04/06/2013
Lu 92- Jean-Marie Barnaud, L'effigie et autres carnets, Fonds proses, éditions de l'Amourier
Après Aral (L’Amourier, collection Thoth, 2001) après ses Récits de la vie brève (L’Amourier, collection Thoth, 2004), ces cinq récits comme cinq lignes de vie, Jean-Marie Barnaud publie aux mêmes éditions, L’effigie et autres carnets (Fonds proses, 12, 50 euros). Ces proses sont comme autant de démystifications que l’écrivain mène vis-à-vis de lui-même et donc envers les autres également. Ces proses ont été écrites dans cet « angle d’inclinaison de l’existence » dont parlait Paul Celan, c’est dire si la part d’histoire personnelle est importante dans ce livre comme en témoignent les rêves qui constituent la partie III de ce livre, mais passés au crible de l’écriture et de la composition, processus dont les poudreuses enjambées lèvent devant elles chemins et sens à venir,.
Etonné peut-être, le lecteur ne manquera pas dans un deuxième temps de s’interroger sur cette mosaïque de trois récits, eux-mêmes subdivisés en plusieurs parties. L’ensemble forme un livre, un texte littéraire composé de pièces d’écriture disposées sans ordre causal. Voyons ce qu’il en est : la première, L’effigie, se donne pour le carnet d’écriture d’un « type » - ainsi se nomme le narrateur – drôle de type qui va demandant aux passants quel âge ils lui donnent avant de rencontrer Delphine, pythie d’aujourd’hui ; dans la seconde, La maison lointaine, un écrivain nous raconte l’expérience d’une de ses mises en écriture, sa solitude dans sa maison d’écriture en Corse, ses lenteurs, ses doutes jusqu’à ce que survienne un fait étrange : le surgissement d’une écriture qu’il ne reconnaît pas comme sienne dans son tapuscrit, texte court mais terrible, texte de la voix noire, accusatrice qui illégitime le travail et la vie même de qui a pris la bure pour écrire au plus près de lui-même ; la troisième présente deux volets, une vie en rêve d’abord est constituée par la relation datée de cinq rêves : un « témoin des rêves » rapporte au présent ce qui, hier, a troué la nuit, Remonter le fleuve enfin, un de ces souvenirs que le rythme des vagues, du vent dans les voiles, des coups d’embrun arrache à ce corps d’oubli, notre mémoire.
Point de dénouement ici, la fin ne donne pas ici raison du début. L’enfant – et les habitués des livres de Jean-Marie Barnaud savent combien cette figure est fréquente et importante dans tous ses livres – image sur laquelle se clôt ce livre, ne renvoie pas à ce qui pourrait sourdre du « misérable tas de petits secrets », il est « l’enfant d’Héraclite (…) le temps lui-même, et qui joue », il est l’enfant du rythme, cela qui tient, implique, pli dans pli, des relations de qualité telles qu’elles font de ce livre un tout cohérent, celui d’une marche immobile visant à explorer une zone centrale, place vide d’une question : « et qui peut dire quel homme on est vraiment ?» ou autrement dit « est-ce bien en mon nom que je parle ? »
Plusieurs choses m’ont toujours frappé chez Jean-Marie Barnaud. D’abord, son sens de l’attaque, du départ. Brusquerie, entaille, trait, flèches lancés dans la plus grande simplicité. Coups venus du dehors : une figure de femme, Delphine, dans L’effigie ; un mot de femme, le mot « pesant » utilisé pour caractériser le comportement du narrateur dans La maison lointaine ; toujours quelque chose fait effraction, arrive, rompt la suite des jours ou des nuits comme les rêves d’Une vie en rêve. On le voit, il suffit de trois fois rien : une silhouette croisée, un mot, des restes d’images au petit matin, un espace de sens à poursuivre s’ouvre alors « au présent de l’écriture » selon les mots de Claude Simon car c’est là dans le cheminement de ce qui s’écrit que s’ouvrent les routes. Ensuite, le fait que toujours les narrateurs de Jean-Marie Barnaud savent se séparer. Ici, pour écrire, le « type » va s’enfermer douze jours durant, l’écrivain va filer en Corse dans sa maison d’écriture, le dormeur s’absentera de sa conscience comme s’absentera le marin de sa navigation dans le dernier récit, Remonter le fleuve, pour laisser place aux avirons d’hier battant la Charente. Se mettre à part, prendre le large pour tenter de s’appartenir au mieux, au plus près, faire le noir pour y voir clair… On le voit , la séparation ici est du côté de la vie, ouverture du champ du possible.
Enfin, ce souci d’écrire léger, de « poser à peine ses sandales sur le sol » comme l’écrit le « type », d’écrire comme s’effacent les choses, les jours qui filent, le beau temps qui passe, tout cela qui fait de notre sol quelque chose qui se dérobe, se perd dans le même temps où il s’affirme. D’où cet effet d’entraînement que suscite la lecture des livres de Jean-Marie Barnaud. On y est toujours comme appelé, porté par un ton. Et tenu. Claude Simon affirmait dans un entretien que « l’un des problèmes lorsqu’on écrit est de trouver un ton et quand le texte a un caractère autobiographique une certaine distance ». Ton et distance, voilà bien les deux caractéristiques de l’écriture de Jean-Marie Barnaud. C’est par là que son écriture nous touche – en prose comme en vers.
Echec glorieux, c’est le mot qui me vient quand je lis que le « type » entendra sans entendre le nom – son nom ! – que lui murmure Delphine ou que l’écrivain rentrera lourd de cette énigme qui met en cause son acte même d’écrire. Quant au « témoin des rêves », on sait bien que si le témoin fait autorité, c’est à partir d’une incapacité à dire reconnue comme telle. Si la margelle est bien là, le puits manque ! Comme hier. Comme depuis toujours ! Et nous voilà voués à l’errance, à l’oubli, au non-savoir, à ne pas écrire à partir de ce que l’on sait/croit savoir, de ce que l’on a vécu/croit avoir vécu mais bien à partir de ce que l’on ignore avoir su/vécu. Les narrateurs de Jean-Marie Barnaud voudraient tous « parler en leur nom ». Mais lequel ? Qui parle sous ces voix d’encre dont nous parcourons les modulations, aimons les accélérations comme les coups de frein, les ralentis, les glissades, les silences ? Delphine, elle, la lectrice des carnets du « type », le saura – et sous son nom, c’est Delphes qu’on entend et l’ombre de la pythie penchée sur l’omphalos, ce trou où gît le serpent Python tué par Apollon. Je gage que tout lecteur est potentiellement une Delphine. Le nom, vous le saurez ! Et ne soyez pas étonné si c’est le vôtre que vous entendez, celui que vous ne connaissez pas ou alors d’un savoir insu. Ce nom vous l’entrentendrez – Ne dit-on pas entrapercevoir ? – le temps de ces frissons qui ont pu faire friser les pages du livre comme le vent fleurit la mer.
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