30/10/2006
balise 10
"Il n'y a que l'homme comme silence qui puisse faire face."
Paul Celan
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23/10/2006
Balise 9
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21/10/2006
Balise 8
Ces mots de Montaigne à propos de la poésie:
"Quiconque en discerne la beauté, d'une vue ferme et rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur de l'éclair, elle ne pratique point notre jugement, elle le ravit et le ravage."
20:25 Publié dans Balises | Lien permanent | Commentaires (0)
19/10/2006
Turbulence 5-
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16/10/2006
Michel Balat - Le myosotis et puis la rose…
( Texte d'une intervention de Michel Balat à un Colloque sur la sexualité en 1996 )
J’avais prévu de parler de cette belle chanson, « Comme un p’tit coquelicot », qui date de 1951 ; Mouloudji l’a immortalisée, mais bon nombre de chanteurs l’avaient, dès cette époque, reprise. Les paroles en sont de Raymond Asso. C’était un des amours d’Edith Piaf ; il est, je crois, mort assassiné. L’histoire contée dans la chanson se termine d’ailleurs assez mal, le p’tit coquelicot, à la fin, est un « trou rouge au côté droit » :
Y’avait trois goutt’s de sang
Qui faisaient comm’un’fleur
Comm’un p’tit coqu’licot, Mon âme !
Un tout p’tit coqu’licot.
C’est une façon d’introduire un petit peu mon… laïus ! J’imagine que c’est un jeu de mots ? L’AIHUS, Laïus : le père de celui qui l’a tué… bon ! Vous savez peut-être d’où vient l’expression : faire un laïus ? Je crois avoir su qu’elle datait du premier examen de Polytechnique, lors de la création de l’école. Les examinateurs ayant remarqué que Laïus, étant donné sa position dans les tragédies d’Oedipe n’avait guère la possibilité de faire valoir son point de vue, ont posé comme question aux étudiants : « Laïus parle, rapportez son discours ». Se non è vero… N’en sommes-nous pas toujours là, puisque, parlant, nous inventons la parole — pas le langage ! —, nous émergeons d’un vieux silence, comme le ferait Laïus. C’est le présent : Jacques Lacan ne faisait-il pas remarquer que « le présent, c’est quand je parle ».
Le myosotis et puis la rose,
ce sont des fleurs qui dis’nt quéqu’ chose !
Mais pour aimer les coqu’licots
et n’aimer qu’ça… faut être idiot !
Mais pourquoi cette chanson a-t-elle eu ce rayonnement ? Elle doit dire quelque chose de très important, comme tous ces poèmes, toutes ces chansons qui restent dans la conscience universelle.
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Balise 7
"La réalité aujourd'hui nous ne la reconnaissons plus. Elle nous apparaît sous une forme nouvelle...(réductible à aucune autre...résiste de toute l'opacité de sa nouveauté ). Tout dans l'univers, en dehors de cette qualité, a un nom. Elle seule en est dépourvue; seule, elle est neuve. Nous nous efforçons de lui donner un nom.Ainsi commence la poésie."
Boris Pasternak
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15/10/2006
Lu 8 - La parole-lichen d'Antoine Emaz
( Antoine Emaz a publié en 2004 aux éditions Tarabuste avec des dessins de Djamel Meskache, Os.)
Là où le sol manque – ou un peuple, si l’on a lu Gilles Deleuze – la parole pour peu qu’elle sache se faire lichen n’est pas tout à fait démunie. Cette « parole lichen » est celle qui dans le poème d’Antoine Emaz tient toute sa poésie. En constitue la veille . Discrète et obstinée. Endurante. Quoiqu’il arrive. Elle se développe dans ce livre en 34 poèmes-lichens tous datés et disséminés sur de 5 mots-rocs : os, calme, ombre, peur et vieux.
Et qu’est-ce donc qu’une « parole lichen » ?
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Michel Séonnet - Une petite plage de l'autre côté de la mer
( Michel Séonnet vient de publier Un petit livre d'Heures à l'usage de ma soeur aux éditions de l'Amourier . Il confie aujourd'hui à notre lecture cet inédit écrit en mars 2006.)
22:55 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0)
12/10/2006
Balise 6
"Lire exige un don qui n'est pas donné à l'avance, qu'il faut chaque fois recevoir, acquérir et perdre, dans l'oubli de soi-même."
