait dire « pour bien conduire » l’acteur « à chercher la vérité » du personnage à partir de sa propre vérité, si par ce terme on entend sa « mémoire affective » : matériaux disparates d’affects, sentiments, souvenirs…Livre d’une fascination moins pour les tueurs en série finalement que pour les metteurs en scène qui inventent le spectacle avec les acteurs, aidant à l’apparition de la parole et donnant à la présence de l’acteur tout son poids, courant le risque de la vérité.
Avec la méthode de Stanislaski, il n’est plus question de grimace ni d’artifice. L’expérience traverse la technique. La déborde. Un événement advient qui subvertit la représentation même. Là, le texte littéraire peur rencontrer sa corne – Vous vous souvenez de Michel Leiris, de sa « littérature considérée comme une tauromachie » ? « Faire un livre qui soit un acte » était son désir le plus vif – et devenir, sur le plateau, ce qu’il était mais en puissance seulement. Jouant, l’acteur énonce la parole, arrive à se mettre à l’endroit où la parole devient possible. Concrète. Réelle. Parole qui aura prise, fera trait – cette flèche et sa plaie – sur le spectateur. Traversé par la parole, il est parlé si loin qu’il en bégaye avant de se taire. Silence, terreau pour l’acte en fleur. Ici, un crime. Le Mal.
Que dire de l’écrivain, de la littérature sans cette « part maudite » du jeu, de l’alea, du danger ? Oui, que dire ? Et Claire Legendre en claire jeune fille s’esquive non sans nous adresser, se retournant, un énigmatique sourire.

© Alain Freixe

11/09/2006

Lu 6 : Viendra-t-il le ciel?

Il y a tant de choses que nous ne verrons pas ! Tant de nuits à l’intérieur du jour. À rôder en lisière, sur les bords déchiquetés des hommes quand ils aiment. La littérature s’affronte toujours à la même question : comment raconter l’irracontable ? Et toujours tentant cela, toujours ses pages nous font entrevoir sinon cette nuit du moins les premières vagues d’une d’entre elles.
Pris entre beauté convulsive des surréalistes et construction maîtrisée du Nouveau Roman, Vienne le ciel est un beau récit, publié aujourd'hui par les éditions de l'Amourier dans leur collection Thoth. Beau d’être aussi troublant. Qu’une « mère soit le cadavre d’une femme amoureuse », si cela ne peut se dire, cela peut s’écrire. Se composer. C’est tout l’art de Jérôme Bonnetto que de bâtir un récit comme une mosaïque où jouent des voix narratives multiples. L’effet de brouillage dure peu, très vite on repère les différentes tesselles , leurs couleurs et nuances. Jamais on ne perd le fil du chemin invisible, ligne de fracture interne qui parcourt l’épaisseur et l’obscurité de la vie d’Ada comme dans ces cristaux si transparents qu’on finit par y noyer ses yeux.
Allez, comme de juste, je vais m’exécuter et m’efforcer de répondre aux fameuses questions ; de quoi ça parle ? Qu’est-ce que ça raconte ? Pour le dire vite et j’espère pas trop mal : un photographe – on a son carnet – propose à une jeune femme, Ada, de la photographier tout au long d’un « voyage sentimental » qui va les conduire de Prague à Paris, puis Tokyo, Petersbourg, encore Prague et enfin une ville imaginaire, celle de ce dernier chapitre où se mêlent alors qu’un bateau s’en va emportant l’homme aimé, les voix d’Ada et de son fils Alexandre. Alors pour que vienne le ciel, une mère demande à son fils de la tuer en lui brisant la nuque au moyen d’une pierre, celle-là même qu’il est devenu. Pour que Vienne le ciel, il faudra bien des prières. Des folies. On laissera aux lecteurs le soin de décider s’il viendra ou pas.
Compositeur ai-je dit, monteur aussi bien. Dans ce récit où la problématique photographique, cette folie de l’instantané, cette fraction, ce point de présent déjà enfui se croise avec la problématique littéraire qui se développe, elle, à l’aventure, les éléments se mettant en place chemin faisant – écrire ne saurait se faire qu’au présent . Dans les deux cas, on cadre. On coupe. Comme le tailleur de tesselles. Puis on met en place. On agence. On monte. Douleur et lumière de ce qui tient on ne sait plus trop comment tellement les lignes de narration deviennent souples et comme poreuses. Comme dans ce dernier chapitre où sans le soutien d’une quelconque ponctuation s’impose le rythme qui emporte ce chant d’amour. Et de mort.

