04/06/2007
Jacques Dupin l'intempestif par Emmanuel Laugier
C'était en et paraissaient coup sur coup chez POL Écart (2000) le nouveau livre du poète Jacques Dupin, et, en un seul volume, la réédition des Mères et De singes et de mouches (2001): l'expérience à laquelle convit Dupin, toute en syncope et en puissance, fait de son auteur l'un des plus importants poètes de la seconde moitié du XXème siècle. (On lira dans la rubrique Entretiens celui qu'il m'a accordé à l'occasion de la parution de Coudrier, toujours chez POL en 2006)
J'ai plaisir à reprendre ainsi l'article que mon ami Emmanuel Laugier avaiit publié à cette occasion dans le N° 35 du Matricule des Anges en juillet/août 2001, l'excellent "mensuel de la littérature contemporaine" de Thierry Guichard à laquelle il collabore depuis l'origine ou à peu près.
La voix de l'auteur est irréversiblement marquée par cette exigence : toujours suspendue à un lointain silence, grave et profonde lorsqu'elle se donne, elle surgit parfois quand on ne l'attend pas. Elle ne se «soucie, selon ce qu'en dit justement le poète Claude Esteban, dirait-on, de pas autre chose que de brusquer celui qui l'écoute, de l'interloquer au moment même où il semble s'approcher de lui et, qui sait, le séduire». Tête rasée de boxeur, arcade saillante et soulevée, massif, Jacques Dupin précise de suite que l'entretien n'est pas son fort, qu'il ne les lit ni ne les écoute jamais. A nous, donc, d'entendre sa voix rapportée…
Être déporté…
Né en 1927, à Privas, Ardèche, Jacques Dupin publie son premier livre en 1950 (Cendrier du voyage, Éd. G. L. M). Pour cette jeune génération, ces années-là sont un désert. Comme l'explique l'auteur dans Éclisse (Spectres familier), d'un côté la poésie de la résistance tient un peu le devant de la scène tout en «sonnant le creux», «de l'autre côté, le reflux des ultimes fleurs harassées du surréalisme, les reliefs d'un festin ancien, les brandons refroidis de la fête…» Ailleurs quelques figures fortes sortent du lot : «Char, retour du maquis, Artaud, retour de Rodez, Michaux émergeant du "lointains intérieurs", Ponge engagé dans son "Partie-pris"». Cependant Cendrier du voyage, préfacé par Char, est remarqué : il ne relève pas «des confidences d'un simple mal d'enfance». Il annonce déjà les tournes crispées et sanguines de Gravir, de L'Embrasure, jusqu'à Dehors (1975) qui fut un véritable choc. Suivront Contumace (1986), Chansons troglodytes (1989), Échancré (1991), Le Grésil (1996), etc., chacun venant comme effacer les précédents : «autre cime, autre gisement». A cela il faut ajouter ceux sur les peintres (Miró, Tàpies, Giacometti, etc.), l'amitié et l'accompagnement de leur travail depuis plus de cinquante ans, l'aventure de la revue L'Éphémère dont il est l'un des fondateurs. Toutefois, Jacques Dupin précisera tôt ce qui le conduit, d'abord par l'impératif intempestif d'un «ignorez-moi passionnément» (L'Embrasure, 1969) : écrire aura été pour lui se donner à rien d'autre qu'une force anonyme qui destitue le sujet et l'ego de son assise. Et plus tard, par exemple dans Écart, il ajoute : «La poésie qui nous chasse, et nous prend la gorge, elle rase plus près, elle blanchit plus noir. Possedée par le signifiant de la langue, pour elle la seule énergie, le dehors rayonnant, la sauvagerie de la vérité». L'expérience poétique de cette œuvre aura toujours eu comme seul horizon ce moment de surgissement par lequel les mots touchent à leur plus profond déséquilibre. Et cela parce que, selon la citation de George Oppen qui ouvre de De singes et de mouches (1983), «un poème n'est pas fait de mots». Un individu-poème se sert seulement des mots, pour faire passer quelque chose qui n'appartient ni aux mots, ni à leur structure, ni à leur sens, ni aux choses mêmes dont le monde est fait : cette table, ce ravin, cette chèvre, image récurrente chez Dupin, qui