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15/10/2006

Michel Séonnet - Une petite plage de l'autre côté de la mer

( Michel Séonnet vient de publier Un petit livre d'Heures à l'usage de ma soeur aux éditions de l'Amourier . Il confie aujourd'hui à notre lecture cet inédit écrit en mars 2006.)


Tout le temps où il voit l’homme aller venir d’une vague à l’autre, difficile de dire s’il s’agit d’un nageur ou d’un noyé. Bien sûr, il est un peu tôt pour se baigner, mais avec les Scandinaves de la Marina, il en a vu d‘autres. Déjà bien quand ils ne se baignent pas tout nus ! Il paraît que le taux de change leur est très favorable en ce moment, et que pour trois fois rien ils peuvent venir dans une de ces résidences construites les unes à la suite des autres tout le long de la mer. Vont. Viennent. Vacances au soleil ! Les plus beaux paysages du monde, dit la publicité qu’il a vue à la télé ! La différence qu’il a constaté entre un baigneur et un noyé, c’est que les baigneurs avancent droit, on peut suivre leur progression, de gauche à droite par exemple, ou du proche au lointain. Les noyées, eux, c’est comme des barques à la dérive. Vont. Viennent. Disparaissent entre deux vagues et puis on les revoit à nouveau plus loin sans savoir s’ils s’approchent ou s’éloignent. Souvent les noyés sont habillés, alors que les baigneurs sont au moins torse nu – mais ça ne prouve rien, plusieurs fois il a vu des noyés vêtus d’un simple short. La vraie différence, c’est cette écume blanche provoquée par les mouvements des bras et des jambes des nageurs, presque un sillage pour ceux qui ont une nage puissante.Et là ? 


