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04/08/2012

lecture de Michel Ménaché - Aragon / Triolet, Recherches croisées N°13, Presses universitaires de Strasbourg

La dernière livraison des Recherches croisées, Aragon, Elsa Triolet (Presses universitaiores de Strasbourg, 20 euros), réunit d’intéressantes contributions revisitant l’implication singulière et les combats littéraires des deux auteurs dans la tourmente des affrontements historiques et idéologiques du XXème siècle. Plutôt que de tenter d’en donner une synthèse réductrice, j’en dégagerai quelques aspects et données méritant d’éveiller la curiosité des lecteurs.

 Marie-France Boireau, observant le rôle de l’Histoire dans les œuvres romanesques d’Aragon, analyse le sentiment du tragique dans les trois premiers romans du Monde réel. Elle observe notamment le jeu d’échos entre le temps de la fiction narrative et le temps de l’écriture. Elle se réfère aussi aux préfaces ultérieures mettant en perspective chaque étape des Œuvres croisées. Aragon éclaire son implication historique quant aux grandes figures emblématiques des Cloches de Bâle : Jaurès placé au sommet de l’Histoire à la veille de la Grande Guerre, Clara Zetkin, lucide et déterminée quand l’incendie s’annonce. La grande illusion de pouvoir l’empêcher, dans le roman, prend la forme du Congrès socialiste de Bâle en 1912. A propos de « l’horizon d’attente » de ses personnages pathétiques, Aragon note : « leurs mains apprendront à tenir des fusils. Ils jetteront un jour des fleurs meurtrières, des grenades, avec ces mêmes mains. » Marie-France Boireau rappelle que, dès 1908, Jaurès passant du « bal des mots » aux balles des sons » dénonçait « l’association Krupp Schneider, le couple amical de l’obus allemand et de l’obus français. »

 Erwan Caulet revient sur les batailles du livre « progressiste » et les Bibliothèques « idéales » impulsées notamment par Aragon - directeur des Lettres françaises et des Editeurs Français Réunis - et Elsa. Les collaborateurs de la Nouvelle critique et de L’Humanité, les éditorialistes et romanciers, André Wurmser, André Stil, sont en première ligne, dans cette bataille idéologique du livre, visant à l’élaboration d’une culture littéraire communiste avec ses héros prolétariens, ses références et ses exclusives, en pleine guerre froide. Aragon le clame haut et fort avec des nuances parfois, des arguments d’autorité cinglants, voire des pointes d’humour pour marquer sa distance à l’orthodoxie : « Il faut savoir lire au temps de la guerre froide […] au temps où il suffit d’une colombe au milieu de l’écran pour que Miracle à Milan devienne la contrebande de l’appel de Stockholm. »

 Aurore Peyroles s’attache à étudier la « contre-scénarisation » faite roman dans Les Communistes, dernier volet du Monde réel.  Cette notion empruntée à Yves Citton met en perspective l’affrontement des classes antagonistes dans les prémisses de la 2ème Guerre mondiale avec leur lecture respective des évènements, « la rivalité des Histoires ». Le roman tient alors davantage du reportage que du conte. Aux mots de restituer la réalité en « serviteurs fidèles » pour « donner prise aux hommes sur l’univers. » La forme elle-même du récit, selon Aragon, doit se distinguer des formes narratives  conventionnelles privilégiées par les classes dominantes.

 Corinne Grenouillet observe la place réduite mais significative des africains et de la question coloniale dans l’œuvre d’Aragon. Depuis Apollinaire, l’attrait de l’art nègre avait aussi gagné le mouvement surréaliste. La mise à mort (1965) aborde l’implication des troupes coloniales dans la Grande Guerre, laquelle a constitué pour l’auteur une expérience fondatrice. Le deuxième conte de La chemise rouge est intitulé Le Carnaval. Le médecin militaire, comme Aragon lui-même au front, est confronté au mépris et à l’irresponsabilité de l’Etat Major face aux épidémies de tuberculose parmi les Spahis : « Ils l’ont tous… Ils vivent très bien avec… » L’empathie de ce médecin,  double de l’écrivain indigné, révèle sa première prise de conscience anticoloniale. Le parti communiste s’est seul dressé contre la Guerre du Rif en 1925. On se souvient qu’au banquet Saint-Pol Roux, Aragon provoque doublement l’assistance en criant : « Vive l’Allemagne ! Vivent les Rifains ! » En 1931, le tract surréaliste « Ne visitez pas l’exposition coloniale » et la contre-exposition « La vérité sur les colonies » sont en phase avec le point de vue développé dans Le Monde réel. Dans Les Communistes aussi, Aragon dénonce le sacrifice des soldats africains en première ligne à la Horgne. Il y reviendra dans un poème en 1949 : Cantique aux morts de couleur publié dans Les Lettres françaises puis repris dans Mes Caravanes.

