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25/02/2007

Joë Bousquet / Simone Weil : une rencontre

(Cette intervention a été faite en ouverture des rencontres du samedi 2 décembre 2006 en présence de Jean Capdeville, dans le cadre de l' exposition de ses livres peints, conçue et coordonnée par René Piniés, directeur du Centre Joë Bousquet et son temps.Son président, Serge Bonnery présidait la rencontre au cours de laquelle on a pu entendre Pierre Manuel, Yves Peyré, Jean Lissarague ainsi que des improvisations de Beniat Achiary. La veille une soirée avait réuni Serge Pey et le guitariste Pedro Soler. Le lendemain une lecture permit d'entendre Jacques Dupin, Philippe Denis, Yves Peyré, Anne de Staël, François Zenone, Serge pey. Je terminai la matinée par la lecture d'un texte écrit pour Max Charvolen.)
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« Je veux d’abord vous dire que vous rencontrer a été pour moi quelque chose de plus que précieux. Je pressentais vaguement qu’il en serait ainsi, mais je ne pressentais pas à quel point » Simone Weil
 
« Rencontrer est le contraire de reconnaître » Gilles Deleuze


Si la source n’existe le plus souvent qu’au pluriel, perdue parmi divers points d’émergence, parmi les sources de notre Centre Joë Bousquet et son temps, il en est une, et ce sont les journées nationales Simone weil-joë Bousquet  des 28 au 31octobre 2000 et la présence forte à cette occasion de Jean Capdeville par son livre Hommage à Simone Weil de 1971 qu’il nous avait confié durant l’été et ses grands papiers où il avait manuscrit quelques pensées comme autant de balises évoquant et soulignant l’importance que la philosophe à la pélerine avait eu pour lui, vie et œuvre mêlées.
Je ne vais pas vous parler de l’histoire de notre centre, je ne vais même pas vous parle de Jean Capdeville – encore que dans les détours, les plis de mon propos…- je voudrais plutôt parler à Jean Capdeville . Que cette adresse « à Jean Capdeville » soit ma manière de lui rendre hommage, de saluer le danseur de corde qui, de clocher à clocher, ces œuvres où chantent les poètes, invente toujours quelques nouveaux pas et trouve là de quoi entrer en résonance, ce bruit d’air sur fond de silence, avec leur paroles. Comment alors ne pas penser à ces mots de Simone Weil, à ces mots qu’il avait choisi de manuscrire sur la page de couverture de son livre de 1971 : « entendre les bruits à travers le silence ». Et bien c’est cela que nous entendons dans « les livres de dialogue », selon l’expression chère à Yves Peyré. Ceux de Jean Capdeville tout particulièrement.medium_IMG_9613.JPG
 
Lui parler et vous parler de qui d’autre sinon de celle dont la lecture lui a « fichu » cette « secousse » qu’il aime à évoquer ; secousse qu’il traduisit en « couleurs, traits, moyens très simples, à plats cernés »…de Simone Weil donc et de celui qui s’est tenu de si longues années, à quelques pas d’ici, dans cette chambre bleutée et ocre, cette ancienne salle de musique avec son dallage si particulier, ces grands carreaux noirs et blancs, propices à quelques mystérieux jeux de dames…ou d’échecs. Joë Bousquet qui allait donc y accueillir Simone Weil en 1942 pour une rencontre qui promettait d’être mémorable. Et qui le fut. Ce dont je voudrais donner quelque idée.

Rencontre brève qu’en d’autres temps j’avais essayé de circonscrire au plus près. – on trouvera plus de détails dans les N°s des Cahiers Simone Weil de décembre 1987 et de septembre 1988 car il fallu apporter un correctif. En effet, s’il est à peu près acquis que Simone Weil débarqua par le train avec Jean Ballard, Directeur de Cahiers du Sud, sur le coup de 2 heures du matin, venant de Marseille, dans la nuit du 29 au lundi 30 mars, si l’on peut être sûr qu’elle se rendit tout de suite chez Bousquet, que Ballard les laissa discuter, qu’elle dormit quelques heures à même le sol, sur la natte qu’elle emportait toujours avec elle, en revanche on ne peut plus affirmer avec Simone Pétrement, le Chanoine Sarraute qu’ils ne se virent qu’une fois. Le témoignage que je reçus de Charles-Pierre Bru, professeur de philosophie et peintre, qui par la suite joua un rôle si important dans la mise sur pied de notre Centre, via le chanoine Sarraute m’obligea à une précision, ce que je fis dans le N° de septembre 1988. Il fallait se rendre à l’évidence Simone Weil s’était rendue deux, voire trois fois ici même, chez Bousquet, avant de partir pour l’abbaye d’En calcat, à Dourgnes dans le Tarn, où elle voulait entendre les chants grégoriens pour pâques qui cette année là tombait un 5 avril.