Maurice blanchot
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02/10/2006
Madames de l'été 2006
Canicule 1-
Madame, ce soupçon. Ce rien sur fond d’absence qui nous laisse soupçonner la présence de quelque chose déjà en train de passer. Ni ombre, ni clarté.
Rien de présence, présence de rien.
Canicule 2-
Madame donne à la nuit sa goutte de lumière. Inassimilable. Elle traîne sur le plissé de l’air. La sécher jusqu’à ce que plus rien n’en reste sera le travail du jour.
Canicule 3-
Madame, toute de terre. Et retournée sous les souffles. C’est de l’attente qui passe. À côté, le soc en feu de la charrue prend le dessus sur le soleil. Rien ne bouge. La chaleur est un mur dressé contre le ciel blanc. Sans air.
15:13 Publié dans Du côté de Madame*** | Lien permanent | Commentaires (0)
01/10/2006
Emotion. Musement. Poésie
À l'enfant qui ne saura jamais comment dessiner la pluie,
Aux mots qu'il tisse depuis autour de cette question
et dont il reconnaîtra ici la part.
« La poésie commence là, vers cette fin du douzième siècle,
sur cinquante centimètres de neige,
quatre phrases, trois gouttes de sang. »
Christian Bobin
Je me suis surpris - lurette déjà ! - à contredire l'idée que l'émotion soit ce qui meut. S'était imposée à moi, à titre d'idée incidente, l'étymologie, dont je sentais parfaitement le caractère fantaisiste, d'un ex-movere que je traduisais par un « hors du mouvement ». Vérification faite, si le préfixe autorise parfois le sens de « hors de », il signifie, bien sûr, aussi et le plus souvent « en provenance, de l'intérieur de » , sens qui légitime l'approche commune qui voit dans l'émotion ce qui nous jette dans le mouvement.
Fallait-il renoncer à cette approche naïve ?
C'eût été faire fi de tout ce qu'elle devait à l'épisode du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, où l'on voit Perceval, appuyé sur sa lance, muser sur
« trois gouttes de sang / apparues sur la neige blanche », « couleur toute nouvelle » qui lui rappelle le visage blanc et coloré de sa mie. Faut-il rappeler les circonstances ? Perceval « en quête et en attente d'aventures et d'exploits chevaleresques » s'avance, au petit matin, dans « une prairie gelée et enneigée » vers le camp du Roi Arthur. Soudain, un vol d'oies sauvages qui traversait le ciel est attaqué par un faucon. Le tourbillon de plumes qui semble tomber des nues pousse Perceval à « piquer des deux » dans cette direction. Telle est bien l'émotion qui pousse à l'action. Si elle est susceptible de nous détourner du chemin que nous suivions, c'est finalement pour en emprunter un autre qui reste malgré tout du même ordre.
Quand Perceval arrive près de l'endroit où oie sauvage et faucon s'étaient abattus, il ne reste plus, sur la neige foulée, que trois gouttes de sang qui semblent faire avec elle comme « une couleur naturelle ». Cela arrêtera Perceval. On le voit, il suffit de bien peu de choses, trois fois rien. L'émotion qui saisit Perceval le jette brusquement hors du mouvement, non seulement hors de celui lié aux aventures de sa quête - Il s'appuie sur sa lance et pense tant qu'« il s'en oublie lui-même » - mais aussi hors de celui lié au socius humain. Ainsi, tant que vibrera le rouge des trois gouttes sur le blanc de la neige printanière, il rejettera violemment les chevaliers Sagremor et Keu, envoyés auprès de lui par le Roi Arthur, tous empêcheurs de muser en rond. Dans le pays où est entré Perceval, comme dans celui de René Char, on ne « questionne pas un homme ému ».