 Avec l’ébranlement du Printemps de Prague, le néo-stalinisme s’empare de Moscou tandis que la rédaction des Lettres françaises, de plus en plus critique envers les doctrinaires officiels du bloc soviétique, s’émancipe définitivement du dogme jdanovien. Marianne Delranc-Gaudric revient sur le combat d’Elsa Triolet pour réhabiliter les précurseurs des théories de la littérature, contribuer à faire rééditer les textes des formalistes russes préfacés par Roman Jakobson. Elsa avait déjà révélé Chklovski et les avant-gardes russes en France dès 1928 avant de publier, en 1939, ses souvenirs sur Maïakovski.  C’est justement à propos de Maïakovski qu’une polémique va opposer Les Lettres françaises aux faussaires de la revue Ogoniok. Ceux-ci reviennent sur le suicide de Maïakovski en salissant la mémoire de Lili et Ossip Brik avec des relents nauséabonds d’antisémitisme. L’Union soviétique voulait reconstruire une statue aseptisée du grand poète national, expurgée des contingences historiques et bureaucratiques du stalinisme… Elsa Triolet riposte avec sa fougue et sa culture aux côtés de Pierre Daix et d’Aragon. Marianne Delranc-Gaudric ne limite pas son étude à la seule sphère des Lettres françaises : Léon Robel dans Tel Quel et Jean-Pierre Faye dans Change prennent aussi leur place dans la défense de la mémoire d’Ossip et Lili Brik.

 Maryse Vassevière revient sur une polémique ayant opposé Aragon et Breton quant à la peinture soviétique. Aragon dès le début des années 50 se montre soucieux de prouver au public français la variété de la production soviétique. Il accuse les sceptiques d’être sourds et aveugles à un art véritable qui suscite le plus souvent en Occident condescendance et sarcasmes. S’il reconnait les limites du jdanovisme et de la critique académique soviétique en art, Aragon exprime son admiration pour des œuvres singulières comme les paysages de Georguy Nissky. Pour Breton, au contraire, l’art soviétique des années 50 « sue la terreur ». Son pamphlet publié dans la revue Arts, avec son sous-titre fracassant : « Ecraser l’art pour toujours » considère que la terreur policière s’exerce sur les artistes soviétiques comme l’Eglise et la monarchie contrôlaient la production artistique. Cet article ainsi que le suivant : « Du réalisme socialiste comme moyen d’extermination morale » seront repris par Breton dans La Clé des champs (1953). S’il n’y a pas d’entente possible entre Breton et Aragon, les nuances qu’apporte progressivement ce dernier à ses jugements univoques du début montrent qu’il n’est pas loin de partager, non l’antisoviétisme viscéral de Breton, mais le mépris de celui-ci quant à la médiocrité d’une large part des œuvres produites en URSS au nom du réalisme socialiste.

 Julie Morisson étudie elle aussi les articles sur l’art publiés par Aragon dans les Lettres françaises à partir de 1950, en ces années d’extrême confusion précédant le XXème Congrès du P C soviétique. Elle s’attache à souligner l’embarras éprouvé par l’écrivain à défendre et définir le réalisme socialiste - « art de tout l’avenir » défini selon lui « par les œuvres elles-mêmes » - même s’il repousse les simplifications abusives, voire caricaturales des épigones. Julie Morisson affirme que le discours esthétique d’Aragon s’apparente aussi à son écriture romanesque avec sa dimension émotionnelle.

 En contrepoint aux réflexions esthétiques d’Aragon, il est édifiant de découvrir le choix très ouvert par  lui-même des reproductions d’artistes destinées à faire circuler le lecteur dans son œuvre poétique complète publiée par le Club Diderot-Messidor, de 1974 à 1981. Josette Pintueles étudie comment l’auteur s’approprie les œuvres d’art pour introduire des  jeux « sémiotiques » et « interpicturaux », tout en posant avec son goût permanent de la provocation, des questions esthétiques et idéologiques « en contrebande » !