J’ai dit mémorable pour l’amitié aussi brève – Simone Weil n’avait plus qu’un an à vivre entre l’Amérique et Londres où elle mourut le 24 août 1943 au sanatorium d’Ashford  - que définitive qui naquit de ces paroles et des quelques lettres qui s’ensuivirent – correspondance qu’on ne trouve plus aujourd’hui et que notre Centre se propose de reprendre dès qu’il le pourra augmentée notamment des deux lettres de Simone Weil à Joë Bousquet retrouvées par Florence de Lussy (une du 12 mai 1942, l’autre postée de Casablanca) et publiées dans Les Cahiers Simone Weil de juin 1996.

Amitié dont je voudrais d’une part, donner quelques signes et d’autre part, tenter de fonder.

Dès sa première lettre du 13 avril 1942, elle mettra Bousquet au même niveau que le Père Perrin avec qui elle entretenait une correspondance serrée sur les questions du baptême et de la foi. C’est qu’avec Bousquet, elle rencontrait un homme auquel, loin de toute référence religieuse, l’écart entre l’être et l’existence était chose familière ; l’homme qui, selon elle, pouvait penser l’état actuel du monde dans la mesure où « pour penser le malheur, il (fallait) le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder ». Ainsi à ses yeux, Bousquet, blessé depuis plus de 20 ans, « cloué aux mots », selon l’expression de Bernard Noël, était, à ses yeux, infiniment privilégié pour accéder à la connaissance du réel, celle de « l’harmonie pythagoricienne », celle de l’unité des contraires car il portait la guerre logée en lui, ainsi pouvait-il connaître la réalité de la guerre, « la réalité la plus précieuse à connaître parce que la guerre est l’irréalité même » et même si elle recoonnaît qu’il n’est pas encore tout à fait prêt ce que Bousquet acceptait bien volontiers, lui qui affirmera après sa mort à Hélène et Pierre Honorat le 26 janvier 1945 : « Je n’oublierai jamais notre amie. Ses pensées étaient les miennes mais elle se reposait dans les pensées qui m’ôtaient le repos » ou encore à Jean Ballard : « Vous ne sauriez croire combien j’ai été heureux de causer un peu longuement avec Emile Novis. Il n’y a rien à reprendre en elle. J’accepterai volontiers de vivre dans sa peau, sauf quelques substantielles réformes côté ascétisme et plus de complaisance envers le mal. »
 
Parmi ces signes, celui-ci que je vais privilégier. Lorsque Bousquet lui demande « j’aimerais lire de vous des impressions mystiques », c’est bien qu’au cours de leurs conversations quelques allusions avaient été faites au fait qu’elle avait connu de telles « impressions » et en un abandon qui n’est permis qu’à l’amitié la plus vive, elle lui avouera, le 12 mai 1942, comment se récitant à elle-même le poème Love du poète anglais George Herbert (1593-1633) « pour la première fois, le christ est venu (la) prendre » , aveu qu’elle n’avait fait à personne, qu’elle redira, quelques jours plus tard, au seul Père Perrin…

Voyons, finalement qui se rencontre ?
 


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Simone Weil a 33 ans, Bousquet, 45 ; elle, sans œuvre, lui, une œuvre dont il se détache depuis sa « tourne » de septembre 39 ; elle, une philosophe qui rêve d’être poète, lui, la moitié d’un philosophe et la moitié d’un poète.
Deux êtres pour qui la pensée qui ne s’accomplit pas dans une présence est un leurre. Deux êtres qui donnèrent chacun à sa manière leur vie en gage. Deux êtres-de-poésie. Jean Tortel risqua pour caractériser le là de Simone Weil dans l’article qu’il lui consacra dans la revue Sud de 1990 ces mots : « elle était l’écart et la présence », ce refus de toute séduction, ce silence dont elle s’entourait ; lui était la présence et l’écart tant il était séducteur, homme de parole, volubile avec ses amis, avant le noir de l’absence et le silence qui le happait …Gaston Puel le décrit ainsi : « baignant dans la lumière d’une lampe basse le visage si pâle n’allait plus cesser de rayonner : parole fluviale où s’élaborent des reflets de parole, où se recentre l’identité de l’être dans la fluidité irréelle du réel. Une main se tendait au-dessus de la couverture encombrée de livres et de papiers, il allait arriver quelque chose, des événements. Parler, n’est-ce pas l’aventure ? Bousquet était verbe. » (Revue Loess, septembre 1984) tandis que Jean Tortel évoque : « une sorte d’oiseau sans corps et replié sur lui-même. Dans une vaste pélerine noire qu’elle ne quittait pas et qui lui battait les mollets ; immobile, silencieuse à l’extrémité d’un vieux canapé où elle s’asseyait seule – le canapé d’ailleurs surchargé de livres et de revues ; étrangère et attentive, à la fois épiante et lointaine. »