© Alain Freixe

10/09/2006

Lu 5 : Serge Bonnery, homme du Midi noir

Après "Une patience", ce récit qui à partir d’un objet – cette planchette percée d’une rainure, dont les soldats se servaient pour astiquer leurs boutons – laisse s’opérer – avec « un tremblé dans l’écriture » dont Yves Ughes disait qu’il « était cultivé comme un acte de fidélité » - un lent travail de mémoire autour de la figure d’un grand-père, ancien poilu de 14-18 ; après Le temps d’un jardin où le grand-père est convoqué mais cette fois comme donateur de « l’amour des choses terrestres », voici "Les roses noires", aux éditions de l'Amourier, collection Thoth, une histoire d’amour, un récit d’enfance si l’enfance n’est pas seulement un âge de la vie repérable sur la ligne du temps mais ce qui n’arrive jamais à se dire. Et comme tel fait retour. En fantôme obstiné.
Le tempo de l’écriture de ces trois livres diffère. Les roses noires sont un texte qui fait du silence et du secret, de l’attente, du mystère et de l’oubli, son sujet. Quelque chose se tient caché dans ce texte, quelque chose qui est ignoré du texte lui-même. Et c’est peut-être de savoir ce que c’est que d’aimer…
Si le récit est bien le lieu même de la mémoire ; si raconter, c’est bien conserver, maintenir au plus près ce qui fut vécu, Les roses noires nous content l’histoire d’une perte. Ce qui a été vécu, la mémoire même du narrateur se trouve dans un carnet, Le cahier noir de Jean, qu’il finit par ne plus retrouver…Du coup, Les roses noires pourraient être lues comme la tentative de reconstituer l’histoire consignée dans le cahier noir. De là son apparence labyrinthique, ces pans de narration que le narrateur s’efforce en même temps de comprendre et d’interpréter afin d’en faire apparaître la part de vérité. Ruines d’une écriture rompue, en miettes. En charpie.
L’écriture de Serge Bonnery, ses modulations développent un phrasé, un tempo qui tend un fil invisible entre ces moments de vie. C’est lui qui fait bouquet de ces roses noires.
Et c’est au lecteur de les disposer dans le vase qu’il aura choisi.

© Alain Freixe

Lu 4 : Jacques Dupin, homme des sources

medium_Dupin.2.jpgCoudrier, le livre de Jacques Dupin qui vient de paraître chez POL, est la baguette qu’il nous confie. Prenez-la en mains. Laissez venir. Ce livre est tout entier en contact avec un pur Dehors que traversent courants d’énergie, fluxions et fluctuations.
Lisez, vous ne pourrez pas ne pas entendre comme un balbutiement têtu, celui-la même qu’il repérait chez Joan Miro : «Le balbutiement nous touche plus instinctivement, ou plutôt bouscule en nous de la pensée enfouie, de la parole informulée (…) perçant lentement à travers les stratifications d’un autre règne ». Quelque chose qui ne cesse pas de murmurer, dans les basses, au plus près de soi quand soi n’est plus que vide, n’est plus dedans. Ou plutôt que le dedans est dehors, pauvres eaux qui vont s’ajustant aux pierres d’un torrent souterrain, frêles eaux qui obstinées poursuivent leur cours.
C’est cela que l’on entend, cela qui fait signe, selon les mots de Pierre Reverdy, vers ce « noir qu’on n’a pas vu derrière les étoiles », dans ce dernier livre de Jacques Dupin.

© Alain Freixe

03/07/2006

Lu 3 - La bouche est une oreille qui voit

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Vite ! Il faut lire le beau livre d’Arlette Albert-Birot sur Serge Pey , La bouche est une oreille qui voit publié dans la collection Jean-Michel Place/poésie.
C’est entendu le Mexique est son « lointain familier », mais le pays d’oc, ses troubadours, ses poètes, ses hommes et ses femmes d’hier et d’aujourd’hui, est son « lointain intérieur ».
Homme d’oc, Serge Pey ne saurait être l’aigle dont il s’est approché dans ce beau livre publié par Jacques Brémond, je le verrai plutôt en grillon, ajusteur de pierres, occupé à chanter dans le mur tel que l’avait campé Raimbaut d’Orange, comme le rappelle Franc Ducros à propos de Reverdy:
« el temps qe grill
rob del siure
chanton el mur
jos lo caire
qe-s compassa e s’esquira »
Et ce grillon se tient toujours « sous le grand chêne de larmes » du monde. Vivant. « Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous les enfants sans clarté allions bientôt parler ». Et l’on n’en sait toujours pas plus que René Char en son temps d’ombres terribles.
Juste que les poètes restent des amoureux d’inconnu. Intempestifs, ils se tiennent à la proue du présent comme les grillons sur les branches des genêts. À chanter moins pour demain que pour que notre présent ne se dilue pas dans l’actuel mais se tienne à hauteur d’homme et de sens.

