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25/12/2012

In Memoriam - Il y a 30 ans mourait louis Aragon...

( * Lire, comme on s'endort est paru dans un N° de la revue Faites entrer l'infini en 2002

  * 30 ans après la disparition de Louis Aragon, on lira un beau dossier dans l'Humanité du lundi 24 décembre 2012: articles de Marie-José Sirach, Roland Leroy, Nicolas Louton, , Jean Ristat et un entretien entre Alain Nicolas et Pierre Juquin.

Alain Nicolas signe un article en hommage à Michel Apel-Muller, initiateur de la recherche aragonienne qui vient de décéder )

Lire, comme on s'endort

 

"(…) l'éclat de l'image comme une plaie cachée qu'on dévoile"

louis Aragon

 

J'oublierai tout, ce soir. Je ne veux rien savoir de mes refus. Je veux juste poursuivre un rêve d'adolescence. Un peu plus bas que l'autre. Dans la pente.

Et donc oublier de louis Aragon tout ce que j'en sais ou crois savoir. Oublier tout ce que l'on a dit, ce que l'on dit toujours et dira encore, peut-être. Garder, en revanche, cette douce fureur quand rapaces et charognards volent trop bas et cette naïveté éperdue pour la poésie qui jette à genoux l'enfant fermé sur ses poings :

"oui, je lis. J'ai ce ridicule. J'aime les beaux poèmes. Les vers bouleversants, et tout l'au-delà de ces vers. Je suis comme pas un sensible à ces pauvres mots merveilleux laissés dans notre nuit par quelques hommes que je n'ai pas connus. J'aime la poésie".

Oublier le stalinisme, la leçon de Riberac, la Grenouillère et le reste. Garder comme un pays d'à côté, ces moments du Trou et l'Épingle, groupe surréalo-situationniste que nous avions fondé à deux pas de la frontière où reposent ceux qui n'avaient pu aller plus loin : Antonio Machado et Walter Benjamin, quand nous tournions autour de l'ombre qu'une corne de taureau - nous lisions aussi Michel Leiris! - pouvait faire sur nos poèmes, et que nous souhaitions jusqu'au bout comme l'Ignacio Sánchez Mejía s de García Lorca en son Llanto, "ne pas fermer les yeux" quand ils verraient "venir les cornes". Garder ce sens de "la  cogida" - le mot dit la blessure et la surprise - du coup de faux quand le ciel est vide de toute lumière, du déchirement, de l'écart, cela qu'il appelle poésie :

"(…) cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonnent à la volée les cloches de provocation."

Garder l'image, ce "ah!" des yeux qui s'ouvrent. Fertiles, enfin. Garder ce merci et comme cette prière d'Aragon:

"Je n'ai jamais demandé à ce que je lis que le vertige…Aucune règle ne préside à ce chancellement pour quoi je donnerais tout l'or du monde."

Oublier les trahisons, les reniements, les bassesses. Laisser au secret sa part. Et garder très au-dessus des Lettres, l'amitié qui unit louis Aragon et Joë Bousquet, le veilleur immobile de Carcassonne. Garder son texte Introduction à la vie héroïque de Joë Bousquet, publié en 1942 dans la revue Fontaine, à l'horizon de mes jours, comme un texte, autre versant de celui qu'écrivit Maurice Blanchot à la même époque pour Le journal des Débats, sur ce livre que Jean Paulhan, dit-on, composa à partir des quelques mille pages manuscrites que lui confia Bousquet, Traduit du silence. Pour deux raisons au moins. L'une tient à son approche de l' acte de lecture et dont je me plais à partager la posture:

"Oui, je voudrais pouvoir lire Traduit du silence avec l'objectivité de l'ignorant, de l'inconnu. (…) comme on lit un livre trouvé dans une bibliothèque ou cet exemplaire de roman (…) qu'une femme a abandonné sur la banquette d'un wagon…Oui, c'est bien cela : je voudrais le lire comme de la littérature de chemin de fer…en prenant les mots comme ils viennent, en m'attachant à l'histoire contée, en me laissant emporter par les sentiments, en ne craignant plus de rêver entre les phrases(…)"

Et que ce soit comme se coucher nu dans un texte et laisser le sommeil venir. N'être plus rien pour que ce soit enfin le monde. Celui du temps qui fuit. Avec sa poésie, car "ce livre est cette poésie", écrit Aragon de Traduit du silence.

L'autre, à laquelle je tiens depuis que je lis et tourne autour de cet être-de-poésie qu'était Joë Bousquet et me perds entre ces livres, ses lettres, ses journaliers, ses phrases, ses images… , est une réponse à la question surgit de l'étonnement que l'on éprouve quand on se dit qu'il semble bien qu'il y ait dans une œuvre aussi mouvante comme une obscure tendance à demeurer dans les marges, dans une certaine clandestinité, quelque chose qui fait peur. L'hypothèse de Louis Aragon est qu'elle en dit plus que toute autre sur son temps :

"Pourtant peut-être jamais ne s'est exprimé plus vraiment que chez Bousquet ce mal mystérieux qui est bien celui de notre siècle, le siècle des guerres et des révolutions. (…) Le mal du siècle, notre mal du siècle, qui me contredira aujourd'hui, si je dis que sous les aspects fantastiques qu'il peut prendre, il faut lui reconnaître un seul visage et un seul nom : la guerre. (…) Il y a beaucoup d'hommes comme lui, et c'est pourquoi ce livre dépasse si singulièrement ce à quoi les critiques voudraient le réduire, et c'est pourquoi il dit bien plus sur notre temps, que des livres qui ont notre temps pour thème; et la guerre qui règne sur notre temps règne sur lui."

Elle régnait sur Bousquet depuis le 27 mai 1918!

Et l'on me dirait que l'on est sorti de ce temps? Que nos jours, nos amours se passent hors de "la grande ombre criminelle d'un temps maudit"? Quelqu'un prétendrait qu'il n'y a plus à escalader les heures, tirer sur les mains à même le rocher, écorcher ses lèvres aux pierres et mêler sa salive à quelques fleurs…et monter, se hisser dans l'ignorance de celui que nous serons au jour vertical du sommet ?

Aragon fut celui qui, au travers de bien des détestations, en quelques moments décisifs m'offrit la prise secourable.