01/06/2008
Sophie Braganti et la mémoire des corps
Il neigeait sur Nice en janvier 63 lorsque Sophie Braganti est venue au monde. Des études en Sciences du langage puis un métier peu aimé; préparatrice en pharmacie. Puis l’écriture comme vrai laboratoire, champ d’expérimentations et de recherches des autres comme de soi. L’écriture comme quotidien au plus près de tout ce qu'elle voit, touche, entends…
Elle publie ces jours-ci aux éditions de l'Amourier - son récit Silvia Baci datait de 2000 - Chambres vides dans la collection Thoth. Ce sont 13 récits qui ont la chambre pour lieu commun. Et secret!
Par amitié, elle m'a confié sa neuvième chambre, celle d'Yvette.
La maison est souvent fermée les framboisiers bien soignés les framboises abondantes. Roses vertes rouges noires. Certaines à terre. Mûrissent. Pourrissent. Pour les vers les fourmis les oiseaux la terre.
Le vent agite les rideaux en vichy bleu il y a des courants d’air c’est mauvais pour l’arthrose cervicale les portes claquent je les ferme.
Mon chalet c’est notre maison de retraite une vraie bonbonnière j’aime bien y venir avec mon mari mais pas l’hiver trop froid trop long trop lent trop de silence. C’est drôle comme des fois le silence il fait mal aux oreilles surtout quand il y a trop de neige. On hésite à sortir quand même si jamais on glisse c’est mauvais pour l’arthrose on sait jamais le col du fémur s’il casse c’est embêtant. Si on est bloqué après on peut plus monter jusqu’au Col de la Couillole celui qui va vers Beuil les pistes de ski et l’épicerie.
Des fois quand on part de la ville il fait beau et quand on arrive ici il fait mauvais. C’est capricieux le temps. Dans ce chalet on a toujours quelque chose à faire surtout de l’entretien ça occupe ça entretient. Des fois on fait l’aller et le retour dans la journée on fauche l’herbe on la brûle avec un peu d’essence on enlève les cendres je ferme bien les fenêtres pour la cendre sinon ça vole partout puis avant la nuit on plie bagages on redescend dans notre quartier. Mon mari faut toujours qu’il revienne sur ses pas vérifier qu’il a bien fermé à clef.
Ce qui est pratique c’est de pouvoir garer le quatre-quatre devant l’entrée de la maison pas la peine de marcher en portant nos sacs. On gare la voiture devant la porte on décharge on bricole et le soir on rentre en ville. Ici je dois faire ma poussière secouer mes draps c’est pas la peine de les changer ils restent propres longtemps un petit coup de balai le matin il me reste bien deux heures avant de préparer le repas. On mange toujours à l’intérieur derrière les rideaux comme ça personne nous voit et nous on voit personne puis le soleil c'est mauvais pour la peau. Après on fait un brin de sieste.
Jeannot il bricole. En ce moment par exemple il revernit les volets et moi pendant ce temps je fais ma vaisselle je l’essuie je la range je remets le napperon sur la table propre et dessus la composition de fleurs séchées que j’ai eu pour la fête des mères. J’adore les fleurs artificielles. Après j’ai bien trois heures à attendre avant de préparer le repas du soir. Le soir on mange léger pour mieux dormir un bouillon de légumes un bout de fromage un fruit. Si on reste ici la nuit c’est comme ça que ça se passe que ça passe.
L’après-midi je m’assois à ma table et je regarde un peu dehors je regarde Jeannot très affairé à travers la moustiquaire. C’est fatigant de le regarder il rabote un volet quelle poussière. De le regarder ça me fait dodeliner il dit que je parle seule et hop dodo. J’ai devant moi de la couture à faire Jeannot il use beaucoup les chaussettes trop je lui dis à cause de ses ongles des pieds longs et durs et moi je reprise au fait où sont mes lunettes j’espère que je ne suis pas assise dessus.
Il aime pas trop que je lise il veut bien que je fasse des mots croisés ça oui il est d’accord mais il faut pas lui parler de Guy des Cars ou de Françoise Sagan ou de comment il s’appelle l’autre qui est académicien il dit que ce sont des parleurs. Tout ça parce qu’il est jaloux ils sont plus intelligents que lui. Les mots croisés il comprend il veut souvent m’aider mais si on remplit les cases ensemble on se dispute pour l’orthographe. Comme je lui explique moi ça me viendrait pas à l’idée de mettre mon nez dans sa boîte à outils et de lui proposer de scier les planches de toutes façons il supporterait pas et en plus je sais pas faire.