Si, de l'extérieur, les chevaliers Sagremor et Keu ont pu croire que Perceval dormait, ils se trompaient. Cet effondrement de la réalité, cet oubli de soi n'ont pas jeté Perceval dans la passivité mais, au contraire, dans un penser original. Perceval « muse », dit Chrétien de Troyes. Alors que l'on traduit généralement ce terme « muser » par « rêver », je propose que l'on conserve tel quel l'Ancien Français. Dans sa forme nominale, il nous servira à désigner ce en quoi nous jette l'émotion, comme si celle-ci continuait à courir sur son erre dans le musement. Au sens propre, muser signifie faire mus, soit rester le museau en l'air (museau provenant de « I'ancien mot non attesté « mus », postulé par l'ancien gascon mus (XIII) face, visage », selon Le Robert-Dictionnaire historique de langue française d'Alain Rey) à faire mu, (issu du latin mutus, en parlant des animaux puis des hommes, d'où vient le mot muet).
Musant, la voix manque à Perceval. Aussi nulle autre voix ne peut pénétrer en lui. Tout se passe comme si le manque par lequel la voix des autres pénètre en nous s'était comblé. Et en effet Perceval est comblé. Étant « tout à une pensée qui faisait (son) plaisir », il ne lui manque rien. Ainsi consonne-t-il, en un bel accord, avec ce qui est venu s'inscrire, par hasard, dans la réalité du jour. Ce n'est là pourtant que trois fois rien ! Trois fois rien qui l'engage à n'attendre plus rien, de rien ni de personne, surtout pas de ces autres à la voix non courtoise, si pâle devant le timbre de la « couleur naturelle » qui le retient, autres dont il craint qu'ils ne se mêlent de ce qui ne les regarde pas, autres dont il comprend qu'ils veulent l'arracher à ce qui « faisait sa vie », à cet indicible plaisir, fruition du musement. Ce silence, si caractéristique du musement, n'est pourtant pas viduité mais plénitude. Ainsi avant de signifier « le fait de perdre son temps à des bagatelles », ce que pensent Sagremor et Keu, ces hommes « sérieux » des temps chevaleresques, muser signifiait « s'appliquer à réfléchir mûrement à ».
C'est bien là ce que nous dit Chrétien de Troyes: Perceval pense !
Si l'effet de son penser original est d'être oubli de soi et d'ouvrir sur le silence, s'agissant d'un penser, on ne peut qu'inférer l'hypothèse d'un bruissement de paroles dans la bée de cette bouche d'où aucun son ne sort. Que ce soit ce babillage tout intérieur qui, après s'être porté en terre d'oubli « où se situe le lieu des métamorphoses », selon Maurice Blanchot, un jour, advienne, noir sur blanc, sur la page comme les premiers mots d'un poème, n'aurait certainement pas étonné René Char qui, s'interrogeant sur la venue de l'écriture, répondait ~ comme un duvet d'oiseau sur ma vitre, en hiver».
« Cette musique conviée au sacre de l'ineffable,
je l'ai entendue et n'en dirai rien:
à chacun son souffle, à chacun son baptême. »
Gaston Puel
Redisons d'abord que toute émotion ne tourne pas au musement, qu'au contraire, la plupart du temps, à peine ouvert, le trou qu'ouvre l'émotion déverse rires ou pleurs, ou l'un pour l'autre. Phénomènes de retombée, à quoi on la réduit le plus souvent, oubliant, à ne plus regarder du bon coté, le moment premier de l'arrêt, du court-circuit, lumière trop vite éteinte par la crue suscitée. L'émotion qui tourne au musement est suspension du temps, interruption du cours des choses et du sujet. Elle fait arrêt, suspens qui précède un saut arrière, ouverture dans le repos d'un répit, regard d'arrière qu'à la suite de Chrétien de Troyes nous appellerons musement, trou noir de la pensée où ramassée sur elle-même, elle joue et jouit de ce qui lui est le plus propre sous la loi vivante du corps où tout le désir s'engouffre. Revenons à Perceval, à son apparent désastre. Quel astre traversant soudain le ciel de ses pensées va éclipser le chevalier ?
Rouge sur blanc. Trois trous déchirent la neige, sa blancheur redondante. Trois fois rien, trois gouttes de sang et le blanc de la neige comme l'apparition fragile d'une « couleur naturelle », tout ce qui reste d'une chose naturelle, dont Miguel de Unamuno disait qu'elle revenait toujours, soit l'attaque d'une oie sauvage par un faucon.
