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15/05/2006

Raphaël Monticelli - Petits dialogues primesautiers avec quelques moi-mêmes à propos de deux oeuvres de Marcel Alocco

Dialogue 1

- Et alors ? Avant le tableau, vous dites qu’il y a ?
- Le peintre, le peintre, naturellement… Sinon quoi ?
- Rien avant le peintre, alors ?
- La peinture, bien sûr… Avant le peintre, il y a la peinture…
- La peinture dites-vous… Et qu’entendez-vous par là ?
- …
- Vous voulez dire le domaine de la peinture ?
- …
- L’ensemble de toutes les œuvres qui ont été peintes ? C’est ça que vous entendez ?
- …
- Ou bien les techniques, les outils, tout le savoir faire du peintre…
- …
- Vous êtes bien muet, dites-moi…
- …
- Vous êtes bien muet…
- Mais vous dites tout ça très bien vous-même… Pour qu’il y ait des peintres, il faut qu’il y ait de la peinture : savoir et savoir faire, images et techniques, histoire de l’art et chimie des colorants, travail des tisserands et travail des menuisiers…
- Vous voilà bien bavard, soudain… Ce sont ces œuvres d’Alocco qui vous inspirent ?
- …
- Il est vrai qu’en deux tableaux, tout est dit : cette œuvre, Alocco n’aurait pu la réaliser sans le recours à Cranach
- Et cette œuvre-ci de Lucas Cranach, elle en appelle à la Bible…
- Cette œuvre, Cranach n’aurait pu la réaliser sans le recours à la Bible… Et il s’agit d’un épisode particulier de la Bible…
- Je le vois bien, tout le monde le reconnaît…
- Et savez vous qu’on trouve cette référence à ce même épisode sous deux dénominations ?
- ??
- On dit « Adam et Eve », naturellement, mais on trouve aussi « la Chute »… Marcel Alocco, lui, a choisi « Adam et Eve »…
- Choisir « Adam et Eve » plutôt que « la Chute » pour dire ce qu’il y a avant sa peinture…
- Ou avant la peinture
- Du reste, le même personnage féminin se trouve dans tous les tableaux de Cranach intitulés « Vénus »…
- Cherchez la femme ! C’est à croire qu’avant la peinture, il n’y a pas seulement des images… Il y a des femmes…
- Des images des corps de femmes, en tout cas… Et que ce soit Eve ou Vénus, il s’agit bien de femmes originelles…


Dialogue 2
- Il est vrai qu’en deux tableaux tout est dit : ces œuvres, Marcel Alocco dit bien qu’il n’aurait pu les faire sans tissu…
- Mais que me dites vous là ? Vous enfoncez des portes ouvertes, mon cher La Palisse…
- …
- vous pouvez vous taire, je connais votre tactique désormais
- …
- …
- …
- Il est vrai qu’on voit le tissu…
- …
- Je veux dire : il est vrai que ça se voit que c’est fait sur une toile…
- ….
- Que la toile est visible…
- …
- Eh bien, voyez-vous, la plupart du temps, quand on peint, on cherche plutôt à masquer le support sur lequel on peint…
- La peinture –la couleur- couvre et cache, c’est vrai.
- Et ce travail sur la toile… C’est fou, de détisser ainsi.
- …
- Ça efface l’image… Enfin… Ça la rend… diaphane. Ça la fragilise d’une certaine façon.
- Ça fragilise le tissu aussi de le détisser, de le détramer ou de le déchaîner. En même temps, si le tissu apparaît autant, c’est justement parce que l’artiste a travaillé sur sa constitution même. Avez-vous remarqué qu’en somme, on ne voit plus que la moitié de la toile, comme on ne voit plus que la moitié de l’image.
- …
- Et, paradoxalement, c’est parce qu’on ne voit plus que la moitié de l’image et de la toile, qu’on y prête autant attention : comme à quelque chose dont on se dit que c’est en cours de disparition.
- …
- Ou, au contraire, d’apparition…
- Ne perdez pas le fil ! C’est à croire qu’avant la peinture, il n’y a pas seulement des matériaux et des supports… Il y a des fils en un certain sens ordonné…
- Le beau et millénaire travail du tissage… Dont Alocco, à la suite de Freud, prétend que ce sont les femmes qui lui ont donné origine.

Dialogue 3

- Image et toile : oui, vous avez raison : Alocco a bien travaillé sur ce qui constitue le tableau. Non, ne vous taisez pas, laissez-moi dire : voilà un peintre qui fait de la peinture pour rendre sensible ce qui fait la peinture, ce qui la motive et lui donne origine…
- Eh bien… Ça vient…
- Et en deux tableaux tout est dit : le devant de la toile, et l’image prise dans les fils. L’épaisseur de la toile, et la façon dont toute couleur fait image, avant toute image, et malgré elles parfois. L’envers de la toile, et ce sur quoi la toile est tendue : le mur, ce châssis d’origine ; le châssis, ce mur d’artifice, et ce souvenir du bois primitif des peintres…
- Et ça vous plaît, à vous, ça…
- En tout cas, il n’est pas très fréquent qu’un peintre me donne à regarder le châssis sur lequel une toile est tendue.
- Tendue…
- Oui, vous avez raison, : « tendue » n’est guère le mot… elle est comme jetée, sorte de drapé indolent ; ou, mieux, épinglée : nous somme dans le bâti du vêtement.
- …
- Je disais qu’il n’est pas très fréquent qu’un peintre me donne à regarder le châssis…
- On a bien vu ça dans la peinture des années soixante-soixante dix, en France.
- Si vous voulez… Mais je ne me trompe pas, n’est-ce pas, si j’ajoute que Velasquez, déjà, avait génialement mis en scène le châssis du tableau…
- Après Cranach, voilà Velasquez.
- Et que ça a tant fasciné Picasso…
- Et allez !
- Et que ça a tant fait rêver le grand Michel Foucault… Le châssis, comme la tension des origines.


Dialogue 4
En guise d’épilogue
- Et ça vous plaît, à vous, ça ?
- Mon ami, si ça ne me plaisait pas, je ne serais pas là, à zyeuter ces dessous de la peinture
- Et coquin avec ça
- …
- Disons que ça vous plaît… Mais… Vous aimez ?
- ?
- Disons-le autrement : vous trouvez ça beau, vous ?
- Oui.
- Et ?
- Voilà : quand je n’ai pas ces œuvres d’Alocco sous les yeux, je les imagine. Quand je les regarde, littéralement, j’y plonge. Elles me permettent comme peu d’autres, des regards pénétrants, des regards traversants. Elles me conduisent, entre leurres, images et vérités, dans le tourbillon des pertes, dans les mondes tremblants/troublants des dévoilements…
- Vous voulez dire qu’avant le tableau il y a …
- Tout l’amour du monde.

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