02/04/2007
Entretien avec Jacques Dupin, « sourcier de l’ordinaire éclat »
Coudrier vient de paraître chez POL.
Ne tardons pas !
(Cet entretien est paru en deux fois dans les colonnes du journal L’Humanité des 5 octobre 2006 et 8 mars 2007. Il a été repris dans la revue Faire Part, N°20/21, Matière d’origine , numéro d’hommage à Jacques Dupin pour fêter ses quatre-vingts ans.
Jacques Dupin est ici en compagnie du peintre Jean Capdeville)
Alain Freixe :
Coudrier, le mot dit l’arbre et son bois communément appelé noisetier. Mais il ne peut pas ne pas faire penser à la baguette du même nom. Baguette qui n’est pas bâtonnet mais branchette fourchue, bifide et que l’homme des sources, avec sa bêche à proximité, tient à deux mains en arpentant le sol à l’écoute de ce qui remugle dans les dessous : eaux et minéraux, liquides et solides, courants d’énergie pure, forces invisibles : à repérer, à aider à remonter les habillant de mots, à capter en quelques formes appropriées. Bien sûr, le mot renvoie aussi pour le lecteur au livre lui-même puisqu’il fait titre. Titre que je n’imagine pas indépendant du tout qui s’ensuit comme dans une certaine tradition surréaliste, mais au contraire comme tenant aux textes, non d’une manière ornementale mais comme faisant signe vers ce qui pourrait être le principe de leur ajustement ou comme figurant le fil invisible qui les tiendrait ensemble. Qu’en est-il de votre pratique en matière de titre ? Qu’en est-il de celui-ci ? Comment Coudrier s’est-il imposé ?
Jacques Dupin :
Le titre d'un livre n'est pas une annonce, un programme, un couvercle. Il n'est ni un condensé ni une émanation du texte. À peine un signal, un repère, pour la commodité du lecteur et du libraire. Il doit à la fin rejoindre le poème, mais il vient d'ailleurs, d'une autre case de l'imaginaire. Il n'est
pas une clé, plutôt un trou de serrure laissant le regard pénétrer. Je ne l'écris jamais avant de commencer l'écriture d'un poème. Ni forcément à la fin. Le plus souvent, il apparaît et s'impose en cours de route. Comme si le travail de la langue l'avait suscité, l'avait mis en lumière entre les lignes. Il surgit, mais il n'est pas seul, il faudra n'en garder qu'un, le plus adéquat ou le moins mauvais.
Ainsi le mot « coudrier », je l'avais noté il y a 20 ans, et gardé au frais. Un mot, et non un titre. Et puis il est revenu voltiger et bourdonner au dessus des poèmes que j'écrivais, ceux de mon dernier livre. Il avait un concurrent que je n'ai pas retenu « Le soleil vu de dos », trop intentionnel et trop ludique. Coudrier m'était apparu comme une ouverture vers une autre forme de poésie dont je ne distinguais pas les contours mais qui m'habitait.
Pour le livre de poésie, le titre est un visiteur, le signe d'une métamorphose. Une griffe sortie de la nuit pour émouvoir le tissu verbal, ou encore la greffe nourricière de la constellation de mots qu'elle surplombe. Ce peu, cette graine ou ce caillou, actif au haut de la page.