Ainsi, pour Perceval, quelque chose arrive dans la perception, quelque chose qui se donne à voir comme par effraction, quelque chose qui pourrait bien correspondre à ce que les psychanalystes appellent l'image de l'objet du désir, soit la fascination d'un ineffable, disons la merveille en son surgissement. Un lacanien, qui serait « pouatassez », comme aimait à le dire Lacan lui-même, pourrait y reconnaître, au-delà de l'automaton, la tyche, cette rencontre du Réel sous la forme de l'absolument fortuit et comme tel apparemment dénué de sens qui arrête, déchire et troue le train du monde. Que la rencontre soit toujours manquée, qu'elle soit « I'a-rencontre », comme l'écrit Jean Ansaldi, nous nous réservons d'y revenir. Quelque chose surgit, quelque chose fait trou alors que s'effondre tout le symbolique, quelque chose qui ne se laisse pas réduire aux formes qu'il a pu prendre dans la réalité puisqu'elle s'évanouit dans le même temps, quelque chose comme une force, quelque chose comme une vibration - lumière et son - requiert celui qui de ses yeux l'entend, quelque chose comme un ton, cette qualité du signe.
Tout ce qui apparaît dans le monde se porte aux signes. C'est bien un signe qui arrête Perceval: trois trous rouges sur le corps blanc de la neige, soit le signe d'une « couleur naturelle ». Pour tenter de qualifier ces signes, sans entrer pour autant dans les dédales de la sémiotique peircienne, nous retiendrons sa trichotomie de ton, trace et type dont Michel Balat montre l'enjeu dans la revue Sémiosis n°57/58. Tout signe apparaît comme trace dans le monde de l'existence, de la réalité que scelle la finitude: trois gouttes de sang sur la neige. Observons, d'abord, que les traces ici s'effacent au profit d'une « couleur naturelle », sans identité particulière, pure qualité. Le ton est de l'ordre de cette immédiateté, soit l'ineffable d'une pure présence. Observons, ensuite, combien la plupart du temps si les traces s'effacent, ce n'est pas dans le ton mais dans les types. Eux ont, au contraire, une identité bien déterminée car ils entrent toujours dans un système organisé, d'où ils reçoivent leur sens, soit ce qui offre prise, dans n'importe quelle quête, au savoir de celui qui la mène: ici, par exemple, à celui du chasseur. Ainsi donc une hiérarchie est à établir dans cette trichotomie: un type présuppose une trace laquelle présuppose un ton. Directement perceptibles parce qu'existantes, les traces jouent le simple rôle de déclencheur. Laissée à son rythme - ce « ah ! » des choses dont parlent les japonais - qui non seulement l'enserre et la tient mais la rend vibrante, la trace livre son ton. Ce ton de la « couleur naturelle », tel est l'astre qui pousse apparemment Perceval au désastre, qui l'arrête et le jette hors du ton sans ton du monde de nos fatigues, hors de cette tension de la corde des jours, saturée par les types qui, imposant sens à toute trace, lui interdisent la moindre vibration, dans le ton, cet ineffable dont l'être ne dépend de rien d'autre que de soi et qui impose la hauteur de sa note.
Appelons cette mise dans le ton, intonation. C'est elle qui signe la sortie hors de nous-mêmes. S'y livrer, c'est muser, soit accéder à ce penser où la pensée n'est plus en nous tant nous sommes alors, hors savoir, dans notre pensée.
Le voit-on suffisamment ? Tout est affaire de regard.
Du réel qui s'écrit dans le monde, rien n'est voilé que nous ne voilions. Nous sommes les gardiens des voiles, tant il est vrai que nous l'habillons de toute notre épouvante, ce fruit de notre exil, selon ce qu'en disait cet autre Roi méhaignié que fut le veilleur immobile de Carcassonne, Joë Bousquet. Nous n'habitons pas notre regard mais une demeure étrange-étrangère préparée par une raison-architecte, bâtisseuse de casiers où ranger les effigies des choses, soit autant de types. Là vit ce regard intelligent qui nous voit faner les choses, passer sans sourciller des traces aux types où il y a toujours de quoi se rassurer. Ainsi ratons-nous le Réel jusque dans ces fausses attentes qui nous voient espérer de lui un éveil alors qu'il conviendrait de savoir nous éloigner, retenir notre haleine en présence des choses, nous ouvrir à elles afin que rejetées hors de leurs traces vers leur ton, qui toujours porte la différence de la trace, elles nous aident à abandonner cette ombre d'homme que nous sommes, traînant le bruit de chaîne de l'espace et du temps comme seule coloration de vraisemblance à cette illusion tenace, notre premier et principal obstacle: être quelqu'un. Être un chevalier, voilà ce qu'abandonne Perceval dans cette prairie enneigée. Face à trois gouttes de sang sur la neige, Perceval rend sa vie. Ici, la trace se dévore elle-même. S’ouvrant sur son ton, elle aspire, à travers ce trou minuscule, tout le monde extérieur.
