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07/01/2013

Lu 87 - Bernard Noël, Le livre de l'oubli, P.O.L

livre-livre-de-l-oubli.jpgLe livre de l’oubli dont on avait pu lire des fragments dans le N°981-982 de la revue Europe de Janvier/février 2011 vient de paraître aux éditions P.O.L (10 euros). Cet ensemble de notes écrites en 1979 fait long feu d’une affirmation que l’on va répétant qui voudrait que la poésie soit fille de mémoire sans que jamais l’on ne s’interroge sur ce qu’il en est de ce qui pourrait bien n’être qu’un sépulcre. Il y a quelque chose de revigorant dans ce livre aux fusées aussi vives qu’éclairantes. Quelque chose du côté de la vie dans ce qu’elle a de moins recraché. Quelque chose qui arrache l’écriture à tous les enregistrements, toutes les reproductions imaginables pour la jeter du côté de « l’invention au sens archéologique du terme, c’est-à-dire de découverte. » Le Livre de l’oubli y insiste, il y a dès qu’il y a écriture, mise en route. Dès les premiers pas, la question du terreau sur lequel lève l’écriture se pose. Quel est ce sol où se trouve jeté celui qui écrit ? Lisant ce livre de Bernard Noël me revenait moins L’attente, l’oubli de Maurice Blanchot que le passage célèbre des Cahiers de Malte Laurids Brigge où Rilke  fait dire à Malte que les vers ne sont pas des sentiments mais des expériences. On se souvient que Rilke insistait sur le fait que ce n’était pas encore assez d’avoir des souvenirs mais qu’il fallait surtout savoir les oublier ! Savoir les porter en terre d’oubli et qu’ils y perdent jusqu’à leur nom, ajoutait-il, afin qu’ils « deviennent en nous sang, regard, geste ». C’est alors qu’ étincelait le beau paradoxe que lançait Bernard Noël: « l’oubli est notre pays natal. »

Oui, ce que nous appelons mémoire est bien du côté du savoir, du côté de l’espace, un beau palais du genre « nécropole où reposent le déjà vu, le déjà pensé, le déjà vécu ». Avec l’oubli commence le temps, s’ouvre le labyrinthe des pièces disjointes, les lignes brisées d’un dédale où descendre. Là brille un autre soleil, « celui d’en bas. Le soleil d’en dessous » écrit Bernard Noël. C’est dans cette terre là que l’écriture fouille. Là est son chantier. C’est là qu’elle invente chemins et lieux tels qu’ « apparaisse là ce qui n’a jamais existé ailleurs et n’existera jamais autrement. »

« Rentrer dans l’oublié », c’est affronter l’inconnu, cela qui en nous est « lié au plus vif ». De l’oubli, Bernard Noël écrit qu’  « il est la vie même ». La vie et son désordre. Cela qui ramené au jour et même dérobé, confisqué par sa trop grande lumière, vient déranger ce monde où l’on sait, croit savoir, fait semblant de savoir. Notre monde ! Monde où « le pouvoir est assuré du présent ». Du temps sur lequel il règne en propriétaire, en contrôleur qui à le tourner toujours vers l’avenir, ne le tourne jamais que vers la mort. C’est bien ce qui nous bouleverse dans la lecture de ces textes où « l’écriture est l’expérience de l’oubli ». On y rencontre des mots  qui « sont un regard / ils sortent du noir en cherchant des yeux / ils voudraient voir ce qu’ils disent ». On y entend battre de l’humain en formation. Il y a là des « (textes) qui ne sont pas dans les mots, bien qu’il n’y ait pas de texte sans mots. ». Ce sont les textes que nous aimons. Ils ont toujours un ton. Il ne trompe jamais. Il est celui d’une « écriture poétique » qui nous « mène au plus loin, vers un là-bas qui est aussi ce qui vient ».

 

 

 

 

 

Balise 81 - Walter Benjamin et l'Angelus Novus de Paul Klee

 « L’ange de l’histoire […] a le visage tourné vers le passé… Il voudrait s’attarder,réveiller les morts, walter benjamin,paul klee,angelus novusrassembler ce qui fut détruit. Mais une tempête souffle du paradis […] qui l’entraîne irrésistiblement vers ce futur auquel il tourne le dos. […] Cette tempête, voilà ce que nous appelons le progrès. »

 

Et nous restons là pris dans les vents contraires...

 

 

Turbulence 58 - Revenir au livre...

« Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé ldroit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au coeur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. Où s'était posé le doigt, de Dieu, s'est appuyée la griffe du roi. Monstrueuse superposition. Évêques, pairs et princes, le peuple c'est le souffrant profond qui rit à la surface. Mylords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. Aujourd'hui vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre. Ce qui était pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion. Un craquement, et tout est dit. Il viendra une heure où une convulsion brisera votre oppression, où un rugissement répliquera à vos huées. (...) Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés repoussent, les langues arrachées s'envolent, et deviennent des langues de feu éparses au vent des ténèbres, et hurlent dans l'infini ; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas s'entrouvre, l'ombre demande à devenir lumière, le damné discute l'élu, c'est le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin qui commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu'il y a dans ce rire, dont vous riez ! »

 Victor Hugo, L'Homme qui rit (1869)

 

Michel Ménaché à propos de Benjamin fondane: 2 livres

Benjamin Fondane, poète juif assassiné, a porté vivant sa mort en bandoulière : « La mort était somnolente, oublieuse, / oubliée nappe d’eau enfouie dans l’âme - / et SOUDAIN elle vint, elle coula en moi / comme le lait vivant dans le sein de la femme. » (Ulysse) La mort carnassière et l’errance apatride, comme destin ou comme malédiction : « Tout seul je suis la route humaine. » La métaphore creuse son sillon dans toute l’œuvre poétique, tragiquement interrompue en 1944 : « Juif, naturellement, tu étais juif Ulysse… »  De la mystique juive à la révolte existentielle, suivre Fondane, c’est d’abord se garder des raccourcis à l’emporte pièce, aller au-delà des lectures fragmentaires du poète de « l’expérience du gouffre. » (Publication posthume : Baudelaire et l’expérience du gouffre). Et c’est désormais possible.

Après Le mal des fantômes, ouvrage réunissant l’œuvre poétique écrite en français, préfacé par Henri Meschonnic (éd. Verdier, 2006), les premiers poèmes en roumain, suivis de Le Reniement de Saint-Pierre sont enfin disponibles. Ces textes concernent la période 1917 – 1923.

La Bible est le creuset des premiers thèmes développés par le jeune poète habité par le destin singulier des populations juives depuis la diaspora et les mythes fondateurs. Dans Ultima verba – Le chant de Samson : « dans mon sang bouillonnant, tel un torrent de lave, / jaillissait, suave, / l’impérieuse verve de mon aïeul Adam. » Le poète prête à Samson un lyrisme effervescent, charnel, pour célébrer, avant la mort, sans la nommer, le corps éblouissant de celle qui le livra aux Philistins : « Oh ! / tu as dans le corps le parfum des nefs océanes, / dans tes yeux et, tels la fleur du citronnier, tes cheveux, / dans tes yeux, / ensanglanté, le crépuscule embrase son corail. / Dans ton corps, comme en automne, les bourgeons souverains / ont rompu tant de digues, ont éclaté plus vivants, / comme les grappes rouge sang / du raisin. » Solitude encore, sentiments d’exclusion et d’humiliation, son propre corps perçu comme souillure de la terre, dans Le psaume du lépreux : « Qu’ai-je fait, Seigneur, pour que tu ravages d’abcès / tout mon corps, comme les crapauds de pustules - / en quoi ai-je péché - […] pour que même tes petits enfants me jettent des pierres, / et pour que les vierges aux hanches fermes, / avec effroi détournent leur visage de moi. » Symbolisme sombre ou lumineux dans des monologues intenses, tel celui de Balthasar, ce roi qui veut donner sa fille à Daniel mais s’adresse à un interlocuteur absent : « Les hommes sont-ils devenus des illusions ? / Ou bien mon cerveau engendre-t-il des hommes ? / […] j’en suis venu à converser / avec les ombres ? » Images paradoxales, oxymores insolites, comme dans Le Psaume d’Adam : « Ma terre est encore mouillée de soleil… »

Fondane est Samson révolté, Adam, acceptant le sacrifice d’Abel, Balthasar dans l’obscurité, David amoureux, le lépreux dans sa détresse, etc. Prophétique, il questionne l’Univers, apostrophe Dieu, comment se peut-il que « le plus cruel des fauves, / il le gorge de chair humaine… »

La série des Paysages développe des élans panthéistes comme autant de miroirs intimes, la pluie, l’argile et l’âme en abyme, la solitude en archipel : « Je n’attends que la pluie et personne d’autre à ma porte. » Ou encore, privé des quatre fleuves coulant autour du jardin d’Eden, il les évoque jusqu’au dernier : « L’Euphrate soufflant dans les narines des crocodiles. » Des images somptueuses émaillent les évocations : « Sur les emblavures le maïs roussit / dans la fournaise d’or de la sécheresse. »