Alain Freixe :
Le mot « crime » revient souvent dans votre livre. Il apparaît comme jouant le rôle d’un double principe. D’une part, comme principe esthétique : « l’entame serait de poésie mauvaise / comme on chasse l’ours et la bécasse / en mélangeant les cartouches », faisant écho à « la haine de la poésie » de Georges Bataille ou à « cet haineusement mon amour la poésie » d’André Frénaud. D’autre part, comme principe éthique, principe d’existence : « je n’existe pas sans le crime ». Ce meurtre qui fait césure concerne « les signes et les lettres », la langue et soi avec comme pris en elle depuis toujours. Ecrire c’est quand « le couteau qui dicte / perce le blanc ». Ecrire pour délivrer, désentraver, ouvrir une voie, « percer un isthme » disait Maurice Blanchard. Dévaster ce langage de communication qui nous prive toujours plus de sens, pour rebondir, retrouver le vif, la surface et les intensités qui la parcourent. Conquérir une respiration de vivant…
Jacques Dupin :
Le crime est l’acte fondateur par excellence, dans mon imaginaire. Il est l'origine de l'humain et de l'humanité. Depuis l'accouchement d'un enfant jusqu'au dernier souffle du vieillard. Les passions, les découvertes, les fondations de villes, les conquêtes de territoires procèdent de lui. La
lumière de la tragédie et du sang versé accompagne la naissance de l'écriture poétique. Le crime est un acte de violence et encore l'ouverture d'une béance, le creusement d'un gouffre où la force de destruction-création prend son élan. C'est du moins ce que je ressens dans mon corps quand la nécessité d'écrire me saisit. Et tout ce qui suit, les mots, les phrases, les poèmes est ravivé par la clarté de la lame inaugurale. Le gouffre est un creuset, le crime est un ferment. Le meurtre du père et du dieu ouvre le tracé des signes.
En particulier la « haine de la poésie » selon Bataille, et que je partage, signifie destruction salubre d'une encombre de scories et de rosiers attendrissants qui font obstacle à la vue et entravent le pas en chemin vers l'inconnu.Ce que Bataille appelle « l'équivoque poétique », « Ce que je veux, écrit-il à Michel Leiris , c'est un au-delà de la poésie,tout à fait contraire à la dénigration »
Faire le vide, appeler le crime, le laisser habiter la langue pour qu'elle affronte nue, et dangereusement, le plaisir, pour qu'elle fraye le chemin.
Alain Freixe :
Ce que l’œil voit entre en nous, glisse le long des nerfs jusqu’à heurter os et charpente, avant que l’écriture, procédant par extraction après descente au fond du trou de l’intime, arrache aux veines fertiles des fragments de soi, des bribes d’images, des miettes de vu. Parmi ces séquences autobiographiques – on se souvient de celle fondatrice de ce que votre œil a vu aux théâtre du Vieux-Colombier ce soir où Antonin Artaud « (exposa) son corps à la foudre » - ici, dans Coudrier, on croisera pierre Reverdy et son Gant de crin, la boiterie d’Alberto Giacometti…mais aussi ces traits par lesquels « le sauvage » surgit dans notre monde – et c’est ce « renard je l’ai vu » ou « le sanglier / les trois marcassins du soir » ou ces « guêpiers » dont « les couleurs et les cris (…) / font halte dans mes arbres à lma fin de l’été » -. Ainsi « le sauvage », ses traits – flèches et plaies – raye-t-il monde et poème. Diriez-vous qu’ils les ouvrent et les éclairent comme autant de coups de vent ?
Jacques Dupin :
Cette question met enjeu le rôle que tient la réalité dans l'écriture du poème. Vous relevez dans mes livres « des séquences autobiographiques » qui apparaissent très clairement parce qu'elles citent nommément un écrivain ou un animal. Mais tous les textes sont tissés d'instants vécus, de
lieux traversés, de rencontres et de sensations qui sont actifs dans la mémoire et constituent le matériau profond de l'écriture. Ce qui est perçu de la réalité, se dépose et s'affine comme en un gisement, comme en un recueil, avant d'émerger au jour et de nourrir les mots visités. En ce sens le moindre chose évoquée est autobiographique. Mais si elle est suffisamment armée, devenue la langue d'un seul, elle peut s'adresser à chacun, à tous, à personne. Et cet autre doit y retrouver son bien car écrire suppose un partage même s'il est clandestin ou récusé. La poésie en détruisant édifie, en se refusant se donne. Elle ne peut s'ouvrir à la fin qu'à l'altérité. De l'intime à l'extrême, du coin de table où j'écris, à l'invisible des lointains.