Dans l'impossibilité où nous sommes de pratiquer la vertu d'éloignement, c'est dans l'émotion, cette soudaine saisie par le ton, que s'annule la dimension de pure exteriorité où s'agitait le moi phénoménal. L'émotion est arrachement, détachement de cette réalité du monde qui n'est que la réalité de notre moi illusoire transporté dans les choses. Le musement, lui, tient la note. Il nous porte au large de nos actions, dans cette distance par et dans laquelle on s'extirpe du discontinu, on s'évade de la prison du temps, de l'espace et des causes qui créent la vie où nous avancions comme à rebours. Ici s'annule le privilège qu'a l'homme de tout rapporter à soi. Retrouvant ses yeux d'avant le savoir, c'est alors qu'il voit. Ces « yeux du jour » dont « Ie regard est une lumière pour le cœur », selon les mots de Joë Bousquet, ne s'ouvrent que sous l'autre regard, celui du ton, dans ces moments où l'on muse, « moments où je pensais vraiment, où, si loin de toute considération morale que m'emportât mon esprit, librement détaché de moi-même et des conditions de l'existence, je me sentais entièrement purifié, quitte de tout, mon amertume de ce soir me confirme que j'étais alors regardé ». Être regardé, ou n'être plus que son regard, comme le dit Chrétien de Troyes de Perceval, tel est l'effet de résonance du ton.
À être ainsi dans le ton: notre regard ne se forme plus dans nos yeux, comme il en va quand tout va, mais bien dans ce qu'il regarde, dans le ton, soit cette qualité de présence qui compose à l'ombre de notre être, sous la lumière levée de sa chair, un savoir insu. On ne muse jamais que porté au plus près de ce que l'on aime.
« Trop près..., dira Joë Bousquet, pour continuer de me connaître ». C'est qu'en effet, jouissant de cette image qu'a inventé dans nos yeux le ton, tout se passe comme si l'on devenait la vérité que l'on a trouvée, vérité dont le « je » ne peut rendre compte. Musant, depuis le plus profond de sa pensée, Perceval ne peut que faire mu, étrangement en contact avec cela même qui lui est pourtant le plus éloigné, sinon inaccessible, puisqu'aussi bien il n'en saura jamais rien. En ce sens, toute rencontre du Réel est rencontre manquée.
D'autant plus manquée, qu'elle ne saurait durer. Vivant, le musement est fragile. Essentiellement tonal, il dure ce que dure le ton. Or le rythme de la « couleur naturelle des trois gouttes de sang sur la neige est suspendu au cours naturel du monde, à la montée du soleil dans le ciel. Gauvain ne surviendra qu'au moment où le soleil commencera à effacer la troisième et dernière goutte de sang. Le ton se défaisant, son intensité baissant, le musement s'altérait: « le chevalier n'était plus / aussi intensément en ses pensées », note Chrétien de Troyes. Ainsi Perceval est-il rendu peu à peu apte au ton social, apte à entendre la parole courtoise de Gauvain, à retourner dans le monde des fatigues, dont il est manifeste que nous ne saurions jamais sortir tout à fait.
