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02/01/2011

LU 53 - Emmanuel Laugier, For, éditions Argol, collection l'estran

Laugier-_133 - copie.jpgIl est des livres qui vous tiennent non à distance mais dans la distance, des livres qui vous imposent une posture. Le dernier livre d’Emmanuel Laugier For que publient les éditions Argol  est de ceux-là.

Imaginez 250 pages d’un poème en continu avec ce qu’il faut d’asyntaxie, de syncopes, de coupes, de graphies inattendues, de récits concassés, de remontées de mémoires, de glissades, de pans de fantasmes et tout cela dans un flot, un torrent au débit impétueux, aux écumes irisées. Hors signification immédiate, on est jeté dehors – c’est le sens le plus évident de ce titre aussi court qu’énigmatique, renvoyant à l’étymologie latine for, foris – et lire dès lors revient à se tenir comme on se tient face à un être vivant. Un autre qu’il ne s’agit pas de décrypter, de déchiffrer, de déboutonner, de déplier pour l’expliquer mais  de regarder d’un œil étonné, attentif à voir comment il bouge, se délie, se déplie, ouvre les yeux, les ferme, se penche, avance, glisse, saute, se jette à côté, traverse les pages.

Regarder le corps du texte – cette danseuse ! - comme le conseillait le poète E.E Cummings à propos de la beauté, n’est-ce pas le seul moyen de deviner – on ne dira pas son âme par crainte de faire retour sur quelques vieux débats –  sa part immortelle. Sa singularité.

Ce titre For, on pourrait le prendre pour un nom. Un nom propre. Celui en verlan d’or-f, Orphée, figure du poète Figure de celui qui remue, use et abuse de la langue commune, attaque son corps massif pour la chance d’y voir naître comme étrangère sa langue singulière. Dans ce travail, le poète Emmanuel Laugier ne craint ni le manque de suite, ni les coupures, ni les sauts d’une scène d’enfance marocaine aux cahots d’un voyage en voiture en passant par la rencontre avec cet autre museur qu’est parfois l’analyste pour finir par approcher l’île, celle « intérieure / (…) pliée dans l’enveloppe / du jour ». Emmanuel Laugier pratique l’interruption, la séparation, la refente. Il y a tellement d’épais à entamer que tout se passe comme s’il ne pouvait tracer chemins de langue où marcher qu’en entamant et pris dans le mouvement rester sur cet élan afin qu’à peser sur l’avant, on dépasse. Nulle confession. On ne déroule ici ni affres, ni souffrances, à peine si l’on reconnaît des fragments d’images remontées, ballotées, polies à tous les courants du vivre.

Plus s’effondre le monde de la veille, plus on s’enfonce « dans l’infini du sommeil : venu en creux / faire un autre temps dans le temps » et plus viennent les mots au poème. Attention, à sommeil, sommeil et demi ! On ne peut qu’être frappé par cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil qu’au moyen Age on nommait dorveille quand le chevalier errant sur son cheval composait une pièce de vers – Rappelez-vous…Guillaume IX , comte de Poitiers, et son aveu : « farai un vers / pos mi somelh » (Je ferai un vers puisque je suis endormi) ,  c’est lui qu’Emmanuel Laugier affectionne ! Ainsi c’est à partir de rien , comme notre premier troubadour, de ces « linéaments », lignes, plis, feuillette cérébral entre mémoire, veille et dormance que le museur tente encore et toujours de faire monde à partir de ce qui reste sans langue dans le « noir sur fond noir » du for d’un crâne.

Dès lors le poème se dévide non pour combler manques et lacunes, non pour ravauder, coudre les pièces décousues, non pour ramer contre le courant mais au contraire pour l’épouser, suivre le flux, la force qui se joue des articulations dans cette mêlée perpétuelle. Un rien tient tout cela, passes de vent qui déchirent. Et éclairent.

C’est cela qui émeut au long de ces pages, assister à un processus de subjectivation, au cours duquel un homme s’invente.