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03/05/2015

Lu 106 - lmtv d'Emmanuel Laugier, NOUS, disparate

Pour un OVNI, ce ltmw, dernier livre d’Emmanuel Laugier, en est un ! Un acronyme, je veux dire, ce mot formé à l’aide des initiales d’autres mots. Et ici anglais ! - Il est vrai qu’on trouvera aussi de  l’italien - letters to my wife !

Des lettres qui n’en sont pas vraiment, des poèmes - tous numérotés de I à LXXXI – comme autant de blasons à la  manière de cette poésie galante du XVI, ces courts poèmes célébrant une partie du corps féminin – on se souvient du « beau tétin » de clément Marot ou du « front » de Maurice Scève - autant d’arrêts sur image d’un long plan séquence qui juxtaposés tiennent dans leur étreinte, bord à bord, l’inexprimable du sens de ce qui s’est passé entre celle nommée « émi », « my own mily one », ces senhals – mais oui, le trobar clus des troubadours n’est pas loin ! - de la « tua donna », poèmes d’amour, donc. Et l’amour aime le secret. Il aime à se cacher. Les poèmes sont cabanes dans le désert de la langue, abris fragiles pour celer, soit contenir et cacher comme le gant la main, l’amour. C’est en cela que le poète que cherche à être Emmanuel Laugier cèle son désir dans le corps de ce livre, dans ce ltmw.

Finalement banal dans leur propos – traduire cette traversée risquée qu’est l’expérience amoureuse - déconcertant dans leur forme et leur démarche, dira-t-on de ces poèmes que leur lecture est difficile ? Que s’y enchevêtrent bien des éléments hétérogènes ? Qu’elle charrie bien des nuages? Plutôt accepter cette obscurité apparente, ne pas vouloir/croire tout éclaircir, s’accomoder des  ombres. Ne pas en faire un épouvantail. Il n’y a pas de vérité cachée, d’ordre mystique, hermétique, cabalistique. Pas d’allégorie, pas de clé qui permette de tout comprendre. Pas de fil interprétatif à tirer.

Le texte, de poème en poème, certes peut égarer le lecteur tant il sème à foison des traces – n’en relevons que quelques-unes des chanteuses de jazz comme Jeanne Lee ou Billie Holliday et sa chanson « my man », des groupes ou chanteur de rock alternatif comme Sonic Youth, PJ Harvey en passant par des paysages comme ceux de la route des claps sur les Hauts de Grasse ou ce « paysage de la route d’Uzès » de Nicolas de Stael, des références littéraires à Ossip Mandelstam et à son « verbe à cheval » ou encore à Maurice Blanchot et  à sa « folie du jour », à Sandro Penna, Pier Paolo Pasolini… - mais il peut le conduire aussi bien, de lueurs en lueurs, d’obscurité levée en obscurité renouvelée à se trouver dans la situation de qui aime et tombe, perd ses marques en face de l’aimée. Peut-être n’est-il même pas écrit du tout ce texte, peut-être « n’est-il pas là pour être lu, comme l’écrivait Samuel Beckett à propos du Finnegans Wake de Joyce, ou plutôt  (…) pas là seulement pour être lu. » Mais « regardé et écouté. »

On ne lit pas Emmanuel Laugier les yeux fermés mais bandés et les oreilles attentives. Ainsi appréhende-t-on une singularité, l’intensité d’une langue en acte, une écriture qui est du côté de la frape, qui cogne et casse ce qui dans la langue est du côté du signe, des représentations, des idées toutes faites associées trop vite et trop aisément .

Il y a dans l’écriture d’Emmanuel Laugier comme un dynamisme immobile, une alternance d’accélérations et de ralentis, de rythmes et de contre-rythmes, des arrêts, des suspensions…Il y a là une manière de tourner autour d’émi, de jouer avec ses courbes. Une ronde.

Couper/recouper/mailler moins les faits que leurs traces. Certaines expressions, certains vers font tourniquet, ils reviennent en ritournelle.

Ainsi voit-on l’écriture d’Emmanuel Laugier se jeter à côté et en avant. Accélérer la langue, la déplacer : mots retournés, agglutinés ; phrases dis-jointes, concassées ou allongées ; stolons qui enjambent les lignes. C’est dans ces avancées aux fréquents arrêts, aux silences d’arrière que la langue d’Emmanuel Laugier prend sous sa sauvegarde les traces des regards perdus à l’avant et du corps qui les porte.

Importe l’intensité d’une langue en acte et, pour nous, de ne pas réduire les individualités, les singularités… méfions-nous de nous-mêmes, de notre paresse qui vite file à l’oubli des textes eux-mêmes. ltmw exige de nous une posture. Il faut rouvir ses yeux comme on remonte ses épaules. Il faut se ressaisir pour le lire. Ressaisissons-nous !

( article paru dans la revue Europe )