s'échine à manger la dernière écorce d'un arbre. Ce qui fait un poème, c'est le tissage spécial qu'il entretient entre les mots et tout le monde muet, cette chaise que voici là devant nous par exemple. Entre ces deux dimensions, le poème travaille le tissage d'autres façons de percevoir et de nommer ce qui nous traverse ; quelque soit son origine, quotidienne, abstraite, réaliste ou psychique, etc. Ainsi d'un homme sous le soleil écrasant, par exemple, voici ce que Dupin peut écrire dans Rien encore tout déjà (1990) : «devant le soleil nous comparaissions sans chemise/un soleil chargé de fruits, entre le dénuement/de l'idiot de l'arrière-pays et ce qui surgit/d'un œil vide — un volcan toujours,/une apostasie, loin dehors, près dedans…». C'est à la fois aussi simple que cela, et aussi peu conciliable avec une pensée de l'évidence. Les mots arrachent à toute expérience vécue ce qui, toujours, dans le meilleur des cas, la déborde et la déplace ; et l'auteur de répondre, entre deux longs silences :
— «pour répondre à ce que serait le mouvement de l'écriture, je dirai que c'est pour moi une question d'élucidation du souffle. Ce que nous nommons l'impalpable, dans un poème, est pour moi toujours très dur, pas du tout nébuleux. Il s'agit de laisser l'écriture, qui m'est propre quand même!, venir à la langue qui en sera l'expression, et ceci presque sans moi, comme si j'étais traversé, que l'écriture se servait de moi comme d’un médium. Ce qui m'intéresse, c'est d'aller vers quelque chose qui n'existe pas et qui ne commence à être que dans l'élaboration de l'écriture. Il y a une sorte de consistance qui vient, qui est susceptible de venir à la lumière du fait même que l'on est dans un chantier perpétuel. Ce processus implique un rapport à un magma informe de concrétions mentales et un fonds de langue qui est celui que je puise en moi et dans mon dictionnaire. Écrire n'est que l'émancipation de cette rencontre, comme lorsque deux êtres se rencontrent : ce n'est ni lui ni elle, mais le mouvement qui vient les réunir. Il n'y a pas d'artisanat dans l'écriture. Je ne suis jamais face à ce que je fais comme si j'étais face à un corpus. Un livre s'écrit, s'oublie. Un autre vient, je passe à autre chose. C'est peut-être une grande faiblesse, mais dans tous les cas ça procède chez moi par des saccades, des coups. Je ne reviens pas en arrière, du moins j'essaye de faire que le coup me déporte en avant. J'essaye de parer au plus pressé. On écrit peut-être comme on est. Il n'y a pas de stratégie»
«l'ombre des mères…»
Si l'expérience de Dupin consiste à déporter constamment sa propre mémoire de son lieu d'origine, rien d'étonnant à ce que le livre Les Mères (1986), par son pluriel, destitue de fond en comble l'importance crispée que l'on accorde au lieu de naissance, cette mater archaïque et originelle. S'en distancier ne veut pas pour autant dire qu'il faille nier qu'elles (les mères) aient pu exister. Mais qu'il faut entrer dans le conflit qu'elle réveille en nous : «Noyés sont les mères. Depuis le premier jour. Dans l'argile des tablettes. Dans l'écume du récit. Dans l'oralité de la plaie… Des premiers feux au dernier tison, au dernier mot dérouté…//On ne s'efface pas de la lunule de leurs ongles. Ni de leur froissement modulé. Sans un grand tremblement de soi…». Cette phrase est toute l'amorce de ses «épreuves, exorcismes». La voici, un peu plus loin continuer : «Comme une phrase enciennement frappée. Et qu'il serait interdit de dire à voix haute. L'écho d'un chuchotement de citerne. Une chaîne interrompue d'implosions et de repentirs. Parmi le silence du corps…/Et la compacité d'une voix prisonnière de mes balafres. Un bâillon de sang gluant sur ma bouche…/Il était temps que tout s'éteignît dans la langue. Et que commence le temps. Le cycle pervers. Et cette parousie de laves et de pêrcussions. Hors le livre…».