Ces deux êtres regardaient du même côté. Et cela va bien au-delà de leur similitude d’esprit où l’on pourrait relever leur commune prédilection pour l’école grecque idéaliste et pour la patristique, leurs mêmes bases de culture, leur même goût pour la dialectique. Similitude dans la différence toutefois. Ainsi Simone Weil, chrétienne sans église, catholique aux portes du baptême et Joë Bousquet, athée qui s’avança jusqu’aux racines de la foi, conscient qu’un « Dieu que l’on ne trouverait pas en soi, il n’y aurait qu’à le laisser où il est » comme il le dit à Gaston Puel le 30 janvier 1948, Bousquet qui cherchait « un passage de la poésie à la spiritualité » (ORC, TIII) qui avouait en mai 1942 à Poisson d’or : « Je suis un mystique à l’état sauvage. Je passe des nuits entières à guetter l’expression sauvage, l’image, qui, en m’aidant à préciser mes impressions, se rendront capables d’en communiquer la saveur. Je commence à entrevoir ce que c’est que l’homme. Et mes points de vue franchissent la psychologie reçue pour inaugurer une sorte de vue poétique sur l’être. »
Comment par delà leurs différences, Simone Weil ne se serait-elle pas reconnue dans ces mots de Bousquet dans Papillon de neige : « je serais déjà dans une religion si la religion même n’avait pas des arguments pour me retenir », affirmation qui pourrait résumer tout le débat de celle-ci avec le catholicisme et ses représentants.
C’est sur cette crête de flammes, symbole de l’espace où se tiennent ceux qui ont entrepris une révolution spirituelle qui les a jeté hors de cette position centrale imaginaire par laquelle un moi commence toujours par se définir, qu’eut lieu la rencontre.

Nous ne chercherons pas à imaginer ce que purent se dirent Bousquet et Simone weil même si nous pourrions spéculer sur des sujets tels que la décréation, les deux renaissances, l’amitié, la solitude, le malheur…mais nous ne saurions taire le seul sujet dont nous soyons sûrs, celui du projet dont était porteur Simone Weil à savoir ce Projet d’une formation d’infirmières de première ligne parce que Bousquet dans sa lettre du 2 mai 1942  fait un écho direct à leurs échanges : « j’ai longuement agité tous les termes de notre conversation. »
Occasion avouée de la rencontre, ce projet ne relève pas de l’anecdote. Il n’est pas cause occasionnelle tant il est lié à la vision mystique de l’une comme à l’expérience même dans laquelle l’autre était engagé concernant son « passé de soldat où tant de faits (étaient) demeurés en suspens ». Son projet ne procède pas d’une idée humanitaire et charitable. Simone Weil n’a pas en vue une efficacité d’ordre pratique mais bien d’ordre symbolique. À « l’héroïsme de la brutalité » des troupes d’Hitler, elle entendait opposer un héroïsme de la douceur. Au courage échauffé par la volonté de tuer, il s’agit à ses yeux d’opposer un courage capable non seulement de braver le péril – on se situerait encore sur le même plan – mais celui de supporter la vue du péril réalisé, soit le malheur.
Elle va au devant de Bousquet et celui-ci l’approuvera. Il lui montrera qu’il comprend qu’assister un soldat mourant, l’aider à faire face à son malheur demande un courage différent de celui du combattant. Le mourant n’est plus stimulé par l’attaque, la mission…tout cet imaginaire s’est effondré, il lui reste à accepter d’être battu et victime, il lui reste à accepter le malheur. La fonction qu’invente Simone Weil est absente du cours du monde : elle en appelle à un courage inutile au combat, celui de consentir au réel, celui de faire accepter le réel à ceux qui sont frappés en pleine imagination ! À Londres ni le général De Gaulle, si son ami Maurice Schumann ne comprendront la véritable dimension de son projet. Seul Joë Bousquet parce qu’engagé dans la même aventure spirituelle consistant à vouloir le réel, à vouloir sa blessure, à y porter son amour sut la comprendre.