Alain Freixe :
Coudrier est un livre surprenant. À mon sens le plus beau peut-être parce que le plus libre. Désencombré de toute ponctuation, de tout titre. Livre sans commencement ni fin. Livre comme une ligne vivante qui se plierait, se déplierait, se replierait. Serpent qui déroule ses anneaux. Livre-monstre qui livre passage à une langue vive, frémissante comme la branchette fourchue en bois de coudrier. Livre qui confie au lecteur le soin de tenir la torche et d’éclairer le fil invisible qui tient ses poèmes, d’écouter leur tempo. Comment en êtes-vous arrivé à un tel dépouillement ?
Jacques Dupin :
Après une longue période, plusieurs années, sans écrire, sans pouvoir écrire. Cela m'est arrivé déjà. Cette fois, avec le frein de la vieillesse, j'estimais que l'arrêt était définitif. J'en étais allégé, j'avais pris le parti d'en rire. Sans rien qui le laisse prévoir, l'été de l'an 2004, les mots ont afflué, m'ont saisi. Les mots d'un poème interminable sans origine et sans fin. Il s'est déroulé dans l'ébahissement et la frivolité. Mais je tenais la barre, je consultais les instruments de bord, je surveillais les écarts et les ruptures. Tout en écrivant, je l'avais titré « Le soleil vu de dos » comme si c'était moi qui tournait le dos. À la dernière page, le trouvant trop imagé, je lui ai substitué « coudrier ».
Ce livre de la survie, ce mouvement de retour au tressaillement de la langue à l'approche de ma mort, même lancé et perdu, est un tourbillon d'allégresse, le hoquet du monstre attendu.
Alain Freixe :
À l’heure où les éditions Fissile reprenne en fac-similé Cendrier du voyage paru en 1950 chez guy Levis Mano et vu que cette édition comportait un frontispice d’André Masson et un avant-propos de René Char, en marge et comme en avant-première de ce qui s’annonce pour courant 2007, pourriez-vous évoquer ce compagnonnage avec René Char, ces coups d’épaule – ou de bêche – cela que l’on appelle ordinairement « influence ». Qu’en est-il de René Char aujourd’hui, selon vous ?`
Jacques Dupin :
René Char, placé si haut et si injustement décrié aujourd'hui, est le premier poète que j'ai rencontré. J'avais 20 ans il en avait 40. Il sortait des années de maquis et de Résistance. Il venait de publier Seuls demeurent et Feuillets d'Hypnos . Je lui ai adressé une poignée de poèmes, il m'a répondu aussitôt. Nous sommes devenus amis dès la première rencontre, nous sommes restés amis pendant 30 ans. Il m'a encouragé, ouvert la voie, soutenu sur tous les plans, et de manière fraternelle. Grâce à lui j'ai été édité chez G.L.M. et chez Gallimard. Il m'a présenté à Christian Zervos dont je devins l'assistant à la revue « Cahiers d'Art », m'initiant au métier d'éditeur, travaillant avec les plus grands artistes. Ma vie était tracée dès ma rencontre avec Char. Ma dette envers lui est à la mesure de son amitié chaleureuse et de sa générosité extrême. J'ai presque tout appris de lui, dans récriture et la conduite de la vie. Sa poésie exigeante et rebelle, à l'écart d'un surréalisme obsolète et des frimas de la poésie engagée, était le vrai chemin. Elle demandait à chacun de trouver sa voix. De préserver après lui le faisceau de sensations personnelles qui nourrissent le poème. Il m'a donné à voir le plus pur travail de la langue.
Les circonstances de la vie, des désaccords accidentels, peut-être une vraie divergence en sous-œuvre, ont distendu le lien de l'amitié, jusqu'à la rupture, sans violence ni éclat, un effacement partagé.
Alain Freixe :
Et puisqu’il est question de compagnonnage, d’ »alliés substantiels », comment ne pas évoquer votre relation avec les artistes, peintres ou sculpteurs, alors que les éditions Farrago viennent de publier d ‘une part l’essentiel de vos écrits sur Giacometti , et d’autre part ceux sur Tàpies , et que l’on trouve encore dans L’espace autrement dit chez Galilée vos textes pour accompagner Braque, Bacon, Miro, Riopelle, Chillida…« écrits sur la même table et avec le même désir », répondiez-vous à Valéry Hugotte qui vous interrogez dans la revue Prétexte sur la parenté entre ces textes et vos poèmes. À fréquenter ainsi artistes et ateliers, ces lieux de tous les bruits (esquisses, couleurs répandues, chiffons, poussières, odeurs, matières diverses, outils…) où l’œuvre finit par imposer son silence, qu’avez-vous appris ? En quoi votre façon de voir et d’écrire en a-t-elle été modifiée ?