 On lira également, peut-être avec surprise, une intéressante contribution de Patricia Richard Principalli sur Aragon, lecteur de la comtesse de Ségur. Son premier roman, écrit à l’âge de 8 ans - Quelle âme divine !-, porte l’empreinte - « l’influence de l’intertexte » - du Général Dourakine ! Les lectures d’enfance sont des catalyseurs de l’imaginaire de l’auteur, voire en déterminent la construction. Cette influence ségurienne court encore 50 ans plus tard dans La Semaine sainte.  L’auteure de l’article dresse aussi un parallèle significatif entre les destinées respectives de Sophie Ségur et Elsa Triolet, toutes deux ayant quitté précocement leur Russie natale pour s’établir en France, et toutes deux ayant exercé sur Aragon dans leur époque respective une forte fascination « politique, poétique et génétique ».

 L’ouvrage publie également 14 lettres d’Aragon au jeune poète Henri Droguet écrites entre 1968 et 1973.  Il avait publié ce jeune auteur encore inconnu (qu’il appelle dans plusieurs de ces lettres « Mon cher enfant ») dès 1968 dans Les Lettres françaises. Il est aussi question d’autres jeunes poètes promus par Aragon : Marc Delouze, Michel Cahour, etc.

 Enfin, Maryse Vassevière traduit un entretien d’Aragon avec Maria-Antonietta Macciocchi et Giansiro Ferrata publié dans Rinascita (n° 8, 23 février 1968).  L’entretien porte sur son œuvre, celle d’Elsa, et la relation de celle-ci à Berlin en 1923 avec Chklovski (auteur de Zoo, roman par lettres sur cette rencontre amoureuse). Aragon dit le pouvoir de la poésie là où le discours politique ou journalistique échoue et souligne les changements de la politique culturelle du PCF à partir de la résolution d’Argenteuil. Après avoir justifié son soutien à Michel Foucault, attaqué par plusieurs penseurs marxistes pour Les mots et les choses, Aragon dit aussi son admiration pour l’ouvrage du même sur Roussel. Il clôt l’entretien sur l’étonnement suscité par son élection à l’Académie Goncourt. S’il convient que toute sa vie il s’est opposé à l’existence des académies, c’est pour revendiquer à nouveau haut et fort,  là comme partout ailleurs, sa liberté et son droit à la contestation…

On l’aura compris, cette dernière livraison des Recherches croisées n’élude ni la complexité ni les contradictions fécondes de deux intellectuels et écrivains majeurs dont et sur lesquels nous avons encore beaucoup à apprendre.

 Publié dans la Revue EUROPE (juin 2012)

15/07/2012

Lecture de Michel Ménaché - Anthologie de la poésie russe contemporaine 1989-2009 - Revue Bacchanales n° 45

 

 

 

Anthologie de la poésie russe contemporaine 1989-2009, 104 poètes choisis, traduits et présentés par Hélène Henry-Safier et Christine Zeytounian-Beloüs, Revue Bacchanales n° 45 - édition Maison de la Poésie Rhône-Alpes,  20 €

 

 

 

Dans le paysage du dégel post-stalinien, la poésie a joué un rôle important. Les poètes n’ont jamais supporté de vivre et d’écrire derrière des murs bien avant que ne tombe celui de Berlin.  Déjà pour Ossip Mandelstam, la poésie était de « l’oxygène volé. » Cette belle expression vaut pour la majorité des 104 poètes réunis dans cette anthologie, qui n’appartiennent pas tous à la même génération mais dont les textes ont tous été écrits au cours des vingt dernières années, de l’implosion de l’URSS à 2009.

 

Si Andreï Voznessenski, Bella Akhmadoulina, Evgueni Evtouchenko prolongent ou renouvellent l’esthétique maïakovskienne, une grande diversité se dégage de cette anthologie témoignant aussi bien de l’immense héritage  poétique et culturel que des mutations rapides voulues ou subies : de la poésie visuelle renouant avec les avant-gardes futuristes aux tenants de l’obscurité « métaréaliste », des conceptualistes aux slameurs de l’Oural, des anciens révoltés de la dictature bureaucratique aux contestataires du nouvel ordre établi, inique et corrompu.

 