Tout est là
Tout est là, et faut-il dire autre chose : que Jacques Dupin brûla une croix sur une colline dans son enfance, vit des morts vraiment morts après les bombardements durant la Seconde Guerre mondiale, vécut avec les folles de l'Hospice que dirigeait son père à Privat, qu'il est passé par l'école des Frères, etc… Certes, il y a bien des choses qui éclairent, comme ces femmes folles qui voulaient chacune prendre en lui le fils qu'elles n'auraient plus, et puantes avec ça. Et cet homme, Chapurlat, simple d'esprit, qui deviendra le titre de l'un des poèmes de Dehors (1975). Mais l'éclairage n'apporte rien si on le tient serré dans l'anecdote. C'est d'une charge intensive dont parle avant tout l'auteur lorsqu'il évoque une enfance passée entre la maison familiale et l'enceinte de l'hospice psychiatrique :
— «Les deux mondes, certes antinomiques, que je traversais enfant (la maison et l'hopital) ne furent pas vécus sous le mode de la contradiction dramatique. C'est bien plus tard que j'ai observé des divorces entre eux. Mais dans les situations elles-mêmes, à aucun moment il n'y eut de divorce. Il n'y avait aucune antinomie entre la présence de ma mère, par exemple, et celle de Chapurlat, aucune distinction, aucune souffrance. Je ne veux pas nier que la proximité de la folie a toujours été chez moi présente. Mais je dois préciser qu'elle ne vient pas d'une lutte antinomique entre deux mondes. Á moins que cela ne vienne d'ailleurs, peut-être. Il n'y a pas de drame qui m'ait conduit à écrire. Ce que vous soulevez appelle les raisons pour lesquelles on écrit plutôt que pas. Et ça, c'est une question énorme. Pourquoi on est mal à l'aise dans la société des hommes, par exemple — et bien cette question pose le problème de la compensation. En fait on tente de colmater une fissure, qui est celle de la naissance, ou plutôt de passer son air à l'intérieur de cette fêlure. Entre naissance et mort, il faut faire passer quelque chose. Pourquoi écrire plutôt que l'alcoolisme par exemple, je ne sais pas trop quoi répondre, sinon le fameux mot de Beckett, son «bon qu'à ça». Sauf que lui était très fort. Mais encore. Sa réponse n'apporte rien au fait qu'il écrivait».
«Dédié à ton genou//le gauche/l'illétré».
De singes et de mouches paraît en 1983. Il suit un livre plus serein, Une apparence de soupirail (1981), sorte de rêve éveillé en prose de quelques lignes. Les singes et les mouches continuent, pourrait-on dire, le voyage des esprits, mais c'est à travers l'excavation forcenée des corps, et par tout le vocabulaire qui s'y raccorde, qu'il a lieu : «pantelantes roses bleues/d'un cuisseau de singe/pestilentiel», son «cul couleur lilas», «facette de l'œil de mouche», miroitement vert et glacé de «l'esprit de mouche», etc. Ce livre, l'un des plus violents de Jacques Dupin, est encore une autre épreuve. Répugnance et jouissance s'attirent l'une l'autre mutuellement. Tout semble y être simple : «un voyage avec les singes/une transfusion/de mouches». Si simple qu'il faut descendre «jusqu'à la préhistoire/titubante, et louche», jusqu'à la «cassure d'un ruban/de machine». Jusqu'à, finalement, désécrire l'écriture elle-même. A ce paradoxe Jacques Dupin répondra :
— «Tout ce que j'attends c'est une rupture, une séparation de tout ce qui s'attache au mot «œuvre». C'est-à-dire une intention, un programme de préparatifs, etc. Il faut se désengager de cet attirail, de cette usure des outils habituels. Quand on dit «œuvre», on pense à quelque chose de fini. Ce dont je parle, c'est de l'expérience de l'écriture, expérience qui doit, pour moi, commencer avec le désœuvrement. Parce que c'est dans cette extraction de "l'œuvre"que je retrouve mon aisance et ma liberté. Il s'agit de se détacher de ce qui en même temps s'impose. C'est un travail en vu d'arriver à une forme. (…) Le métier sert à se détruire pour que ce qui doit paraître paraisse. C'est une absence de soi dans une tension de l'esprit. On n'ouvre pas les vannes — on dirige un flux — et on multiplie les obstacles pour que ce flux se densifie, prenne corps».
©Emmanuel Laugier
19:45 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (0)
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