Ce sont le ton qu'emploie Gauvain et le musement qui sous-tend sa parole qui ramènent définitivement Perceval à la consience. Souvenons-nous de cette idée incidente qu'évoque Gauvain devant le Roi Arthur, après que Sagremor et Keu aient été défaits par Perceval. Tentant d'expliquer l'attitude du chevalier qui sur sa lance sommeillait, Gauvain en vient à évoquer la possibilité de quelque perte ou de quelques tourments liés à son amie qui lui aurait été enlevée. On peut penser que c'est dans ce musement de Gauvain que Perceval se reconnaît. Aussi, à peine entré dans le monde où règnent les types, Perceval va rendre compte à Gauvain, dans le cadre d'une élaboration secondaire, non du Réel de son musement mais de sa transposition méconnaissable dans les mots: « tandis que je regardais, c'était à mes yeux / la fraîche couleur du visage / de ma si belle amie que je voyais », lui dira-t-il. Ainsi va, se perdant, la vérité. Ainsi cette idée concernant son amour pour Blanchefleur, dont le musement semble être la révélation, s'impose dans l'actualité d'un dire qui en censure l'accès tout en l'ouvrant. Dépendant de ce qui le nie, le contenu du musement s'enfonce dans l'oubli, non comme dans un vide, un défaut mais comme en une terre de mémoire garante d'une germination à venir.
« Tu n'écris jamais ce que tu sais, mais ce que tu ignores avoir su. »
Edmond Jabès
Ai-je approché là l'émotion poétique ? Oui et non. Non, si nous pensons à la poésie comme à cette lutte amoureuse au sein de la langue contre ses propres pesanteurs, travail où la fraîcheur de l'émotion, liée au surgissement des premiers mots, risque toujours de se perdre mais dont le poète sait pourtant mystérieusement raviver l'ardente lumière. Oui, pourtant, si nous pensons à la poésie comme à ce qui vibre dans le monde, « autre monde » qui ne renvoie à aucun arrière-monde métaphysique mais qui est bien dans le monde, en-deçà tonal où l'on ne pénètre que par tyche, rencontre fortuite, sortilège du hasard. Celui qui, selon les mots de René Char, « prend contact avec cette poésie dans un instant inévitable, au seuil d'une rencontre nécessaire, et si peu recherchée par lui qu'il peut ne pas en ressentir sur le champ l'emprise, celui-là muse. Qu'il ne puisse rendre compte de la vérité de son musement, voilà bien ce qui importe. De l'émotion où l'on fait mu, il n'y a rien à dire. L'appel entendu, la consonance n'engage pas une écriture. Celle-ci ne se confond pas avec l'appel qui nous a jeté dans le musement. C'est en terre d'oubli - notre mémoire - que se porte et se dépose l'appel, le ton des choses, comme ces graines que le vent emporte et oublie enfin quelque part. Quelque part où, un jour, le passant s'étonnera peut-être, à son tour, de cette pousse verte sur ces arènes pauvres, comme le poète des premiers mots d'un vers qui « savent de nous ce que nous ignorons d'eux », selon René Char. Mais c'est déjà là une autre histoire.
© Alain Freixe
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Turbulence 4-
Basilic / Basilique
Je me disais parcourant le N°25 du Basilic – vous pourrez le lire bientôt sur le site amourier.com - nom donné à la gazette que publie trois fois par an l’association que je préside aux côtés de Bernadette Griot, Raphaël Monticelli, Yves Ughes, Martin Miguel combien notre ami Martin Miguel s’était montré inspiré de jucher notre animal mythologique sur un pilier de Basilique un brin de balico dans la gueule!
Travaillant tous ces jours derniers sur André Frénaud, j’ai trouvé ça dans un article de Julien Busse, paru dans Pour André Frénaud, Obsidiane & Le temps qu’il fait (1993), à propos des basiliques. La basilique a succédé à l’emplacement du tombeau d’un martyre chrétien – ce que l’on appelait entre 500 et l’an 1000 une memoria.
Les basiliques accueillaient les pèlerins car se trouvaient là des reliques puis on y enterra les morts : « Longtemps les basiliques cimitériales se distinguèrent de l’église de l’évêque, de la cathédrale (…) qui ne contenaient aucune tombe. Les basiliques, au contraire, étaient remplies de morts… ». On s’y faisait enterrer non seulement pour être à côté des premiers martyres mais aussi pour prendre place dans la lignée.
Selon moi, notre Basilic est une telle memoria. Un tel lieu de passage entre deux mondes. Il fait pont sur l’absolue discontinuité des vivants et des morts. Nulle fusion mais conjuration d’une séparation sans retour entre les vivants et les morts – j’appelle morts ceux qui se sont rendus tels pour signer leurs textes et que nous accueillons dans notre gazette.
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