Si le désenchantement est la tonalité dominante de ce vaste ensemble, l’humour sous des formes diverses, grinçant, désabusé ou provocateur, se transforme souvent en bombe à retardement. Joseph Brodsky, remarqué très tôt par Anna Akhmatova, arrêté pour « parasitisme social » puis contraint de s’exiler aux USA et d’être nobélisé, ironise avec une verve sobre teintée de lyrisme léger : « On m’a reproché tout sauf le temps qu’il fait, / moi-même je me suis menacé de punitions sévères. / Mais bientôt comme on dit je serai dégradé, / et je deviendrai simplement une étoile. » Anatoli Koudriavitski vit actuellement en Irlande mais c’est son territoire d’origine qu’il brocarde sur le mode de l’antiphrase caustique : « Dans notre ville, tous les baromètres indiquent ‘’beau temps’’ / Quel que soit le temps. / […] Les méchantes langues disent que les horloges pleurent ; / mais pourquoi devraient-elles pleurer ? / Chez nous il ne se passe jamais rien. / D’ailleurs, c’est le nom de notre ville : La-Ville-Où-Il-Ne-Se-Passe-Rien. / Récemment, on nous a mis sous globe de verre. Parfois, quelqu’un vient nous observer. Quelqu’un de grand. Dieu, ou peut-être un enfant. » Polina Barskova, de Léningrad, vit aux USA. Elle manie l’humour noir sarcastique : « Maman que ferons-nous demain / Bouillon de Pouchkine boulettes de Tchekov / L’eau il faut aller la prendre au Léthé / La ville s’est teintée d’ordures éclatantes… » Viacheslav Koupriakov, un des pionniers du verslibrisme russe,  vit à Moscou. Il manie le paradoxe sans ménagement pour évoquer les réformes de la Russie nouvelle : « Maintenant il y a plus de liberté / On a blanchi le plafond dans les cellules / Elles semblent plus spacieuses // On a supprimé  les barreaux des fenêtres / Sauf qu’on a aussi supprimé les fenêtres / Mais ça permet de prêter plus d’attention aux portes // On a surélevé les murs / Maintenant dans la cour de la prison / On peut lancer le ballon /  Plus haut. » La lobotomie intellectuelle généralisée est évoquée métaphoriquement : « Ma langue qui a survécu / à la tour de Babel / à toutes les tours / d’ivoire / désormais repose / muette sous le poids / de la tour de télévision. » Tous les poètes présents dans l’anthologie n’ont pas la même vigueur de langue, certains se caricaturent eux-mêmes dans leurs excès, d’autres dans leurs éclats de narcissisme ou de dégoût d’eux-mêmes. Dmitri Tonkongov, rédacteur à Moscou de la revue Ariov, pratique un absurdisme jubilatoire, mettant en scène Gogol, Blok, le Christ, Bounine, etc. dans des scènes cocasses : « ton Mandelstam, parole d’honneur, / c’est la copie de De Funès en triste… »

 

 

 Le sentiment du désastre pousse d’autres voix vers une indignation plus marquée, jusqu’à la colère. Evgueni Evtouchenko, célèbre dans les années 60 pour sa poésie oratoire, est de ceux  qui stigmatisent l’abêtissement mondialisé : « Et, nous pourléchant les babines, / tels des misanthropes carnassiers, / deviendrons-nous, enviant leur shopping, / le zoo d’une Europe sans visas, / grognant sous clé en cages séparées ? » Plus explicite encore : « nous vivions en otages d’un but mensonger. / Maintenant les idées sont défaites comme des lits. / Nous sommes les otages non d’un but, / mais d’une absence de finalité. » Boris Khersonski, poète ukrainien, psychiatre à Odessa, écrit en russe. Sa lucidité le pousse vers un engagement contre le crime organisé. Il évoque l’assassinat de la journaliste  Anastasia Babourova et de quelques autres sans les nommer : «  il se trouvera toujours / un jeune homme en cagoule avec deux trous pour les yeux, / armé d’un pistolet de type militaire, / parce qu’il est un soldat, un exécutant, tout ce que vous voulez, / mais pas un assassin […] / là c’est purement technique, il suffit / de sortir de la foule, de se mêler à la foule. // Ne tirer que le strict nécessaire. » Vitali Poukhanov, lauréat du prix Mandelstam, remet en question les vérités officielles, interroge avec une ironie amère : « les années 90 sont finies depuis quand ? » Dmitri Alexandrovitch Prigov, un des fondateurs du conceptualisme russe, évoque la période stalinienne sous forme de dialogues nonsensiques entre les chefs historiques de la Révolution ou encore compose un tableau comparatif lapidaire entre deux époques : « Avant, disons que c’était dur / D’une certaine façon / Mais stable, solide / Et maintenant il y a plein de cadavres / Qui hurlent dans le fossé / Politiques / Et pas seulement politiques / Mais disons poétiques / Et des cadavres tout simplement. » Oleg Tchoukbontsev, poète néoréaliste moscovite, se livre à une méditation existentielle et politique, avec une touche fantastique : « Tous hurlent dans les friches, mais si l’on y regarde de près / le soc retourne  une multitude de monstres réveillés / […] des sphinx bizarres en casques de l’armée rouge / aux têtes de chiens granitiques / […] et un acteur sauvage joue les staline / labourant le désert avec un racloir de croque-mort. »