Hier on a eu la visite des voisins de la maison d’en face ils sont pas contents c’est des jeunes. Chaque fois qu’on monte ici ils disent vous faites tout le temps du bruit un coup la tronçonneuse un coup la débroussailleuse un coup la perceuse un coup la tondeuse et la radio baissez un peu le son ils disent vous êtes un peu sourd ou quoi. Je comprends pas qu’ils rouspètent à leur âge j’étais plus souriante moi à leur âge plus respectueuse. Leur faudrait une bonne petite il leur en faudrait une comme on l’a connue en 40 ils comprendraient pourquoi ils rouspètent au moins. Faut bien l’entretenir la maison comment ils font eux chez eux.
Le soir on se couche à huit heures mais à sept les volets sont tous fermés été comme hiver les rideaux tirés on dérange personne on voit personne ils peuvent même pas nous entendre tellement ils sont loin. Le soir on allume un peu la cheminée on se met en peignoir tous les deux je sais ça semble bizarre mais été comme hiver on les porte c'est l'habitude. C’est à l’étage qu’on se couche à l’étage où il y a les toilettes c’est-à-dire que le peignoir on le quitte jamais depuis qu’on est petit c’est une deuxième peau nos parents ils nous avaient habitués à nous déshabiller à la maison pour garder les habits propres longtemps et pas froissés ils nous donnaient la robe de chambre avec la ceinture moi une rose lui une bleue on enlevait les chaussures pour enfiler les pantoufles on s’est jamais posé de question j’y pense parce que les jeunes qui passent devant chez nous avec leur voiture le matin sur la piste de terre ils nous regardent avec insistance nous font un bonjour de politesse et je vois bien qu’à peine tournée la tête ils s’esclaffent mais qu’est-ce qu’il a mon peignoir.
Jeannot me dit toujours bonne nuit Yvette. S’il ne le disait pas ça me manquerait. Même quand il est patraque il me dit bonne nuit Yvette et des fois il me dit même dors bien fais de beaux rêves. C’est beau tout de même cinquante ans que ça dure et que c’est pas si dur. Parce qu’au début je n’avais pas trop de sentiments la première année je voulais faire plaisir à mes parents qui l’aimaient comme leur fils ils l’admiraient parce qu’il était travailleur dans l’atelier de mécanique fallait voir comment il soulevait les voitures moi ça m’avait impressionnée son paquet de muscles. On a presque grandi ensemble je le voyais comme un frère un grand frère parce qu’il a deux ans de plus que moi puis je m’y suis habituée c’est pas un mauvais garçon loin de là bon mari bon père jamais manqué de rien très réglo toujours payé ses dettes toujours travaillé jamais d’arrêt maladie sauf un pour des problèmes qu’ont les hommes mais ça il veut pas que je raconte il a sa pudeur.
Quand je repense à nos tout débuts que je m’étais convaincue que ça serait dur et puis vous connaissez la chanson les enfants et tout le toutim quand j’y repense et bien finalement j’en changerais pas pour tout l’or du monde et qu’est-ce que j’en ferais moi de tout l’or du monde j’ai même pas de fille pour hériter de ma médaille et de mon alliance en or même pas eu envie d’un solitaire.
Quand on monte à la montagne c’est toujours pareil même programme et le lendemain on recommence sauf qu’il faut changer de décor c’est toujours pareil aussi je sais mais j’en changerais pas pour tout l’or du monde j’en changerais pas et qu’est-ce que j’en ferais moi de tout l’or du monde.
La dernière fois qu’on s’est mis tout nu oh lala si Jeannot savait que je parle de ça il se fâcherait tout rouge il a sa pudeur la toute dernière fois je m’en rappelle plus. Moi ça ne m’a jamais trop intéressée et lui non plus. On a fait le tour de la question depuis longtemps et maintenant on a de l’affection. Le soir quand on se couche on a bien rangé nos affaires les chaussons qui dépassent un peu dessous le lit nous attendent au réveil des fois je leur parle à mes chaussons je leur dis soyez bien sages mes petits ne bougez pas. On a tiré les rideaux en vichy rose il y a des courants d’air c’est mauvais pour l’arthrose les fenêtres claquent je les ferme on boit une infusion avec deux cuillères de miel pour avaler le somnifère on se met les boules dans les oreilles et jusqu’au matin on oublie tout.
09:55 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0)
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