Il est toutefois temps de relever qu’avant cette rencontre frontale et ses conséquences épistolaires, il y eut en amont l’autre rencontre, celle qui se fit sur la scène de l’écriture. Autre scène.
En effet ces deux êtres étaient engagés – lui, depuis 1936 ; elle, depuis moins longtemps disons depuis son arrivée à Marseille en septembre 1940 et sa fréquentation du grenier des Cahiers du sud – dans la phase finale de la mise sur pied de ce fameux N° du Génie d’oc et de l’homme méditerranéen qui finalement ne paraîtra qu’en février 1943. pour « Elle prit feu » dira Simone Pétrement pour qualifier l’engagement de Simone Weil dans ce projet. En quelques mois, avant mi-avril 1941, elle remet son premier article L’agonie d’une civilisation vue à travers un poème épique dont Bousquet dira que « l’expression en est heureuse et les idées brillamment mises en relief ».
On voit donc que la rencontre de l’autre, ce fut d’abord la rencontre de la langue de l’autre. Bousquet et Simone Weil vont se lire, notamment à la faveur d’un différend sérieux entre Bousquet et Ballard. Il concerne l’article de Bousquet Fragments d’une cosmogonie auquel il travaillait depuis de nombreux mois et auquel il tenait. Ballard ne l’aimait pas , le trouvait « fumeux », lui fit reprendre x fois. Excédé, Bousquet rendit les armes en mars 1942. Dans le même temps, Ballard demandait à Simone Weil le texte qui allait devenir En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?  Elle le boucla en un mois. Début mars, Bouquet reconnut en lui « la flèche qui monte plus haut que les nues ». C’est dire. Et comment imaginer que Simone Weil n’ait pas connu  la cosmogonie de Bousquet ?. Je suis tout prêt à penser comme Michel Narcy qui après André Devaux et avant Robert Chenavier dirigea l’Association des amis de Simone Weil que c’est Bousquet qui influença Simone Weil sur les points suivants :
-    opposition être/subjectivité
-    annulation du moi phénoménal
-    méditation sur la distance, l’éloignement
-    l’éloge de l’absence : « l’absence est un amour qui a trouvé Dieu » écrira-t-il, Cf. aussi l’idée que la chute est contemporaine de la création et non consécutive à elle ; que la création n’est pas un acte d’expansion de Dieu mais bien un retrait ; que le silence de Dieu, c’est Dieu…)

Ainsi iront ces deux êtres. Voulant le réel, ils vont s’attacher à se détacher car « l’attachement est fabricateur d’illusions et quiconque veut le réel doit être détaché » selon une des pensées de Simone Weil que Jean Capdeville ponctue de noir et d’une bande rouge. Qui vont s’efforcer  à destituer le moi de sa position centrale faite de brumes et de fumées, à délocaliser le je, à le faire passer de sujet à la position d’objet à venir, le verbe être cédant alors le pas au verbe devenir : ainsi pour Bousquet non plus un « je suis blessé » mais « blessé suis je » ouvrant pour la blessure une de ces lignes de fuite dont parle Gilles Deleuze, la blessure devenant le sujet et le je, l’attribut.
Cette opposition entre la vie et l’être que l’on rencontre chez Bousquet relève bien de la même structure métaphysique que celle qui articule, chez Simone Weil, la critique de ce qu’elle appelle « l’existence séparée », la vision de ce moi comme « tiers importun » entre créateur et création.
Deux êtres écrivant comme en miroir : pour l’un, « j’entrevois le moment mon bonheur consiste dans la pensée que je ne suis rien » et l’autre, « je dois aimer être rien ».
Deux êtres qui ont refusé une conception humaniste de l’art, l’œuvre impliquant pour eux de la part du sujet/auteur un renoncement du moi. Ainsi Simone Weil écrit : « la grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait ce vide » et Bousquet entendait « anéantir la convention poétique qui fait commencer l’œuvre dans l’initiative de l’écrivain ».
Deux êtres qui certes différemment ont voulu « contre-écrire », c’est-à-dire simplement écrire contre. Contre « les fourriers littéraires du désespoir » ; « contre ces maudits de la littérature qui font servir le langage du cœur à habiller des aïeux empaillés ». Ecrire pour consacrer l’inutilité du plus grand nombre de paroles qui la plupart du temps divinisent la personne. Or c’est elle, l’illusion, c’est elle qu’il faut dissiper car « ce qui est sacré bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul. »

