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12/02/2012

Lecture de Michel Ménaché - Mahmoud Darwich : Le lanceur de dés, Photographies d’Ernest Pignon-Ernest, Editions Actes Sud

La voix magnifique et chaude de Mahmoud Darwich s’est éteinte à Houston le 9 août 2008. Son dernier recueil, traduit par Elias Sanbar, est superbement publié par les éditions Actes Sud avec des images d’Ernest Pignon-Ernest collées sur les murs de Cisjordanie en hommage au grand poète palestinien prématurément disparu. Le lanceur de dés est un livre des questions sur les hasards et les nécessités de la vie, les parties de cache-cache avec tous les dangers, les blessures de l’histoire intime et collective : « Maintenant les collines se hissent / pour téter les nuages diaphanes / et entendre la Révélation. / Le lendemain est la tombola des perplexes… » Le conflit israélo-palestinien traverse bien sûr toutes les pages de ce beau recueil mais c’est l’intime qui cristallise la tragédie collective, le poète ne s’exprimant jamais comme un porte-parole mais sa nostalgie de la patrie déchirée et dévastée s’inscrit dans le miroir commun de tout son peuple : « Je me suis tenu dans la soixantaine de ma blessure, / je me suis tenu dans la gare, / non pour attendre le train […] / mais pour conserver le littoral des oliviers / et des citronniers dans l’histoire de ma carte… » Ce pays dépecé est évoqué d’une métaphore beaucoup plus identitaire que géographique, la subjectivité imaginaire prenant nettement le pas sur le référant monétaire érigé en symbole : « Notre pays est au cœur de la carte, / son cœur troué comme la pièce d’une piastre / au marché des ferronniers. »

Ce n’est pas sur le mode messianique que s’exprime Mahmoud Darwich, il ne se veut pas prophète, témoin tout au plus, et s’il incarne la voix multiple du peuple palestinien, il doute de la légitimité même de l’attente collective qui pèse sur sa conscience : « Qui suis-je pour vous dire / ce que je vous dis / à la porte de l’église, / moi qui ne suis qu’un lanceur de dés / entre prédateur et proie. » Sans modestie excessive, il pratique l’introspection comme un révélateur de la tragédie, la nécessité impérieuse de donner voix : « J’ai gagné en lucidité, / non pour jouir de ma nuit étoilée / mais pour être témoin du massacre. »

Entre la légende de Narcisse et la Passion du Christ, le poète tente d’éviter les écueils de l’ego suicidaire et du sacrifice prophétique  : « Qui suis-je pour vous dire / ce que je vous dis ? […] J’ai la chance de dormir seul, / d’écouter ainsi mon cœur, / de croire en mon talent à déceler la douleur / et appeler le médecin, / dix minutes avant de mourir, / dix minutes suffisantes pour revivre / par hasard et décevoir le néant. // Mais qui suis-je pour décevoir le néant ? »

Dans Scénario prêt à jouer, le poète illustre sous forme de parabole l’absurdité du conflit, décrivant  un combat singulier dans une fosse borgne. Il n’y aura que des perdants dans la guerre qui s’éternise : « un assassin et sa victime reposent / dans le même trou… »

Enfin, le dernier poème, Muhammad, évoque la mort d’un enfant assassiné : « ange pauvre, / à la portée du fusil de son chasseur de sang-froid.»

Poésie de combat, sans certitudes d’airain, à connotation testamentaire comme si le poète pressentait déjà une fin imminente, abattait son jeu avant de disparaître : « Face à la porte, le miroir qui me connaît / apprivoise le visage de son visiteur / et un cœur prêt à tout célébrer. / Chaque chose choisit un sens à l’accident de la vie / et se contente des dons de ce présent de cristal. / Je n’ai pas su, / pas demandé pourquoi / je fêtais la complicité du quotidien et du possible. / Pourquoi je suivais la cadence d’une musique qui / s’élèvera des quatre coins de l’univers ? »

Les portraits de Mahmoud Darwich sérigraphiés, installés puis photographiés par Ernest Pignon-Ernest à Ramallah, Naplouse et Jérusalem-est sur des façades lépreuses, des ruines hurlantes, le mur de séparation entre les territoires, au checkpoint de Qalanda, multiplient la présence du poète dans son pays martyrisé. Mahmoud Darwich, palestinien planétaire, rejoint ainsi Rimbaud, Pasolini, Le Caravage, Maurice Audin et autres figures héroïques ou victimaires des violences particulières ou collectives de l’histoire humaine, mis visuellement en scène dans les espaces urbains et les fractures du monde d’aujourd’hui par un artiste singulier, aussi talentueux que visionnaire… 

 

Paru dans la revue EUROPE  n° 978 oct. 2010

 

                                                                                                                                       

 

 

                                                                                                              

 

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