Rien. Il se met debout pour mieux voir. Non. Pas la moindre écume autour du corps. Rien. Il est encore trop loin pour qu’on voit son visage. Les nageurs scandinaves sont en général rongés de coups de soleil. Il n’y a qu’à attendre. Si c’est un noyé, la vague finira bien par le porter jusqu’à la page. La mer finit toujours par rejeter les corps qui lui sont étrangers. Le matin, quand il arrive sur la plage, il est sûr de pouvoir allumer un feu avec le bois qu’il ramasse. Un cadeau de la mer, il se dit. Pour se réchauffer le temps que le soleil fasse son apparition, légèrement sur sa droite derrière ce petit promontoire. Il est ravi lorsque le feu s’éteint au moment même où le soleil apparaît. Mais ça n’est arrivé qu’une fois. Ce matin, le feu n’a pas duré. Il y avait quelque chose de mauvais dans le bois. Il l’a vite senti. C’est d’ailleurs peu après que le feu se soit éteint qu’il a vu l’homme. L’homme est apparu en même temps que le soleil. L’un à l’ouest, l’autre à l’est. Plutôt nord-ouest, pour l’homme. C’est en tout cas ce qu’il dira aux policiers plus tard. La nuit avait été calme. En général, ça ne présage rien de bon. Ils croient qu’avec le ciel clair, la mer calme, ils ont plus de chance de passer. Il y en a qui s’imaginent le contraire. Que s’il pleut c’est plus facile pace que les policiers restent à l’intérieur du poste pour ne pas se mouiller. Foutaises, tout ça. Foutaises que racontent les passeurs qui ont toujours une bonne raison pour dire que c’est le moment d’y aller, maintenant ou jamais. En fait, tout le monde sait bien que ça n’a rien à voir avec la météo. Ça dépend de l’heure de la ronde du flic qu’ils ont payé. Il les a souvent entendu parler au café Olympic. C’est là qu’ils viennent chercher les malheureux prêts au départ. Il dit « malheureux », à cause de ceux dont il a vu les corps ramenés par la mer. Mais en fait il n’en sait rien. Qui est heureux ? Qui est malheureux ? Ceux qui restent ? Ceux qui partent ? Ceux qui meurent ? Ceux qui, comme lui, n’ont que leur vieillesse à mettre dans la balance, et l’espoir de ramener quelques poissons qui, faute de mieux, nourriront la famille ? Le soleil commence à être haut. C’est toujours impressionnant de voir à quelle vitesse il monte. Maintenant il voit distinctement les porte-containers, les ferries, comme un ballet de jouets d’enfants sur le fond bleu du ciel. Toute la journée ça dure. Ça n’arrête jamais. Quand il essaie de se demander où vont tous ces gens, toutes ces marchandises, ça lui donne le vertige. L’homme ? Il ne le voit plus. La mer est un peu plus forte maintenant. Elle forme des creux qui empêchent de voir très loin. A moins qu’il ait coulé. C’est bien rare qu’un noyé qui est remonté à la surface coule à nouveau. Sauf s’il y a des poisons qui le tirent vers le fond. Il en a vus. Tout bouffés de partout. Ça lui fait bizarre de penser que les poissons qu’il est en train de pêcher se sont peut-être régalés du type qui flotte là-bas. Mais souvent ce sont les oiseaux. Les mouettes. Il en a vues perchées sur des corps comme si c’étaient des barques. Et vas-y que je te plante le bec dedans. Saloperie de mouettes. Les poissons, il ne les a jamais vu faire. Il peut au moins se dire que ceux qu’il pêche ne mangent pas de cette viande-là. C’est en tout cas ce qu’il dira à sa femme si elle lui demande. Mais elle ne demande jamais rien. De toutes façons s’ils mordent dedans c’est qu’il est déjà mort. Il y a des mouettes là-bas vers où il a vu le type flotter pour la dernière fois. Il dit le type, mais c’est peut-être une femme. Une fois c’était une femme, et elle était enceinte, on voyait bien son gros ventre sous le tissus déchiré de la robe. Qu’est-ce qu’il y peut ? Il leur dit bien au café quand il les voit. N’y allez-pas. Rentrez-chez vous. Ils ne veulent rien entendre. Tais-toi, grand-père, ils disent. Toi t’as plus qu’à mourir, mais nous c’est notre avenir là-bas, toute la vie devant nous, on t’enverra des cartes postales quand on y sera. Il leur offre un café, un thé. Un morceau de pain, des fois. C’est tout ce qu’il peut faire. Mais il n’a pas toujours de quoi. Pendant le mois de ramadan, il ne passe devant le café que s’il a dans la poche de quoi leur payer quelque chose. L’aumône, c’est une affaire sérieuse. La dernière fois, il y en avait un qui lui rappelait terriblement son fils. Hicham. Le deuxième. Celui qui a fait des études à Tetouan. Après, il n’a rien trouvé d’autres que de vendre des babioles dans les rues. Il est parti à Casablanca. Il téléphone de temps en temps. Il dit qu’il a trouvé du boulot, mais il ne dit pas quoi. Du moment qu’il s’en sort. Ça fait longtemps qu’il n’a pas appelé. A quoi ça a servi qu’on lui paie des études ? On comprend qu’il y en ait qui n’ait d’autre idée en tête que de partir. Mais le garçon qui ressemblait à Hicham, ça lui a fait un choc, parce que quelques jours après il a vu son corps aligné avec d’autres sur la plage. Cette fois il a vraiment cru que c’était son fils. Et maintenant encore il se demande. Tant qu’il que l’aura pas au téléphone. Il avait passé du temps dans l’eau et le visage était difficilement reconnaissable. Ils n’en ont pas assez de venir se jeter dans la gueule de la mer ? Ça y est, il le voit à nouveau le type. Il n’est plus très loin du rivage. On dirait qu’il fait des mouvements. Ou alors c’est la vague qui le ballotte. Non, c’est un bras. Il nage. Très lentement. Il fait un geste et puis plus rien. Maintenant on voit bien que ce n’est pas un nageur scandinave. Eh ! Fils ! Ça va ? On ne sait plus s’il nage ou s’il coule. T’es plus très loin, mon gars. Allez, encore un effort. Là, ça y est, je te tiens. C’est bon. On y est. Dieu soit loué. Tu sens le sable ? C’est la plage. Tu es sauvé. Mais le garçon, maintenant, est comme mort sur le sable mouillé. Le sang bat encore à la jugulaire. Il est inconscient. Le pêcheur ne sait pas s’il doit rester avec lui jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits ou s’il vaut mieux partir tout de suite chercher du secours.



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