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02/05/2007

Claire Legendre - Le rendez-vous de juillet

medium__MG_4006_copie.jpgClaire Legendre est l'auteur de plusieurs romans, notamment Making-of, (éditions Hors Commerce, 1998) et Viande (Grasset, 1999), Elle a été pensionnaire de la Villa Médicis à Rome et a reçu en 2004 la Bourse jeune Écrivain de La Fondation Hachette Jean-Luc Lagardère. Son dernier livre La Méthode Stanislavski  est paru chez Grasset en 2006 (voir ici même dans la catégorie « Du côté de mes interventions » - Lu7 en septembre 2007)
 
 
 
Tu arriverais par la route, dans une décapotable rouge, avec un jeune type aux cheveux longs ramassé pour la nuit. Tu porterais une robe blanche. Je t’attendrais à l’Hôtel du Commerce, dans ma chambre trois étoiles moi aussi j’aurais emmené mon gigolo, pas encombrant, il ferait un somme entre deux cuites, et moi je serais sortie t’attendre à la terrasse de l’hôtel, avec mes lunettes noires en fumant des cigarettes, me dorer au soleil, boire un Martini Blanc. Sur le dos de la main gauche une petite croix gravée à l’encre noire dans la peau, je survolerais d’un œil las le journal du jour. Il y aurait le soleil et l’air doux de la montagne en été. Les villageois me lanceraient des regards curieux. J’aurais un bracelet de force en cuir noir et des bas résilles blancs, et de gros godillots de soldat, et un vieux cahier relié où noter mes dernières impressions. Dans mon sac un échantillon de chaque drogue pour y goûter rien qu’une fois, et les œuvres complètes de Jim Morrison pour les relire, les psalmodier.    On se retrouverait vers seize heures sur la place du village et tu boirais un jaune ou de la Tequila, et on dirait des conneries et peut-être on emprunterait le chemin de croix jusqu’à la petite chapelle aux ex-voto qui donne sur le vallon. Peut-être aussi qu’on irait voir la secte au bord du lac, celle qui ressemble au village des schtroumfs, mais ils l’ont détruite, maintenant, la secte, ça on ne pouvait pas le prévoir.  Peut-être aussi que je n’aurais pas de gigolo mais que je séduirais un des jeunes serveurs de l’Hôtel du Commerce et qu’il passerait la nuit avec nous. Vers dix-huit ou dix-neuf heures on irait se changer pour l’apéro et puis on mangerait un dîner de reines dans la cour intérieure sous la tonnelle, un dîner aux chandelles avec des tartines d’oignon confit et des ravioles à la truffe et tout un enchaînement de petits plats incroyables et du vin de Bordeaux et des alcools forts pour le dessert. Les clients de l’hôtel nous verraient d’un mauvais œil et on aimerait ça, payer pour avoir le droit de se comporter mal sous les yeux des bourgeois et subvertir leurs privilèges en y goûtant goulûment.    On se ferait porter du champagne dans les chambres et on continuerait à s’enivrer et on ferait l’amour avec nos deux gigolos, et on mettrait de la musique, très fort, et peut-être les gens se plaindraient et on s’en foutrait bien qu’ils se plaignent.    Vers cinq heures du matin on abandonnerait les deux types souls et repus sur leur couche, et on se barrerait dans la décapotable rouge, avec les drogues et la Tequila, et on chanterait à tue-tête sur la route avec Jim Morrison, et on se marrerait terriblement juste avant l’aube. On arrêterait la voiture au Point Sublime, à douze bornes du village. On laisserait la musique allumée, le moteur continuerait de tourner et on courrait vers la falaise et tout au bord on goûterait les acides, la coke, le LSD, et on s’écrirait sur la poitrine nos slogans morrisonniens et puis le jour commencerait à poindre et je te prendrais la main et on s’avancerait toutes les deux jusqu’au bord et on regarderait en bas et on serait très heureuses au moment de sauter. Quelques heures plus tard des touristes effarés apercevraient nos corps fracassés sur les rochers. Ce serait le 3 juillet 2007. 


      Lisa et moi, on avait tout prévu. A treize ans, on avait tout prévu. On avait repéré les lieux. On avait pris des photos. On avait choisi les textes et la musique et les costumes. On avait choisi de mettre cette pression là sur nos vies pour qu’elles soient plus vivantes. On avait gravé une petite croix noire au stylo plume sur le dos de nos mains, on s’était maquillées comme pour une messe noire, on avait pris rendez-vous. Mourir toi à vingt-sept ans, moi vingt-huit, pour insuffler du sens, de la densité aux quatorze petites années qu’il nous restait. Le projet était clair, bien ficelé, irrévocable.    C’est moi qui ai décidé, à quinze ans, de ne plus voir Lisa, et d’envoyer au diable notre plus beau projet. L’idée pourtant ne s’est jamais complètement décollée : elle colle encore, quand on me parle d’avenir, d’enfants et de projection dans le temps. Cette année j’ai eu vingt-sept ans et depuis je regarde venir ce jour avec appétit et anxiété. Je regarde les combats à mener, comme à bout de souffle, comme en fin de vie, avec ce détachement suspect que j’attribue au rendez-vous qui s’approche et qu’il va falloir affronter.    Il y a bien longtemps que je ne porte plus de résilles blanches et mon bracelet de force est rangé dans un tiroir avec les souvenirs de mon adolescence. Je ne bois que très rarement de la Tequila. Je n’ai aucun goût pour les drogues, ni pour les gigolos. Pourtant quelque chose persiste du charme de ce projet. Peut-être seulement sa philosophie qui réclamait que l’on fasse tout, tout de suite, parce que le temps nous était compté. Il m’en reste si peu, du temps, qu’il n’y a plus grand-chose à faire. Je n’irai pas à Castellane le 3 juillet 2007, ou peut-être juste pour voir, avec mon amoureux, juste pour voir ce qui s’y passe. Juste pour frémir et passer le cap. Attendre la fin du cycle. Voir si le 4 juillet 2007, au matin, je serai adulte ou morte, si j’aurai trahi l’adolescente ambitieuse que j’étais, ou si j’aurai appris à chérir tendrement ses idéaux naïfs. Voir si le 4 juillet 2007 d’autres projets fous remplaceront celui-là. Voir s’ils seront à la hauteur. Ou me convaincre que je n’ai pas fait encore la moitié des choses que je m’étais promis de faire, et me consentir une rallonge.  

 
© Claire Legendre

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