Jacques Dupin :
Cinquante cinq années de ma vie, j'ai fréquenté peintres et sculpteurs, j'ai passé le plus clair de mon temps, en tout cas le meilleur, dans leurs ateliers. J'ai travaillé pour eux et avec eux, et ils m'ont gratifié d'un bagage intellectuel et sensible dont je ne mesure pas la portée. Je suis fasciné, dans l'amitié et la confiance qu'ils me donnent, par l'alliance, dans la création, de l'artiste et du manuel. J'envie au peintre ses outils, la verrière de l'atelier, l'entassement de toiles, de feuilles, de pinceaux, de tubes, de pots, de chiffons, et les meubles à son usage. J'envie surtout les temps de préparation, de finition. Quand je suis, moi, livré abruptement au vide de la feuille ou de l'écran. Je suis jaloux des matières et des couleurs. Le monde et la pratique du peintre et du sculpteur m'ont fortement imprégné, et j'écris en les regardant. Peut-être comme s'ils me regardaient écrire.
À travers les artistes et pour eux j'ai fréquenté les ateliers des artisans du livre et de l'image. J'étais le familier du typographe, du lithographe, du taille-doucier, du sérigraphe. Ou encore du fondeur, du verrier, du relieur et de l'encadreur. Un autre monde, pour moi essentiel. Ils ont aiguisé mes sens, ils m'ont appris à voir, à maîtriser l'instrument. À scander l'espace. Je
pense qu'ils ont considérablement influencé ma pratique de l'écriture.
Grâce à eux, peut-être, les mots seraient devenus des matières, des couleurs, des substances vivantes à ma disposition. Du moins cette illusion m'a-t-elle fortifié. J'allais oublier l'exercice de l'installation d'une exposition et de Raccrochage. Une expérience décisive qui rejoint la mise
en place des mots dans la ligne et sur la page.
Alain Freixe :
Tout de go, cher Jacques Dupin, que peut la poésie quand sur le monde s’abat la tempête de la mort violente sous toutes ses formes, quand c’est le non-sens de la marchandise et les « valeurs » de l’argent qui règnent ? Remonter le langage jusqu’en ses sources les plus reculées, rendre en ses traverses le Corps toujours plus clairvoyant, sera-ce cela résister ?
Jacques Dupin :
La poésie, mais comme chaque homme informé et conscient, prend en compte le monde tel qu'il est. Ses guerres, ses tueries, ses injustices révoltantes. Il me semble qu'en étant ce qu'elle est, assoiffée du réel, elle témoigne. Elle s'insurge. Sans qu'il soit nécessaire qu'elle s'enrôle dans une ligue de vertu, qu'elle s'engage dans la dénonciation des tyrans et des bourreaux. Sa voix, à fleur de terre ou sortant du puits, désigne le chemin de la vérité et de la vie. Elle est imprégnée d'enfance et de la révolte de ses aînés. Mais surtout, et c'est l'essentiel...surtout elle porte la langue. La langue la tient et se transforme par les anneaux de ses enchevêtrements ambigus et de ses élans imprévisibles. La poésie n'est pas le conservatoire de la langue mais tout au contraire le
creuset de son renouvellement infini.
La civilisation chancelle, conspire à sa perte, se précipite lentement à l'abîme qui va l'engloutir. Seule résiste encore au désastre le réel de la langue, et son devenir qu'incorpore la poésie. La servir est pour moi aujourd'hui l'ultime degré de la résistance.
22:15 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
ah la la la la un nouveau livre de Dupin... merveilleux, merci Alain !!
Écrit par : Isabelle | 03/04/2007
Les commentaires sont fermés.