 

 

 Certains poètes se tournent vers la transfiguration du réel. Iouri Arabov, scénariste des films d’Alexandre Sokourov, auteur d’une poésie baroque aux métaphores expressives et insolites, livre une réflexion allégorique : « Mais dans tout désert l’ombre d’un ascète / se mue en cadran solaire. / […]  que dire pleurant / sur ce monde ? Sur le match éclair de la vie / qui se déroula dans le flux de la peste et du déclin ? / Qu’on peut vivre sans respirer,  sans mot dire. / Qu’on peut vivre sans l’espoir, qui meurt le dernier / mais n’engendre rien par lui-même. » Ou bien, il se représente, le pas suspendu, saisi par le doute : « Moscou gonfle comme un gâteau noir. / Entre le génie et les bêtes, / Je me tiens face au passage à piétons édenté. » Guennadi Aïgui, un des représentants majeurs de l’avant-garde des années 60-70, montre sa capacité à faire surgir des fulgurances, tel cet éclat d’érotisme intitulé Vision dangereuse : « Ô stridente - tout à coup - / béance : la rose / du bas-ventre. »  Mikhaïl Aïzenberg, architecte de formation, membre du groupe Almanach,  s’abandonne à une contemplation intérieure, avec retenue : « Ce qui était hier une arche, / le temps s’en empare et l’emporte. // Le vent souffle  sur les mers et les fleuves. // Je remets toute chose au bon vouloir des vagues. » Marc Chatounovski, né à Bakou, vivant à Moscou, recherche les correspondances sensorielles dans une tonalité agressive forte de l’héritage surréaliste : « les rues sont granuleuses comme des frissons sur la peau, / les immeubles marchent au pas et soudain se mettent à courir, / bande contre bande jaillis d’un coup de godillot sur la gueule, / la neige fidèle tel un chiot lèchera tes contusions … »  Elena Fanaïlova, médecin et journaliste, vivant à Moscou, prix Andreï Biely 1999, esquisse une imagerie baroque dans un autoportrait aussi délicat que morbide : « Je suis couchée dans un cercueil de givre, / Avec au front l’étoile de ton baiser. / L’amour enfoncera ses clous dorés, / J’ai peur de crier, j’ai peur des gens. » Olga Sedakova, enseignante à l’Université de Moscou, compose des textes d’une veine spiritualiste profonde. Dans un bel hommage à Khlebnikov, elle écrit : « Ce monde, comme un crâne, regarde : / nulle part, fixement. / D’un papillon, Vélimir, ou de manière encore plus brève / nous pavoisions les résidus. […] Le papillon s’envole et sur le ciel / écrit en sténo des hauteurs. » Enfin Andreï Voznessenski, un des poètes les plus populaires des années du dégel, garde toute son énergie, avec un sens aigu du symbole fort, dans une prière profane : « Préserve-nous Seigneur, de nouvelles arrestations. / Ce ne sont pas d’affreux barbares qui ont brisé notre Rome. / Préserve-nous, Seigneur, de l’auto-barbarie. / De l’auto-barbarie, sauve-nous, Seigneur. […] Sur les ruines de l’auto-barbarie, / qu’on n’inscrive surtout pas nos noms. » Dans un autre poème, des images audacieuses et expressives rehaussent le portrait d’un balayeur aux gants blancs évoqué en action sur la plage de Riga : « Tout ce qui résonna, tout ce qui est figé, / les empreintes des âmes, / est ramassé par ce révolutionnaire / aux gants immaculés. // La voile jaillit comme un doigt. / La mer est en bigoudis. / Décolleté hardi / d’une mouette sur le sein du ciel. »

 

 

 On n’aura retenu qu’une part congrue de ce bel ensemble édité et présenté avec grand soin par les deux traductrices qui, d’une langue à l’autre, semblent avoir su garder la force initiale, l’impulsion du souffle à vif. Grâce à la volonté tenace de la Maison de la Poésie Rhône-Alpes, la revue Bacchanales est l’une des plus belles publiées aujourd’hui en France. Cette livraison est enrichie en outre des encres de lumière du graveur et bibliophile Marc Pessin dont Pierre Vieuguet, directeur de la publication et poète lui-même, écrit : « Matière noire étirée d’un seul geste, lente maturation minérale ou végétale, séquences vertébrées comme un cycle de vie et ses vingt-huit maisons de la lune qui font tenir l’homme et la femme debout. »

 

Ce bel ouvrage propose un panorama exceptionnel de la poésie russe de ces dernières années.

 

 

 

* paru dans la revue EUROPE n° 983 mars 2011