Passer les frontières est certes toujours une aventure et à leur façon Simone Weil et Joë Bousquet avant d’être des sages – méfions-nous toujours de ces images prêtes-à-penser – furent des aventuriers. Rôder près des frontières est affaire d’écoute, d’attention, de traduction. L’attention est de Simone Weil et la traduction de Bousquet.
Il y a dans les livres de Simone Weil comme dans ceux de Joë Bousquet une poésie du silence dont le sens n’est pas du côté de l’indicible ou de l’ineffable – nulle impuissance à exprimer, on n’est pas ici dans une métaphysique de type classique fondée sur l’opposition sujet/objet. À lire leurs écrits, on est jeté dans un espace vide, dans un silence qui garde la parole, qui la prend sous sa sauvegarde, dans une nuit qui cache une clarté décisive, rayonnante, plus resplendissante que les prétendues lumières de la raison. Je crois que c’est cela qui a dû opérer comme un court-circuit chez Jean Capdeville. Quelque chose qu’ évoque Maurice Blanchot dans son texte sur Bousquet – Blanchot qui écrivit également sur le désir chez Simone Weil dans L’entretien infini - :
« Cette suite de notes est un entrelacs de voix, de silences, de songes dont on ne découvre le sens que si l’on réussit à ne pas le chercher. Comme dans le labyrinthe où ce qui est difficile ce n’est pas d’en sortir mais d’y entrer, il ne faut pas regarder les mots comme les fragments d’une explication, mais comme la clé d’un chemin où l’explication n’a plus de sens. Il y a toujours derrière les images, une lumière silencieuse qui permet d’être vu, et non pas de voir, et qui est comme la décomposition de la nuit. Elle vous dévoile plutôt qu’elle ne vous éclaire, et elle corrompt l’unité solennelle du discours. »
Dirais-je comme dans les toiles de Jean Capdeville ?

Deux êtres capables de ce regard où une âme se vide de soi pour recevoir en elle l’être qu’elle regarde tel qu’il est en lui-même dans sa vérité, capables dès lors de se demander mutuellement : « quel est ton tourment ? », question dans laquelle Simone Weil voyait la parole même de la « pierre de vie » (à JB, le 13/08/1942).
Deux êtres qui n’avaient pas cette capacité en entrant dans la vie et qui durent « passer des années de nuit obscure », qui durent « errer dans le malheur » : et pour l’un, ce fut la blessure – cela même qui l’allégea du mensonge d’avoir à être quelqu’un – pour l’autre, et elle en fit l’aveu à Bousquet dans sa lettre du 12 mai 1942, ce fut « cette douleur située autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l’âme et du corps, qui dure pendant le sommeil, et n’a jamais été suspendue une seconde. Ce sont ces deux êtres engagés dans la découverte que « les choses et les êtres existent » (à JB, le 14/04/1942) qui vont s’écrirent en ce printemps 42.
Deux êtres capables d’attention, soit de ce regard « suspensif, en attente, vide, selon la définition qu’en donne Simone Weil dans l’Attente de dieu, qui ne cherche rien mais qui est prêt à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer », qui ne pèse ni sur les choses, ni sur les êtres, regard détaché de cette avidité de la faim qui cherche toujours à ramener vers soi, à toucher, mais qui au contraire sait consentir à la distance, laisse les choses et les êtres être ce qu’ils sont dans leur ordre. Vulnérables. Vulnérabilité à laquelle Jean capdeville s’est toujours montré sensible, ainsi releva-t-il cette pensée de Simone weil : « la vulnérabilité des choses précieuses est belle, parce que la vulnérabilité est une marque d’existence »
Ce regard propre à délier la langue de la vie est regard d’amour, commencement de tout et dont les lois, pour Bousquet, étaient des lois de vie. « l’amour est le commencement » a encore relevé Jean Capdeville. Ce regard, Simone Weil l’appelle « compassion », elle le définit comme cette « tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable. » À cela fait écho ce que Bousquet reconnaît comme la marque propre d’une pensée de Midi, propos que j’aime à répéter ici et offrir à nouveau à Gaston Puel qui les avait aimés, à Jean Capdeville parce que je crois qu’il pourrait se retrouver en eux, Jean Capdeville, méditérranéen, inventeur d’une vérité toujours subordonnée à notre goût du ciel et du vent..
Bousquet s’adressait à Ballard :
« Ah ! Nous sommes de vrais méridionaux, des hommes de jour pur et d’eau courante, uniquement sensibles à la part renaissante de chaque chose qui dure. Nous savons qu’être, c’est devancer dans ce qui passe le souffle qui va l’emporter, participer ainsi de ce qui le ressuscite et ne saurait sans la collaboration perpétuelle de la mort, entretenir la vie. »