Riche de symboles forts, de tournures anaphoriques, lancinantes parfois, cette écriture toute pénétrée de culture biblique n’en est pas moins chargée d’émotions intime, d’angoisses existentielles vécues à travers les voix mythiques de l’Ancien Testament. La traduction rend compte de ces connotations mystiques en fusion avec la tonalité charnelle des poèmes. Toutefois était-il nécessaire d’imposer la rime dans la version en français de quelques uns des poèmes de facture plus traditionnelle. Cela aboutit parfois à des choix artificiels ou pour le moins contestables : « les arbres… oblongs » pour rimer avec « étalon » ! ou encore « la démarche monotone » pour rimer avec « automne. »

Les Evangiles puisant dans le même terreau historique et mythologique nourrissent aussi ces premiers écrits de Fondane en roumain. Fondane se réclame alors de l’art pour l’art et prétend composer Le Reniement de Saint-Pierre comme une exégèse, voire un essai d’« éclaircissement sur le symbolisme. » Le triple déni de Pierre d’être un disciple de Jésus l’amène à se comparer à Judas. Si Judas a trahi Jésus pour trente pièces d’argent, Pierre confie : « Moi, je t’ai vendu pour rien. » L’œuvre qui se veut « amorale » est un monologue entrecoupé de dialogues mettant en scène l’apôtre avec des serviteurs, puis Simon, en incluant l’épisode de l’oreille de celui-ci tranchée par Pierre lors de l’arrestation de Jésus et qu’il vient lui réclamer ! S’il veut sauver Pierre, c’est qu’il est convaincu que le miracle de la restitution est possible… Ce qui intéresse ici Fondane est moins le point de vue évangélique que ce qui est en train de basculer à l’intérieur même du judaïsme ébranlé par l’occupation romaine.

Le court essai de Jérôme Thélot : Ou l’irrésignation / Benjamin Fondane (l’inversion des termes du titre constitue une première interrogation en suspens !) présente Fondane, penseur existentiel, insurgé contre la mort, s’inscrivant dans la grande tradition prophétique juive, prenant parti pour Artaud contre Breton, poète avant d’être philosophe, « au plus près de sa fureur, » ami et disciple de Léon Chestov. Le philosophe, Léon Chestov, en effet, guida les lectures du poète, son unique disciple, lit-on parfois, tant le destin de ces deux exilés solitaires fut proche. Jérôme Thélot précise que la « conscience malheureuse » exaltée qui caractérise toute l’œuvre de Benjamin Fondane, est une formule détournée de l’œuvre de Hegel. La condition humaine, telle que la perçoit le poète est « bornée par la mort, vouée à l’impuissance, condamnée à l’insatisfaction du désir et de la volonté, privée de plénitude et de liberté, soustraite à la vérité. » Pensée paradoxale qui vise à se libérer du malheur par la conscience même du malheur. Jérôme Thélot désigne les textes de Fondane comme des « torpilles bricolées de nuit » ou encore, réduit-il sa pensée éruptive à la « forme égarée d’un pénible entêtement, » et sa démarche intellectuelle, « au malheur comme méthode. »  Si de telles affirmations sont pertinentes pour éclairer certaines facettes de l’œuvre, reformuler ainsi une pensée poétique est une gageure, aussi n’est-il pas étonnant qu’on se heurte là aux limites mêmes de l’analyse textuelle et que l’auteur de l’essai s’enlise quelque peu lui-même dans « le piège des postures antithétiques » du poète. En revanche, nous le suivons mieux quand il reconnaît en Fondane « l’héritier le plus juste » de Baudelaire et Rimbaud : « La sollicitude saura voir en particulier dans les coups de bélier du poète contre le mur des évidences, dans ses précipitations tête haute contre le principe de réalité, non pas des équivoques de sa colère ni des butées de son ressentiment, mais les suppliques fragiles – religieuses – et les sanglots d’une prière à la fin bouleversante. » La balance sensible de la prosodie et de l’affectivité mesure mieux dans l’œuvre de Fondane ce que les limites de l’exégèse systémique conduisent à appréhender parfois sur un mode  réducteur, voire écrasant.

Fondane a exploré l’intranquillité permanente, il a ressenti (comme René Char) les limites de l’ascension furieuse du poème : « J’ai voulu être de cœur avec mon temps, de chair avec l’histoire. Pourquoi cette pente me fut-elle refusée ? » Son temps lui a arraché le cœur, l’histoire a réduit sa chair en cendres… Il avait vu très tôt monter la déferlante des périls.

Benjamin Fondane : Poèmes d’autrefois (traduits du roumain par Odile Serre), Ed. Le temps qu’il fait   17 euros

Jérôme Thélot : Ou l’Irrésignation / Benjamin Fondane, Ed. Fissile – Cendrier du voyage    8 euros

Note de lecture paru dans la Revue EUROPE n° 974-975 (juin-juillet 2010)