© Alain Freixe

16/06/2006

Lu 2 - L'autre langue de Sylvie Fabre G.

Ce que l’on ne peut pas dire, il faut l’écrire. Simple, non, pour ce philosophe dont je tairai le nom ? Sauf que qui écrit sait très vite que personne ne sait écrire et que « chacun, le plus grand surtout, écrit pour attraper par et dans le texte quelque chose qu’il ne sait pas écrire, qui ne se laissera pas écrire. Il le sait » et ces mots sont de Jean-François Lyotard.
Que Sylvie Fabre G. le sache, c’est manifeste dans ce Quelque chose, quelqu’un publié ces jours-ci aux éditions l’Amourier dans leur belle collection Grammages. La quête dans l’écriture balaie l’air et nul papillon ne se prend aux mailles. Toujours le filet reste vide. C’est une misère !
L’approche du « papillon de neige » - Je prends ces mots à Joë Bousquet pour dire le mot manquant, ce mot-marguerite autour duquel les autres mots trouveraient couleurs, parfums et saveurs, mot-centre où s’ordonneraient toutes les contradictions qui déchirent nos vies et tiennent l’amour au large – restera sinon infinie – Je renvoie le lecteur à cet autre livre de Sylvie Fabre G. publié au Dé bleu en 2003, L’approche infinie – du moins interminable. En effet, s’il arrive que dans l’air du poème ce soit soudain comme un effleurement d’ailes, un souffle emportera la présence pressentie : « dans la quête (…) quelqu’un approche, il ne fait qu’approcher ».
Voilà bien définit le lieu de Sylvie Fabre G. C’est un lieu d’attente. Dans le monde et son jeu, celui de ses saisons qui portent tout, selon les mots d’Héraclite, comme sous la lampe, dans l’écriture, où le poète essaie de ressaisir ce que le monde a laissé au profond de son corps afin de donner visage à ce qu’il ignore avoir entrevu – « Tu serres les lèvres sur un mot, tu ne sais pas dire le monde, seulement ce qui tremble en toi après provision de sa misère » écrit Sylvie Fabre G. Et notamment dans ce livre qui s’ordonne de l’été au printemps autour d’un lac et ses entours de montagne, toujours les mêmes et toujours autres : « un nuage, un lac, un bout de terre sont pays de transit. Ils parlent en toi une autre langue ». Là et pas là, présence insaisissable quelques soient les visages que les saisons lui prêtent.
Oui, le monde est ami. Oui, toujours « quelque chose » a lieu et toujours « quelqu’un » s’approche. Cela s’appelle rencontrer. Et Sylvie Fabre G. en connaît le « génie » - Il faut lire ses récits publiés par l’Amourier sous le titre Le génie des rencontres - soit ce moment où quelque chose, un fragment d’altérité – quelque chose d’étrange près/autour d’un lac qui devient soudain familier – « des pas s’impriment dans ta chair. Leur empreinte est l’inconnu » - quelque chose qui coupe le souffle, fait refluer les mots, laisse sans voix – « tu ne sais pas le nommer » - quelque chose qui pourtant dénoue – « mais cela te délivre » - desserre les limites de notre être, l’étend. Et dans cette décrispation de ce qui nous tenait, dans cette secousse, ces saccades, s’avance « quelqu’un », se lève comme un visage .
Un visage, mais quel ? Le nôtre ? Voire ! S’il est une expression qui revient souvent dans ce livre, c’est bien celle dans laquelle s’exprime un non savoir : « tu ne sais pas si c’est toi », avoue Sylvie Fabre G.
Mot manquant, visage manquant. Ce qui serait notre vérité se perd et se disperse comme ces épilobes fin août sur les prairies alpines. Avec cette douceur, reste la joie d’aimer et l’étrangeté du monde et notre exil.