medium_IMG_9644.JPG Oui, « aimer le temps », cette injonction de Simone Weil, Jean Capdeville l’a reprise au moins deux fois…Oui, ne pas céder à ce « dur filament d’élégie » dont parlait Mario Luzi, ne pas céder aux chromos romantiques se plaignant de la fuite du temps. Ne pas donner prise à cette fausse approche qui nous faisant confondre marque et cause croit que c’est le temps qui cause notre impuissance alors que c’est depuis toujours, du fond de notre humaine condition que nous sommes impuissant et que c’est pour cela que le temps s’il n’est pas la marque de notre puissance reste le signe de notre liberté.
Aimer le temps, cela aussi les méditerranéens le savent. Comme ils savent que si changer la vie a fait long feu peut-être tout simplement parce que la vie est changement, changer la vue – Seul le regard sauve disait Simone Weil ! - , les artistes et les poètes le peuvent dans leurs œuvres. Celles-ci produisent à l’intérieur de nos discours habituels qui organisent le monde (comme il va mal) des trouées ou des absences que nous devons apprendre à combler. Cela est apprendre à voir. À vivre aussi bien.
Oui, les artistes, les poètes sont les vrais conservateurs finalement, ceux des « infinis visages du vivant », selon l’expression de René Char… l’enjeu tient tout entier dans le verbe maintenir. Il s’agit de maintenir l’homme comme chance. Que tout homme soit la chance d’un homme, c’est cela que disent les œuvres d’art et les poèmes. Là que nous naissons et re-naissons incessamment, là que nous rétablissons ces fameux liens qui manquent, là que vivre ensemble peut prendre du sens.
Pour conclure, ces mots de Hölderlin à son frère Karl en une lettre du 1/01/1799. Ils ne disent pas ce qu’est l’art, la poésie mais ce qu’ils doivent être, ce toujours davantage et ce davantage toujours où tout espoir trouve son étoile :

(…)
Il faudrait que cesse une bonne fois l'incompréhension sans bornes par laquelle l'art  et surtout la poésie se trouvent dégradés chez ceux qui la pratiquent et ceux qui veulent en jouir. On a déjà tant parlé de l'influence des beaux-arts sur l'éducation des hommes, mais comme si personne ne prenait la chose au sérieux, et c'était bien naturel, car personne n'a songé à la nature réelle  de l'art, et surtout de la poésie. On ne l'a considérée que sous ses dehors modestes qui, évidemment inséparables de son essence, n'en constituent nullement tout le caractère; on l'a prise pour un jeu parce qu’ elIe se présente sous l'aspect modeste d'un jeu. Logiquement elle ne pouvait donc produire d'autre effet que le jeu, c'est-à-dire celui d'une distraction, diamétralement opposé à l'action qu'elle exerce quand elle est présente dans sa véritable nature. Alors elle permet à l'homme de se recueillir; elle lui dispense le repos, non le repos vide, mais vivant, celui où, toutes les forces étant à l'œuvre, seule leur profonde harmonie nous empêche de les percevoir comme agissantes. Elle rapproche et unit les hommes, mais pas à la manière du jeu, où le lien consiste à s'oublier et où les particularités vivantes de l'individu ne peuvent Jamais se faire Jour.
(…))    
Lorsqu'elle est véritable et efficace, elle les unit en effet par leurs multiples joies et souffrances, leurs désirs, leurs  espoirs et leurs craintes, par leurs idées, leurs défauts et leurs qualités et par tout ce qui fait leur grandeur et leur faiblesse, lien qui se resserre jusqu'à devenir un tout vivant et profond aux mille articulations; et c'est cela que doit être la poésie.

© Alain Freixe

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